Quel est le lien entre santé et spiritualité ? En quoi la spiritualité est-elle l'accomplissement, et en même temps le dépassement du désir de santé ? Les yogis considèrent l'expérience de l'être comme un bien suprême. Peut-on avoir à la fois l'expérience du bien-être et l'expérience de l'être comme un bien ?
Pour clarifier ces questions,
il me semble important de distinguer d'emblée deux plans: celui
du relatif et celui de l'absolu. Du point de vue relatif, il est normal
de faire ce qu'il faut pour se soigner et avoir la meilleure santé
possible. Du point de vue de l'absolu, la paire d'opposés santé-
maladie est transcendée et tout ce qui nous arrive est bien. Quand
on a essayé toutes les thérapies, qu'elles ont toutes échoué
et qu'on souffre, que nous reste-t-il, si ce n'est méditer pour
pouvoir accepter notre état tel qu'il est ? Que nous reste-t-il
si ce n'est le spirituel ? En sanscrit, un des termes utilisés pour
maladie est viadhi, mot qui exprime la perturbation, la dispersion. C'est
juste l'opposé du but du yoga, le samadhi, mot qui exprime l'égalité,
le rassemblement. L'égalité d'humeur pourra-t-elle jamais
supprimer la souffrance ? Oui, si l'on prend soin de distinguer, comme
le fait la médecine, souffrance et douleur. La douleur est le phénomène
physique objectif; c'est une loi du corps peu susceptible de disparaître.
La souffrance correspond à tous les ajouts subjectifs, mentaux,
dont nous enveloppons la douleur. A ce titre, cette souffrance est susceptible
d'être éliminée par un travail intérieur bien
conduit.
Equilibre et transcendance
Cet état d'équilibre (dosha samyama) qu'est la santé est favorisé par le retour à soi, par la concentration qu'on appelle samyama et qui est pleinement développée dans les stades supérieurs du yoga. Le mental oscille sans cesse entre des paires d'opposés (dvandva-s), le plaisir et la douleur, le chaud et le froid et pour ce qui nous intéresse, la santé et la souffrance. Dans un premier mouvement, on souhaite le plaisir sans fin, la santé sans fin; mais le seul fait de souhaiter montre qu'on a peur de l'inverse, c'est-à- dire de la douleur, de la souffrance. Le travail intérieur permet d'aller au-delà de ces paires d'opposés. Le but n'est pas d'arriver à une béance morose, mais à une vacuité teintée de félicité, laissant sa place à l'autre tel qu'il est indépendamment de nos projections et de nos négativités. Ceux qui se lancent dans l'exploration de leur propre esprit s'aperçoivent peu à peu de la quantité de négativité qui y est contenue. Pour eux, une forme ou une autre de pensée positive est importante. Elle permet un nettoyage, une purification du mental; mais il en va de la pensée positive comme des autres pratiques d'une technique quelconque de bien-être: I'effet dure quelque temps, puis disparaît. C'était en fait le reproche qu'on faisait en Inde à ceux qui pensaient qu'on pouvait atteindre le salut définitif par des actions méritoires: en accumulant des bonnes actions, des rituels ou des sacrifices dans le but d'en tirer des bénéfices dans ce monde ou dans l'au-delà, on obtient effectivement ces bénéfices, mais ils ne durent pas. On est libéré pendant quelque temps, puis on retombe dans les liens. Il n'y a qu'une véritable compréhension qui puisse faire sortir de ce cercle, une connaissance authentique (jnana) qui puisse mener à la libération (moksha) définitive.Une autre limite de la pensée positive, une autre raison de dépasser les paires d'opposés est facile à comprendre: si le positif sur lequel on s'est concentré ne se réalise pas, il faut avoir un autre niveau de référence, plus large, pour pouvoir intégrer cet échec. Il faut pouvoir se reposer sur une conscience qui soit au-delà du positif et du négatif au sens étroit du terme. La course à la santé à travers la consommation de médicaments et de techniques de bien-être reste du domaine de l'effort. Le cheminement spirituel, malgré la discipline qu'il nécessite, nous mène aux portes du non-effort, qu'on l'interprète comme prise de conscience immédiate du Réel, ou bien grâce divine surabondante. La santé est facilement commercialisable, car elle dépend du corporel, du matériel, du quantitatif; la sagesse dans son essence ne l'est pas, car il s'agit d'une expérience du sujet, purement qualitative. C'est peut-être pour cela qu'on parle en général plus de santé que de sagesse... Il y a une différence entre ceux qui disent que la conscience peut se développer indéfiniment, au point de transformer le corps et de le préparer à l'immortalité, et ceux qui disent, comme dans le Védanta, que l'Esprit a toujours été, sera toujours, qu'on peut l'expérimenter sous forme de conscience-bonheur, et qu'il n'y a donc pas lieu de s'accrocher désespérément à un corps qui finira de toute façon par s'en aller. Cela dit, dans les deux cas, I'aspirant spirituel se doit de développer en pratique sa propre conscience, c'est là le point essentiel. Je me souviens d'un yogui que j'ai rencontré près de Bénarès. Il était relié par sa lignée directement à Ramakrisna. Il souffrait d'une maladie grave qui faisait que ses os se fracturaient spontanément; il en est mort trois ans plus tard, à un âge assez avancé. En tant que psychiatre, j'étais très intéressé de combattre ses pratiques de yoga mental pour faire passer la douleur. Sur un ton amusé, il m'a dit qu'il n'en avait pas; toute l'énergie qui lui restait, il l'utilisait pour s'unir à un plan de conscience supérieur, à rester disponible pour l'expérience de moksha, la libération.
Quand quelqu'un est stressé de manière continue (personnalité de type A dans le langage de la psychosomatique), sa respiration est rapide et il meurt jeune d'accident cardiovasculaire. C'est peut-être pour cela qu'en Inde, on dit que ce ne sont pas les années de l'homme qui sont comptées, mais le nombre de ses respirations: une respiration tranquille, signe d'un état d'esprit tranquille, est un facteur de longévité. On peut tenter de multiples thérapies, mais que reste-t-il quand on les a toutes essayées, qu'aucune d'entre elles n'a été efficace et qu'on souffre toujours ? Il reste la méditation, qui nous aide à accepter ce qui est sans "en rajouter", sans surimposer de la souffrance mentale à une douleur physique de départ. Celui qui sait méditer peut diriger sa propre énergie (prana) dans les parties ou les points du corps qui en ont besoin; il se rééquilibre constamment, se fait une sorte d'auto-acupuncture, et ainsi, prévient l'apparition des maladies jusqu'à un certain point avant qu'elles ne se matérialisent sous forme physique.Il apprend aussi à éveiller et diriger son énergie fondamentale vers les parties supérieures du corps-esprit, ce qui correspond aux çakras du c?ur et de la tête dans le yoga. L'absolu est partout, et, de ce point de vue, il n'est pas question de montée et de descente d'énergie, mais du point de vue relatif et pour ceux qui sont étroitement liés à leur conscience corporelle, cette capacité de diriger l'énergie dans les zones souhaitées est des plus importantes pour une évolution intérieure réelle. On assimile trop souvent la spiritualité à une sorte de mélange d'émotionnel et d'intellectuel; on pourrait situer ces deux pôles sur un plan horizontal, comme la barre transversale de la croix: mais la véritable énergie évolutive suit l'axe vertical, elle monte directement du physique vers le spirituel, comme la Kundalini monte, le long de la colonne vertébrale, du bassin vers la tête.
Il est évidemment très difficile pour un chercheur spirituel d'atteindre le niveau de Ramana Maharshi qui pouvait dire: " Il y a une douleur, mais elle est pour ce corps, elle n'est pas pour moi." De plus, ce n'est pas le vrai but du yoga de remplacer les médicaments antalgiques ou de former des " champions anti-douleur"; mais ce serait déjà bien si la méditation aidait à maintenir une égalité de bonheur intérieur malgré les nombreuses petites misères corporelles qui émaillent l'existence. Quant aux grandes souffrances, ou à l'agonie; nul ne peut dire d'avance comment il y réagira.
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