Ce que l'océan disait aux falaises


par Jacques Vigne


 Introduction

 Il y a deux textes poétiques principaux écrits par Jacques Vigne: les deux sont disponibles sur ce site. Le premier s'intitule 'Ce que le vent disait aux rochers'. Il a été publié comme quatrième et dernière partie du livre collectif 'La vision transpersonnelle' préparé par Michel Random et Hélène Barrère aux éditions Dervy, Paris, I996. Le projet de départ était de présenter un symbole de l'Inde et du Yoga de façon poétique. C'est Shiva et la méditation dans les montagnes qui a été choisi. La forme du texte est traditionnelle. Il s'agit d'un dialogue entre Shiva et son épouse Parvati qui lui pose des questions au sommet du Mont Kailash, leur résidence en Himalaya et l'objet du pèlerinage le plus prestigieux de l'hindouisme qui se trouve en fait au Tibet pas trés loin de l'actuelle frontière de l'Inde et du Népal. Les réponses de Shiva permettent de mieux comprendre le sens du yoga et de l'expérience intérieure à travers les principaux symboles qui lui sont associés : le taureau Nandi, la maîtrise qu'a Shiva des serpents, sa dance Tandava de destruction, etc...

'Ce que l'océan disait aux falaises' est le second volet de l'oeuvre poétique de Jacques Vigne. Il s'agit d'un récit initiatique qui se passe en bord de mer. Une jeune fille y rencontre un ermite et aimerait se mettre à son école, mais celui-ci lui explique qu'il faut d'abord qu'elle ait une certaine expérience du monde. Il lui donne le pouvoir de comprendre le langage des poissons; elle va donc les interroger, et à travers eux comprend les difficultés et obstacles principaux de la société des humains. Elle rencontre douze poissons, le dernier étant leur prince, le Dauphin. Celui-ci propose au peuple des poissons de partir voir leur reine, la Mère de la mer, et leur donne un enseignement pour ce grand Périple. Il s'agit de l'aspect féminin de la divinité qui pénètre ce récit, avec une place faite à la dévotion. Cela constitue un second volet après 'Ce que le vent disait aux rochers' qui représente l'aspect masculin du divin, la montagne et la voie de la Connaisssance. Les vastes vues qu'on a des sommets évoquent la Connaissance, tandis que la répétition des vagues qui se brisent sur une plage symbolisent le bercement de la prière de dévotion. L'ensemble du récit montre l'évolution d'une adolescente vers la maturité spirituelle, puis la sagesse non duelle. La partie avec les poissons est souvent humoristique, la partie qui suit représente l'enseignement de l'ermite à la jeune fille qui revient de son périple. Elle est naturellement plus grave, culminant dans le témoignage d'une état non-duel et la transmission complète du pouvoir intérieur de l'ermite à la jeune fille qui à ce moment-là avait mûri en une jeune femme. Il y a une influence de la littérature soufie dans l'utilisation de l'humour et de chants mystiques pour communiquer un savoir spirituel. La littérature tibétaine aussi sait utiliser les chants mystiques, comme par exemple dans les fameux 'Cent mille Chants' de Milarépa.

Le style de ces récits est 'satvique' on dirait en Inde, c'est à dire que la pureté et la lumière sont au premier plan. Certes, l'expression de souffrances et de violence dans la littérature peut avoir des effets cathartiques, mais pour des écrivains qui méditent comme Jacques Vigne, la catharsis se fait dans leur pratique et ils ont beaucoup moins besoin de l'écriture pour cela. Par contre, il n'y a pas tant que cela dans la littérature moderne de récits qui mettent en avant la pureté, l'expérience de méditation et de solitude au contact de la nature et la relation de maître à disciple dans son aspect le plus noble. Tous ces thèmes ne sont guère commerciaux, l'intérêt de l'Internet est de pouvoir malgré tout mettre des textes qui en parlent à la portée du public intéressé qui existe, même s'il est plutôt dispersé géographiquement. Souvent, on trouve plutôt du négativisme et le culte du laid dans la production moderne. Le style des textes et des chants a une touche classique, voir ancienne. C'est celui qui est venu spontanément pour parler de sujets spirituels et de questions qui transcendent le temps. Pour Jacques Vigne, la tendance au négativisme de la société est reliée à la quête de sens frustrée de la jeunesse actuelle, où rien ne semble motiver un réel dépassement de soi-même. D'où toutes les conséquences qu'on connaît, depuis la tendance grandissante aux toxicomanies sous toutes les formes jusqu'au suicide des adolescents. La France a dans ce domaine un des plus forts taux du monde. Jacques Vigne s'est occupé de ces problèmes quand il excerçait comme psychiatre à Paris, mais maintenant qu'il vit en Inde, il propose une sorte de prévention fondamentale de ce genre de maladie de société en offrant des textes chargés de sens.

Il a écrit ces deux textes à Kankhal (Hardwar) sur les bords du Gange, à l'endroit où celui-ci sort de l'Himalaya. C'est un centre de pèlerinage dédié à Shiva. Il partage maintenant son temps entre ce village et un ermitage en pleine nature plus haut dans l'Himalaya, en face du pic de Nanda Devi qui domine cettte partie de l'Inde à presque 8000 mètres d'altitude. Il ne revient que rarement en France, et ne travaille plus sur de grands projets de livres pour pouvoir plus intensément plonger dans la retraite et la méditation.

 

 Première partie

 De la falaise à la forêt

 Le silence dans lequel elle venait de rentrer surprit la jeune fille. Elle avait marché longtemps en suivant les plages et en traversant la lande avant d'arriver aux falaises: elle avait emprunté un sentier quelque peu risqué et était allée s'asseoir dans une sorte d'abri de la paroi qui donnait à pic sur l'océan; c'était un endroit plus tranquille parce qu'un peu protégé du vent. Elle s'aperçut qu'elle était toute proche d'un nid de mouettes. Celles-ci, au début effrayées, revinrent finalement se poser là où elles étaient. Les oiseaux sentaient qu'ils n'avaient rien à craindre de cette jeune fille qui était belle, d'autant plus belle qu'elle ne le savait pas. La fatigue de la marche, le poids du soleil, la vigueur de l'air marin avait mis la promeneuse dans une sorte d'état d'ivresse. Midi, le grand Midi était en surplomb. Il y avait maintenant deux soleils, et celui qui se reflétait sur la mer n'était pas le moins aveuglant. Son mirage à elle, c'était de croire que dans le lointain, là où il n'y avait que de l'eau, se trouvait un désert aux couleurs éclatantes: une illusion inversée, l'illusion dans l'illusion.

Les soucis de la vie, les questions non résolues, le mensonge du monde, peut-être bien le mal d'amour aussi, s'emparèrent d'elle avec une acuité inaccoutumée. Un instant, une idée fugitive, mais forte comme un vertige la saisit: 'Et si j'en finissais là? Et si je me laissais glisser sur la roche lisse pour m'offrir sans retour à cette mer qui tout accueille? A quoi bon souffrir? Pourquoi ne pas s'accorder du même coup la jouissance du néant et le plaisir d'attirer l'attention de ceux qui auraient dû vous aimer en s'en allant, à défaut d'avoir su l'attirer en restant?' Puis, à force de fixer l'horizon si aveuglant ce jour-là, elle tomba dans une sorte de de demi-sommeil, d'absorption. La masse lumineuse qu'elle avait devant elle prit progressivement forme, et une silhouette féminine s'en dégagea. Le cri des mouettes, le fracas rythmique du ressac loin en dessous, le son de la brise jouant doucement dans les creux de la falaise se fondirent en une seule masse sonore, et de cette masse une voix se dégagea:

"Aies confiance, c'est pour te protéger que je suis là. Tu es venue pour demander quelque chose à la mer, et elle te répond. Quand tu sortiras de ton sommeil, tu seras transformée, tu naîtras à de nouvelles perceptions. Tu comprendras le langage des oiseaux et des poissons, ainsi que les signes silencieux de la nature. Je t'enverrai aussi des amis qui t'aideront; mais tu auras à explorer par toi-même, à interroger par toi-même, à interroger beaucoup, à observer, à sentir et tirer tes propres conclusions; mais aies confiance, nous nous retrouverons plus tard. Tous ceux et toutes celles qui viennent ici pour faire leurs demandes à la mer, je les considère comme mes fils et mes filles.

Je suis la Mère de la mer, Et je suis leur mère aussi."

 

Coquilles ou coquillages?

Lorsqu'elle se réveilla, la jeune fille n'était plus la même. C'était comme si elle avait de nouvelles oreilles, et des yeux neufs. La mouette lui semblait plus blanche, la falaise plus verticale et la mer plus horizontale. Elle se promit de ne jamais oublier ce que le vent disait aux falaises, et de ne jamais laisser s'effacer ces paroles qu'elles commençait tout juste à percevoir. Ses yeux encore paresseux se laissèrent absorber par une petite fleur, juste en face d'elle, qu'elle n'avait pas remarquée auparavant. Après être longtemps restée immergée, le regard fixe, dans un calme complet, elle désira dire un peu de cet instant sans retour, et quelques mots s'élevèrent de son esprit apaisé:

Elle s'étira, se mit en route et descendit vers les plages. Elle commença à longer la mer. Son regard errait, distrait, sur les restes de coquillages qui parsemaient la grève, elle en ramassa même un pour s'en faire un ornement. Soudain, un éclair la traversa et elle entrevit la vérité: elle fut alors saisie d'une colère sacrée, se mettant à invectiver les coquillages:

 Vous, coquillages qui n'êtes plus que coquilles,

Qu'avez-vous fait pour vous vider à ce point de toute vie, de toute substance?

Qu'avez-vous donc fait de votre intérieur, de cette tendre chair qui pouvait adoucir même l'eau saumâtre?

 

Vous, coquillages qui n'êtes plus que coquilles,

Hypocrites, pourquoi entretenez-vous cette apparence de vie alors qu'au-dedans, vous n'êtes que béance totale où la vague monotone et le vent du large résonnent indéfiniment? Qu'avez-vous donc fait pour empêcher votre propre sclérose, votre absolue calcification? Qu'avez-vous fait en faveur de la vie?

 

Vous, coquillages qui n'êtes plus que coquilles

Toutes creuses, toutes évidées,

Vous, couteaux qui ne coupez rien et pourtant êtes tout du long coupés, bigorneaux ébréchés, praires ouvertes, oursins hirsutes, qu'avez-vous fait pour vivre?

Et vous, huîtres au nacre aussi dénudé qu'inutile, qu'avez-vous fait pour être fidèles au rocher qui vous soutenait? Dites-moi surtout, qu'avez vous fait pour conserver la perle?

Oui, dites-moi, pour conserver la perle?

 

Et vous, coquillages torsadés, qu'avez-vous fait pour vous laisser soulever par ce bel élan de la spirale que dame Nature vous a légué à l'aube des temps?

Des coquilles vides, aucune réponse ne vint.

 

L'enfant qui ne savait pas ce que c'était que la mort.

La jeune fille avait continué son chemin, méditant sur la douleur de cette première découverte des réalités que la Mère de la mer avait éveilllée en elle. Intérieurement, elle se promit de tout faire pour rester pareille au coquillage vivant, pour garder indéfiniment cette merveilleuse capacité de transformer la saumure du dehors en eau douce intérieure, et surtout, elle se promit de protéger la perle, dans son étui de nacre aux mille reflets.

Elle vint à passer devant un petit garçon qui jouait tout seul sur la plage. Il construisait et détruisait des tas de sable, avec un sérieux dans son jeu que seuls les enfants sont capables d'avoir. Il lui jeta un coup d'oeil et lui dit: 'Bonjour, jeune fille aux coquillages!' Elle répondit à son salut et lui demanda:'Que représentent ces tas de sable?'

- Ce sont mes oiseaux, quand il y a un tas, l'oiseau est vivant, quand il n'y en a plus , c'est qu'il est mort.

- Sais-tu ce que c'est que la mort?

L'enfant se mit à réfléchir:

- Au fait, non. Mais pourquoi aurais-je besoin de le savoir, puisque je vis?

- Mais tu sais quand même que tout ce qui est né doit mourir?

- Alors, je suis tranquille, puisque je ne suis pas né!

- Ca alors! Comment peux-tu dire que tu n'es pas né?

- Parce que je ne le sens pas; et puis d'ailleurs, Maman ne m'a jamais dit que j'étais né. Si ta Maman t'a dit que tu es née, elle a dû se tromper.

- Mais alors, qu'étais-tu auparavant?

- J'étais ce que je suis, et ce que je serai. Où est le problème? Demandes-tu à la mer, au sable et aux falaises où ils étaient auparavant? Demandes-tu au souffle du vent d'où il vient, où il va et où il habite?

- Tiens, au fait, où habite-t-il?

- Il habite là où on le laisse entrer...

- Dis-moi, mon garçon, quel est ton nom?

- C'est moi.

- Ce n'est pas une réponse. Qui est 'toi'?

- Moi, c'est moi, que te dire de plus? Quand mon petit frère frappe à la porte et que je demande: 'Qui c'est?' il répond 'moi! moi!' Les grands aussi n'arrêtent pas de dire 'moi! moi!'. Si tout disent cela, il doit bien y avoir quelque chose par dessous. Quel est ce moi sur lequel tous s'appuient si spontanément? Serait-il le même chez tout un chacun? Et pourtant, la brise quand elle souffle, les vagues quand elles s'étalent ne disent pas 'moi! Moi!'... Seraient-elles plus sages, plus libres que les humains? Vous, les grands, vous avez l'art de compliquer les choses simples!

La jeune fille demeura stupéfaite, poussée qu'elle était à l'intérieur par la simplicité des réponses de l'enfant qui ne savait pas ce que c'était que la mort. Elle était partie pour l'enseigner, et voilà qu'elle s'apercevait avoir beaucoup à apprendre de lui. L'enfant avait, en se jouant, entrebaillé la porte d'entrée de sa chambre intérieure, porte jusque là non seulement close, mais aussi cachée par le feuillage des désirs et les ronces de la colère. Perdue dans ses méditations, elle resta longtemps assise sur le sable. Distraitement; elle avait ramassé une coquille d'huître qui gisait là, entre deux algues, et s'était mise à faire jouer la lumuière sur le nacre, tout en continuant à ruminer son passé ainsi que ses amours, si intense et pourtant déjà si lointains. Puis soudain, des paroles vinrent à elle, et elle s'adressa à l'huître en ces termes:

 

L'ermite à la mouette

Elle continua sa marche en suivant la plage déserte. Il lui semblait qu'elle était partie pour avancer ainsi durant une éternité. Longtemps après, elle aperçu assis en haut d'une dune un homme d'âge mûr, à l'aspect assez étrange en ce sens qu'il avait une mouette perchée sur l'épaule. Prise de curiosité, elle s'approcha:

- Dis -moi, comment as-tu apprivoisé cette mouette?

- Elle est venue d'elle même, je ne l'ai pas apprivoisée; par contre, je me suis apprivoisé, moi, et j'ai apprivoisé ma peur. Celui qui n'a vraiment plus peur ne fait plus peur, et les animaux viennent à lui spontanément; comme ils iraient se reposer à l'ombre du chêne par un après-midi d'été. Aimes-tu mon amie la mouette?

- Oui, elle est belle, dans sa robe grise et blanche à la fois...Et toi, dis-moi, d'où viens-tu?

- Je viens de la forêt qui s'étend derrière les dunes, celle que les gens appellent la forêt de l'Etoile. Je suis l'ermite de la grotte des Quatre-Vents, qui se trouve sur les flancs d'une colline d'où l'on peut voir la mer....mais dis-moi, je crois deviner à la lumière de ton visage que tu l'as rencontrée.

- Vous voulez dire la Mère de la mer ?

- Qui veux-tu que ce soit d'autre?

- Effectivement, je l'ai rencontrée: elle m'a assurée de sa protection, et m'a donné le pouvoir de comprendre le langage des poissons et des oiseaux.

- Tu en as de la chance!

- Mais je me demande toujours pourquoi les coquillages si tendres au dedans finissent par devenir des coquilles vides de toute vie. Pourquoi cette mort partout?

- C'est une question difficile. Pourquoi ne demandes-tu pas, comme les autres jeunes filles, ma bénédiction pour trouver un bon mari, ou pour avoir de beaux enfants?

- Ne dévie pas ma question!

- Je ne la dévie pas, mais pour te préparer à recevoir ce que je veux te dire, il faut que tu te rendes compte par toi-même de ce qu'est le monde. Va, monte dans la barque de la vie, pars en mer et là, ne te contente pas d'admirer la surface, ne te laisse pas hypnotiser par la floraison éphémère des bulles, par les jeux sans fin de l'écume et du vent. Interroge les poissons que tu vois passer, puisque maintenant tu connais leur langage. Pose des questions à tous ceux qui remontent avant qu'ils ne soient à nouveau engloutis par les profondeurs. Demande-leur l'un après l'autre comment ça se passe là dessous. Fais-toi une idée exacte de ces mondes sous-marins, de tout ce qui y grouille et s'y débat, et de quels sont leurs souffrances; ont-ils le dynamisme nécessaire pour les résoudre? Sont-ils éteints et figés, ou pensent-ils pouvoir encore partir? Et puis, viens me raconter.

Il y a tant de choses que tu ignores sous notre ciel! Songe à l'abeille: en combien d'endroits ne doit-elle pas butiner pour parvenir, un jour, à élaborer la fleur de miel! Ne reste pas comme la dame des contes de fée, figée par un sort en son château de verre. Vas dans le vent, vas de l'avant! Garde l'esprit modeste et joyeux. Parle peu, écoute beaucoup. Tu rencontreras de nombreux 'bergers'. La plupart ne valent guère mieux que leurs moutons. Tu n'as pas besoin de perdre ton temps à les suivre, ils te compliqueraient plutôt la vie. La fille de la lionne peut-elle passer longtemps inaperçue dans leur troupeau bêlant? Dans les temps anciens, l'ambiance était plus spirituelle, on pouvait parler aux gens à propos du langage des oiseaux. Mais maintenant, l'air même est lourd, comme épais et poisseux de matière. Vas donc étudier les poissons, ceux qui vivent au-dessous de l'altitude zéro, et ce sera suffisant pour que tu comprennnes bien des chose sur notre monde. Les ères changent, à toi de t'adapter; donne à boire à ceux qui ont soif, et à manger à ceux qui ont faim. Quand tu seras sur ton voilier, considère que toute vague est une artère qui bat: elle est reliée au coeur de l'océan. Pénètre ce coeur.

Mais auparavant, m'accompagneras-tu au pied de la colline? Là, dans un creux à l'ombre des Trois Chênes, cachée par l'herbe haute et le feuillage qui tremble, se trouve la fontaine de Souvenance. Mis à part les ermites, peu de gens la connaissent. Viens boire de son eau, viens t'asseoir un moment sur sa margelle fragile. C'est un lieu propice pour le Grand départ. Grâce à la vertu de son eau, tu ne dévieras pas du but ultime de ton périple.

Ils quittèrent la plage et marchèrent longtemps dans la forêt, d'abord sur les chemins, puis sur des sentiers, puis enfin en dehors de toute trace du passage des hommes. Une fois qu'ils furent arrivés à la fontaine, l'ermite soudain grave prit une sorte de timbale de pierre et puisa de l'eau qu'il tendit à la jeune fille: celle-ci but. Le visage du viel homme s'éclaira et il se mit à chanter ainsi:

 

L'hymne à la fontaine de Souvenance.

 

Le gardien du phare de la Maldieu

Après avoir chanté cette hymne des sept Souvenances, l'ermite retourna à la plage en compagnie de la jeune fille. Ils la longèrent pour se diriger vers le petit port et préparer le voyage en mer. Ils croisèrent en chemin un homme triste, qui marchait à petits pas sur la grève désolèe. Ils lièrent conversation.

- D'où venez-vous? demandèrent-ils.

- Du cap de la Maldieu. C'est la pointe là-bas, au fond, qui ferme la baie des Trépassés. Et vous, d'où venez-vous?' L'ermite répondit:

- La jeune fille est de passage; quant à moi, j'habite à la grotte des Quatre-vents.

- Ah! C'est donc vous, l'ermite, celui que les gens surnomment 'l'Enchanteur de la grotte des Quatre-vents'! Cela faisait longtemps que je pensais à vous. Même si nous sommes un peu éloignés, nous restons quand même voisins. Après tout, il n'y a pas tant de personnes à vivre dans cette contrée du bout du monde. Dites-moi, comment faites vous pour tenir dans la solitude, depuis si longtemps que vous vivez là?

- L'oiseau de mon âme s'est paisiblement posé sur la margelle du coeur. Là, il y boit l'eau de Souvenance. Heureux, je le suis, tout simplement. De loin, j'observe le monde que j'ai quitté, ses haines et ses amours, ses affaires et ses passions quand cela me repasse par l'esprit. Chaque matin, je commence par prier pour ceux qui vivent là-bas, afin que s'éveille en eux une plus grande conscience, et je souris. Je ne fais de mal à personne, pas même à une mouche, ni à moi non plus.

- Ca se voit que vous n'avez pas eu de problèmes dans votre vie comme j'en ai eu: ma première femme est morte, ma seconde est partie avec un autre et ma troisème m'oblige à venir travailler dans ce coin perdu pour gagner plus d'argent. En fait, je ne me fait pas d'illusions, j'ai vu clair dans son jeu: elle ne veut plus de moi parce que je bois. Pouvez-vous faire qu'elle accepte mon retour à la maison? Vous devez bien connaître un peu de magie.

- La vraie magie, c'est celle qui évoque directement cet état où il n'y plus d'allers ni de retours. Cherchez l'Unité.

- J'ai du mal à vous suivre... Et puis, il y a ce fils aîné qui ne fait rien de bon alors qu'il devrait travailler et contribuer à soutenir la famille. C'est bien beau quand vous suggérez de n'en vouloir à personne, mais moi, j'ai mes raisons pour en vouloir à bon nombre de gens, et même certains, j'aurais mes raisons pour les finir.

- Penser à tuer les autres, c'est déjà un peu se tuer soi-même.

- Vous, les ermites, vous êtes des pacifistes. Vous manquez d'agresivité mâle. Après tout, il n'y a pas de mal à être un mâle, non?

- Vous semblez plutôt être un enfant perdu qu'un mâle!

- Allez, je sens qu'il est temps que je m'en aille. Sinon, vous allez peut-être me demander d'arrêter de boire, et je peux écouter tous les saints conseils, sauf celui-là. 'In vino, deitas' comme disait l'autre! Que ce soit le mot de la fin. Bye bye, monsieur l'ermite, et à vous aussi, jolie demoiselle que peut-être je ne reverrai jamais plus.

 

Pour suivre les conseils de l'ermite, elle décida de louer un bateau, de partir en haute mer et de s'y mettre à l'écoute des poissons. Elle était fascinée par ces Douze poissons qu'avait évoqués le solitaire: quel pouvait bien être leur enseignement? Pourtant, elle sentait déjà que ce qu'elle pourrait apprendre des créatures sous-marines ne la satisferait pas pleinement. Elle avait par contre perçu dans l'ermite, dans sa présence même une saveur d'illimité qui l'intriguait. Son mélange de gravité et de légèreté lui avait donné le goût d'une autre manière d'être aussi subtile qu'inoubliable. Elle savait dès maintenant, à l'évidence, qu'elle reviendrait auprès de lui. Elle désirait réellement percer le secret de ce bonheur mystérieux qui lui paraissait si éloigné de ses souffrances actuelles, et pourtant plus intime à elle-même qu'elle même: il lui semblait l'avoir ressenti depuis toujours. Peut-être était-ce un souvenir d'une rencontre très ancienne qui revenait...

 

Deuxième partie

 En voilier

 Rêves de haute mer

Une journée fut nécessaire aux préparatifs du voyage de la jeune fille. Elle donna au petit voilier qu'elle venait d'acquérir pour aller visiter les poissons un nom bien joli, même s'il était un peu étrange; mais qui empêchera des idées étranges de traverser la tête des jeunes filles? Il avait une coque pareille à la conque de l'oreille, et elle le baptisa 'Belle écoute'. En fin d'après-midi, la marée étant favorable, elle se rendit avec l'ermite à la jetée. Elle monta sur le voilier d'un air décidé et sans autre forme de procès largua les amarres. Lui resta longtemps, debout à l'extrémité de la jetée, à suivre des yeux l'esquif qui filait au large dans le crépuscule. La mouette fit plusieurs fois l'aller-retour entre l'épaule de l'ermite et le pont du voilier. Finalement, elle resta sur le bateau et se fondit avec lui dans la nuit qui semblait sourdre de l'océan.

Le temps était clair, et le vent porteur. La jeune fille songeait en tenant la barre. Son esprit aussi était parti en voyage, de grève en rêve et de rêve en grêve, vers des rivages autres et qui n'ont pas de fin. Parfois, elle se réveillait un peu et se demandait en s'étirant: 'La sève du rêve est-elle la même que la sève de l'être?' puis son esprit replongeait dans une masse de conscience dense comme le sel. D'autre fois, venant de très haut, d'au delà des étoiles, il lui semblait percevoir la pulsation sourde et rythmée du coeur de l'univers. Elle resta longtemps dans cet état d'avant le rêve, sur ce rivage de la conscience où la plage du moi descend doucement dans l'océan du Soi.

Il lui arriva aussi de se sentir intensément vivante, comme la chair d'un coquillage à l'intérieur de la coque vide du bateau: et de fait, seule en haute mer, était-elle beaucoup plus qu'un coquillage perdu dans l'immensité sans lune? A certains moments, dans son demi-rêve, elle avait l'impression de s'agrandir tant et tant qu'il lui semblait que sa chemise était brodée d'étoiles. Elle se demandait aussi pourquoi elle était la seule, ici, à jouir d'un spectacle si beau. Une petite voix répondit en elle: 'Parce que tu es la seule à l'avoir voulu!' A d'autres moments, elle fixait longuement la Croix du Sud proche de l'horizon et son esprit se mettait à errer dans les champs du futur, à longer les presqu'îles du possible.

La demi-sphère du firmament qui s'unissait à la coupe du fond de l'océan semblait former un oeuf unique, l'oeuf du monde. Elle n'était qu'un oiseau si petit dans cet oeuf si grand. Et pourtant, cela ne l'empêchait pas de désirer par moment percer la coquille de l'univers: pourrait-elle enfin découvrir quel était ce grand Oiseau là-haut qui était en train de le couver? Soudain, elle se réveilla le coeur battant, anxieuse: que faisait-elle là, si loin de sa famille et de ses parents? Elle resta ainsi pendant quelque temps, puis enfin une chaude certitude monta doucement dans son coeur: l'océan n'était-il pas son père, et sa mère la nuit?

 

La baleine obèse, et qui en souffrait

Au petit matin, la jeune fille au coquillage fut tirée de sa somnolence par un choc violent. Le voilier venait de heurter le dos d'une baleine, et avait manqué de chavirer. 'L'ermite m'avait prédit que je renconterais des poissons, songea la jeune fille, mais je ne pensais pas que le premier sur mon chemin serait si gros et risquerait de me faire sombrer corps et biens. Enfin, mieux vaut en rire qu'en pleurer! A tout prendre, il est meilleur de considérer toute cette faune sous-marine avec le sens de l'humour. C'est le moment d'essayer ma capacité de communiquer avec les animaux.

- Madame Baleine, m'entendez-vous? demanda-t-elle d'une voix pas très rassurée.

- Oui, bien sûr, mon enfant; répondit la baleine d'un ton bonhomme, ou bonne femme, ou bon cétacé si l'on veut.

- Qu'est-ce qui vous interesse dans la vie?

- Le plancton! Jour et nuit je vais droit devant moi et je filtre, je filtre, je filtre.

- Est-ce que vous estimez que vous avez un problème?

- Je n'ai qu'un petit faible, c'est pour les repas bien planctonneux, euh...pardon, bien plantureux. C'est pour cela que je suis un peu...enveloppée, dirons-nous. Les petits poissons rouges se moquent de moi. Ils disent que je ne suis qu'un tube digestif flottant; mais je me soigne...on m'a conseillé de faire un enfant, on m'a dit que ça me changerait de mes obsessions à propos du plancton. Et puis je fais des groupes avec des baleines qui ont le même problème d'obésité. On se met en rond, on se regarde, et rien que de se voir toutes là, ça en guérit certaines -en leur coupant l'appétit. Elles vont dire à la planctonnade.... non, pardon, à la cantonnade qu'elles vont mieux, mais pour moi, ça ne marche pas; je suppose que c'est une maladie génétique que j'ai héritée de ma mère. Un autre problème aussi, c'est que quand il y a du plancton, je suis heureuse, et quand il n'y en a pas, je suis malheureuse. Mais ça, on m'a dit que c'était la vie, qu'on n'y pouvait rien.

- Une dernière question: vous vivez au grand large, dans un paysage si beau...de temps à autre, pensez-vous à regarder le ciel?

- Quelle question bizarre...Vous voyez, avec notre anatomie de cétacés, nos petits yeux plutôt vers le bas, on a du mal à regarder vers le haut. On est plutôt du genre terre à terre, enfin mer à mer... on ne peut pas refaire sa nature. De plus, chez nous, on est orienté plancton, D'ailleurs, y a-t-il du plancton dans le ciel? Non! Bon, alors, soyez logique! Si vous ne redevenez pas réaliste, vous resterez maigrichonne et vous ne serez jamais présentable et intégrée dans notre société de baleines bien pensantes -et bien pesantes! C'est une société qui est fondée, je dois l'avouer, sur un certain goût à la consommation...

 

Un amour de pieuvre

La jeune fille continua sa navigation pendant quelques temps et pénétra pour jetrer l'ancre dans une petite crique. Elle vit une pieuvre s'approcher de la surface.

- 'Dame pieuvre, que faites vous dans la vie?

- Je m'occupe de ma maisonnée, susurra la pieuvre. J'ai de nombreux petiots, il me faut tenir tout cela en main, pardon, en pulpe, et je n'en ai que trop.

- Pourquoi donc? Les petiots voudraient-ils s'en aller, vous fuir?

- Non, surtout pas! Ils sont trop attachés à leur mère et à mon compagnon de vie, le poulpe; mais ce sont les mauvaises fréquentations à l'extérieur qui les attirent, surtout ces petites demoiselles langoustines qui ne valent rien de bon...Aussi, quand je sens qu'on veut me les arracher, je les serre contre moi et j'agis par ruse: j'aveugle les autres poissons avec mon nuage d'encre et je leur dis: 'Je n'y peux rien, c'est l'amour!' Je ne me pose pas autant de problèmes que les Oursinets.

- Qui sont les Oursinets?

C'est un jeune ménage d'oursins qui louent quelque chose chez nous, là-bas, près du récif à deux pointes.

- Puis-je aller les rencontrer?

- Bien sûr, il sont très ouverts.

La jeune fille arriva près du récif:

- Bonjour, Monsieur Oursinet; enchantée, Madame Oursinette: je fais une recherche sur la vie des poissons et des coquillages, leurs aspirations et leurs difficultés. J'ai été étonnée d'apprendre que, bien que mariés depuis un an à peine, vous aviez quelques problèmes dans votre ménage.

Oursinet prit la parole:

- Notre problème, c'est un problème relationnel; il est simple: si on se tient chaud, on se pique; et si on ne se pique pas, on a froid. Et ça dure comme cela depuis que notre espèce a été créée....Je me demande vraiment quel est le mauvais bougre qui a eu l'idée de nous faire cette farce, pas si drôle à long terme. Il y en a qui se serrent si fort qu'ils se piquent et torturent à en mourir, et d'autres qui s'éloignent à une si grande distance qu'ils en périsssent de froid ou de solitude je ne sais. Si je vais un peu seul, Oursinette me dit:'Ne fait pas l'ours!' Et si je m'approche de trop, elle m'attrape en me lançant à la figure: 'Non seulement tu colles, mais en plus tu piques!' Qu'on doive se défendre contre le monde extérieur, ça; c'est entendu, les baigneurs sans gêne qui veulent vous marcher sur les pieds...pardon, sur les pointes, s'en souviennent en général longtemps, et c'est bien fait pour eux! Et nous ne menons pas la vie facile à ceux parmi vous qui se comportent comme des sauvages, je veux dire les oursinovores. Je sais bien que la devise de notre race est:'Qui s'y frotte s'y pique' mais en ménage on pourrait espérer à autre chose, et s'attendre à être un peu traquille; mais comment faire? Est-il possible de de vivre sans se frotter un minimum? Et puis il y a encore autre chose: quand on voit les voisins, le vieux ménage du merlu et de la méduse, on s'aperçoit qu'ils sont plutôt éteints, et nous n'avons pas envie de devenir comme eux. Comment s'en sortir? Je ne vois pas, mais peut-être que le dauphin...

- Oui, j'aimerais bien le rencontrer, il semble être un personnage accompli des mondes sous-marins...mais pour l'instant, est-il possible de visiter le merlu et la méduse qui habitent près d'ici?

- C'est facile; ils habitent dans la même crique, là-bas, dans le trou juste derrière le rocher.

La jeune fille contourna le récif:

- Bonjour Monsieur Merlu. Je ne vous dérange pas? C'est l'heure de la sieste, et à votre âge...

- Non, non au contraire, on aime bien avoir des visites... En fait, on s'ennuie un peu.

- N'avez-vous pas d'amis?

- C'est à dire...Je ne comprends pas bien ce qui m'arrive: moi, je suis sympathique, mais les autres le sont moins. Ils disent que je suis idiot, que je suis un perpétuel éberlué. Quand je sors, les gamins poissons rouges font la ronde autour de moi et me provoquent d'une façon particulièrement insolente, en me faisant des grimaces avec leur petite bouche ronde et en me lançant au visage:'Merlu, t'as la berlue!' Mais moi, je préfère être un huluberlu qui a la berlue plutôt qu'être méchant avec les autres. D'ailleurs, le dauphin m'a dit que j'avais raison.

- Et votre compagne, Madame Méduse, est-elle sociable?

- Oh, elle, pas vraiment. Elle a eu un complexe d'infériorité dans sa jeunesse. Ces insolents de gamins poissons rouges, eux encore, et toute cette friture tout juste bonne à terminer en bouillabaisse, l'ont persécutée encore plus que moi: 'non seulement tu es grosse, gélatineuse, mais en plus tu piques et tu ne sais même pas nager, tu ne sais que flotter; même les pêcheurs ne veulent pas de toi, et ta chair ne vaut rien du kilo!' Vous comprenez, pour une jeune fille méduse hypersensible, ce ne sont pas des choses à dire...Alors, elle est devenue plutôt solitaire. Heureusement, nous nous sommes rencontrés juste après la Seconde Pêche Mondiale qui a fait tant de ravages parmi nous, et nous avons décidé de construire notre vie ensemble. Nous nous soutenons.' Et de fait, ils paraissaient bien faire la paire. A force de vivre côte à côte, ils avaient même acquis une certaine ressemblance: la méduse avait un air éberlué, et le merlu un air médusé. Faits pour s'entendre...

- 'Vous n'avez plus rien à me dire?' demanda gentiment la jeune fille

- Non, pas spécialement

- Bien, je vous souhaite alors une bonne continuation!

Et elle manoeuvra en dehors de la crique. Mais elle croisa avant cet amour de pieuvre qui l'avait prise en affection; d'une voix séductrice, celle-ci lui fit une invitation à rester sous forme d'un petit poème:

Voudriez-vous dans notre crique un peu recluse
Demeurer comme amie quelques temps?
Tout un chacun ici aime et abuse
De nos pulpeux embrassements.
Vous pourriez, avec notre merlu et sa méduse,
Tenir des propos peu fatiguants
Et passer des soirées tardives
Avec les jeunes Oursinets
A parler de complications affectives
Du grand amour et de ses mutiples secrets:
'Ni trop loin, ni trop près!'...

La jeune fille fut tentée; après tout, elle était jeune, et elle était fille: elle n'avait guère envisagé jusqu'ici de vie en dehors de la maison, mais le philtre de Souvenance fit son effet, elle prit congé doucement mais fermement, largua les amarres et mit les voiles. Elle préférait encore les nuages noirs des tempêtes que le nuage d'encre de dame pieuvre...Parfois, de grosses vagues faisaient rouler son bateau; elle regardait distraitement le mât qui s'agitait dans toutes les directions, mais qui finalement revenait en place et dans sa verticalité parfaite indiquait le ciel. Soudain, elle eut un éclair d'intuition à propos du futur et se dit:'Quelque soit la manière dont la vie me ballotte, je fais le voeu de retrouver à chaque fois la verticalité juste du mât d'un bateau qui flotte sur les eaux tranquilles.'

 

Ce pourquoi les sardines restent unies jusque dans la mort

Elle était déjà loin de la crique lorsqu'elle distingua une sardine qui s'approchait du voilier. Elle lui demanda:

- D'où venez-vous?

- Je viens de mon banc, qui m'a déléguée pour aller défendre notre point de vue, car nous avons appris que vous faisiez un enquête sur les conditions de travail des poissons et leur demande. Pour vous adresser à moi, sans perdre de temps et en allant à l'essentiel, vous pouvez m'appeler 'Mademoiselle la déléguée bancale'.

- Et quel est votre point de vue...euh...bancal?

- L'organisation du banc est une organisation plusieurs fois millénaire et qui a prouvé son efficacité, je me laisserai presqu'aller à dire son génie, pour défendre son intégrité et se reproduire indéfiniment pareille à elle-même. Son principe fondamental, c'est que tout le monde suit, y compris le chef de banc qui n'est en fait qu'une des chevilles ouvrières de l'ensemble. Donc, on suit, on ne sait pas où on va, mais on y va, on n'arrête pas d'y aller et qui plus est tous ensemble Certains nous reprochent de dériver sans cesse; ils disent que dériver n'est pas une raison d'être. C'est possible, mais tout ce que je sais, c'est que cela peut correspondre à une manière d'être quand même.

- Et vous ne craignez pas les grandes campagnes de pêche au filet?

- C'est un danger, certes; mais après tout, n'est-ce pas rassurant, voire glorieux de tous mourir en groupe au même moment? Notre devise bancale n'est-elle pas: 'Plutôt mourir tous en banc que vivre seules un instant'?

 

Un requin qui souffrait des mâchoires

La jeune fille sursauta quand elle vit glisser presqu'à la surface les ailerons d'un requin. Le squale fit un demi-tour, l'accosta et lui demanda:

- Pardon, Mademoiselle, n'auriez-vous pas vu flotter un mourant ou un cadavre par ici? J'ai perçu l'odeur de sang de loin et c'est pour ça que j'ai accouru. Nous, requins, nous avons des perceptions très développées pour ces choses-là.

- Non, pas vraiment, mais que faites-vous dans la vie?

- Des affaires. Dès que je vois quelque poisson qui faiblit ou qui est blessé, je le croque. Les cadavres sont notre source de revenus. Nous les aimons tellement que nos temples sont occupés, en leur centre, par la statue de notre dieu que nous adorons avec beaucoup de dévotion: le Cadavre d'or.

- Et les affaires sont-elles bonnes?

- Plus ou moins. Il y a de plus en plus de requins croqueurs; et de moins en moins de moribonds à croquer. Et puis, je commence à me faire vieux, la santé n'est pas si bonne, et il y a cette douleur permanente à la mâchoire qui se contracte chaque jour un petit peu plus. Mais que faire? Mon médecin m'a dit qu'il s'agissait d'une maladie professionnelle, et qu'on n'y pouvait rien. En fait, je n'ai pas vraiment choisi d'excercer ce métier de requin, ça s'est fait comme cela. C'est vrai qu'on n'est pas très bien vus socialement. Les petits poissons rouges me traitent même de 'mâchoire flottante!'...Quels insolents! Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, encore moins à entendre d'ailleurs. Celle-là en particulier me donne encore plus de spasmes aux mâchoires.

- Et croyez-vous que le dauphin puisse vous aider?

- Je ne sais pas...Voyez-vous, dans notre milieu, on n'aime pas trop ceux qui font des affaires avec du vent. Nous avons une mâchoire... non, pardon, une dent contre eux. Après tout, est-ce que votre dauphin, si malin soit-il, peut s'approvisionner aussi bien que nous en cadavre?

 

La jeune fille continua son périple. Le lendemain matin, elle fut tirée de sa somnolence par une secousse et un fort bruit de râclement: elle venait de s'échouer sur un banc de sable près d'une île déserte. Elle n'eut pas d'autre solution que d'attendre le retour de la marée montante pour que le bateau puisse à nouveau flotter. Pendant les quelques heures qui s'écoulèrent ainsi, elle en vint à repasser dans son esprit les quatre premières rencontres qu'elle avait faites: chaque poisson avait ses désirs et ses peurs, sa manière de voir les choses et évoluait dans son petit monde; l'océan semblait un vaste semis de bulles individuelles sans grande communication les unes avec les autres. La baleine ne pouvait avoir de rêve plus vaste que le plancton, et le requin se contentait de cadavres. La pieuvre était si possessive qu'elle semblait manquer de bras pour aggriper tout ce qu'elle désirait; la sardine, quant à elle, semblait trouver son équilibre dans un monde de pensée bancal...

La jeune fille commença à s'impatienter toute seule au fond de son petit voilier: 'Enfin, existe-t-il des poissons qui aient le mental plus évolué, moins primaire que ceux que j'ai rencontrés jusque là. Et surtout, pourrai-je en rencontre un qui ait fait éclater sa bulle, et qui puisse réellement évoluer dans l'océan, libre de ses craintes et de ses appétits, libre des autres et de lui-même.'

Tout près du bateau elle vit le sable remuer; en sortit un crabe qui s'avança vers elle avec sa démarche quelque peu étrange:

 

Herr Doktor von Krabb

- Bonjour, Monsieur Crabe, que faites-vous dans la vie?

- Je suis docteur; les gens d'ici m'appellent crabe, mais ce n'est pas mon vrai nom. En fait, je suis de par là-bas, du côté de la Baltique; je suis de Prusse Orientale, si cela vous dit quelque chose; et même si cela ne vous dit rien, vous pouvez imaginer. Mon vrai nom, ainsi que celui de mes glorieux ancêtres, est von Krabb. D'ailleurs, c'est comme cela qu'on m'appelle dans l'intimité:'Herr Doktor von Krabb'...

- Et quelle est votre spécialité, Herr Doktor?

- Je soigne les poissons en les ouvrant vivants et en croquant ce qu'il y a à l'intérieur. J'aime par dessus tout les cervelles. Je commence par faire allonger les patients, puis par faire sauter les résistances de la boîte crânienne; un jeu d'enfant quand on a un peu de métier, et ensuite je vivisèque ce qu'il y a dedans grâce à mes pinces multidimensionnelles.

- Et pourquoi ne pas soigner les malades en leur offrant simplement une nourriture convenable, ou en leur conseillant d'aller prendre les eaux dans des stations ensoleillées et riches en oxygène. Il y a la thalassothérapie aussi, qui est un traitement facile et pas si coûteux pour vos patients.

- Vous posez des questions indiscrètes, répondit Herr Doktor von Krabb en faisant tourner rapidement ses yeux chafouins à moité enfoncés sous sa carapace. Il faut bien que je gagne ma vie, et je dois avouer que le métier de vivisecteur me donne des jouissances vivisex...eux, non, vivisectionnaires...euh, non plus, pardon, vivisectaires. Oui, c'est cela, vivisectaires!... Tiens, c'est curieux, ces lapsus: j'ai beau avoir une démarche d'une extrême prudence, comme il est seyant aux membres de l'espèce des crustacés, comment arrivez-vous à me faire déraper et à me faire commettre des lapsus?

- Et votre carapace ne vous gêne-t-elle pas dans votre métier? J'ai surpris ce matin une conversation des petits poissons rouges qui disaient que les habitants des mers à la la carapace la plus dure étaient ceux qui avaient le moins de colonne vertébrale. Qu'en pensez-vous? Vrai ou faux?

- Ridicule, absolument ridicule! Vous devriez cesser d'écouter toute cette friture sans grand intérêt. D'abord, ne dites pas 'carapace', dites 'cuirasse', c'est plus élégant, plus noble, et c'est plus dans la tradition médico-militaire de notre famille von Krabb...voyez-vous, dans notre métier, une cuirasse est nécessaire. Sinon, comment ferions-nous, quand nous avons mis la pince sur un poisson-scie, ou un poisson-sabre, ou un oursin pour le croquer? Qui plus est, quand votre cuirasse a comme la mienne l'apparence d'une pierre, vous pouvez rester confortablement collé sur le fond, au niveau zéro comme tout le monde, et vous passez inaperçu, vous êtes plus tranquille. Et vous savez, dans notre métier, il y a constamment des gens qui nous marchent dessus. Nous avons tous à nous protéger. C'est ce que fait aussi ma vieille collègue de l'Institut vivisectionniste, l'araignée de mer...Au fait, vous-même, comment faites-vous sans cuirasse?

- Je ne me suis jamais posé la question! Répondit la jeune fille en riant... Pour en revenir à ce que vous mentionnez plus haut, pourriez-vous me parler un peu plus de votre famille, de vos ancêtres?

- Dans la famille, nous avons été depuis les temps anciens dans l'anatomo-pathologie. La gloire de notre race a été au siècle dernier le Professeur Helmut-Peter, Graf von Krabb, anapathologiste personnel de sa Majesté et membre de l'Académie de Médecine crabeuse...euh, non, pardon, crabesque. Il avait une foi si grande dans les pouvoirs de la Science en général, et de la dissection en particulier, qu'il avait mis en chef de son blason: In cadavere veritas. Ce blason était un écu écartelé en sautoir, avec aux flancs, sur fond de gueule, un bistouri d'argent et un pot pour recueillir les urines, les deux instruments les plus célèbres de notre noble métier.

Mais ensuite, les temps ont changé. A force de disséquer, on a fini par ne plus avoir grand chose à disséquer. Il faut dire aussi que le travail devenait monotone : les cadavres ont un peu tous la même odeur. C'est pour cela que nous nous sommes reconvertis dans la vivisection non plus des corps, mais des esprits. Cela a été la révolution psycho-vivisectique dont nous ne nous sommes toujours pas remis.

- Et pourquoi, à chaque fois que vous êtes sur la plage au soleil, vous vous enfoncez dans le sable ou la vase le plus vite possible?

- Voyez-vous, le soleil, le grand air, ce sont des notions vagues qu'il faut manier avec la plus extrême prudence . La meilleure preuve en est que vous ne les trouvez pas mentionnées dans notre dictionnaire technique. Il faudra attendre des générations de recherches patientes avant que notre collège scientifique accepte de les mettre à l'ordre du jour de sa réunion annuelle. Avant, nous n'avons pas le droit d'en dire quoi que ce soit. Et puis, quand on s'enfonce dans le sable, on peut toujours se croquer par ci par là un petit vermiceau ou une petite vermicelle, c'est toujours ça de gagné, il n'y a pas de petits bénéfices.

- Et comment envisagez-vous l'avenir?

- Eh bien, après ma mort, il ne restera plus de moi que ma carapace...pardon, non, ma cuirasse que mes collègues mettront respectueusement dans une biblothèque. Parfois, et c'est un fait fâcheux, les vieux crabes usés se font viviséquer par leurs collègues plus jeunes avant même leur mort. Cela dépend des paniers de crabe, mais il y en a où cela ce fait vraiment beaucoup, ou l'on s'entre-vivisèque dur...Certains, non contents d'aller viviséquer ce qu'il y a dans la tête, s'en vont viviséquer aussi ce qu'il y a par derrière. C'est la loi du milieu, on n'y peut rien. Après tout, nous ne faisons que suivre le dernier commandement de notre vénéré Fondateur: 'Viviséquez-vous les uns les autres comme moi-même je vous ai viviséqué'.

- Et avez-vous entendu parler du dauphin, demanda la jeune fille à brûle-pourpoint.

- Oui, vaguement; mais c'est un bien gros poisson pour nous, qui en plus glisse très vite: nous avons du mal à le viviséquer, et il n'évolue pas au même niveau que nous: on le voit rarement creuser la vase du fond entre les algues... Et vous-même, gentille demoiselle, ne souhaitez-vous pas rentrer en vivisection? C'est vrai, cela fait un peu mal, ça coûte un peu cher, mais vous serez de facto admise dans notre groupe; C'est une référence, ça peut donner des relations intéressantes...' La jeune fille fut un moment tentée, mais l'eau de Souvenance fit son effet, et elle se remémora le grand Périple pour lequel elle était partie en haute mer. Elle déclina poliment l'offre:

- Excusez-moi, Herr Doktor, mais je n'ai plus guère de temps maintenant. Je dois continuer mon itinéraire pour aller rencontrer d'autres poissons. Il me faut vous quitter, heureusement....euh, non, malheureusement! Je suis vraiment désolée, pardonnez-moi ce lapsus incongru.

- Mais bien sûr, comment donc, ma chère petite demoiselle, dit le Doktor. D'ailleurs, dans ma profession, nous avons l'habitude de pardonner les lapsus; pardon, les lapsi... Hé, hé' ajouta-t-il en souriant sous sa carapace.

- Et puis, j'ai des mains de jeune fille un peu délicates, pardonnez-moi si je ne vous serre la pince que de loin.

- Je comprends, je comprends' dit le crabe en se renfonçant avec un certain délice dans les sables mouvants.

 

Angoisses d'anguilles

Juste après cette intéresante conversation avec le Doktor von Krabb, la jeune fille frôla de son voilier une anguille de mer qui alla se réfugier plus vive que l'éclair dans son trou entre les rochers; intriguée, elle manoeuvra son bateau pour repasser par le même endroit:

- Anguille, n'aie pas peur, je ne te veux pas de mal!

- Ce n'est pas de toi spécialement que j'ai peur. En fait, j'ai peur de tout.

- Pourquoi donc?

- Je ne sais pas. Quand je me déroule, j'ai peur, et quand je m'enroule, j'ai peur aussi; alors, je serpente. A chaque fois que je sors de mon trou, je serpente, je serpente, et je n'arrête pas de serpenter. De temps à autre, je mords, mais ce n'est pas par méchanceté, c'est par peur seulement.

- Pourqoi ne vas-tu pas voir le dauphin, lui qui fait de si grands bonds au-desus de la surface? Il n'a peur ni de l'air, ni de l'homme qui terrorise tous les autres poissons. Peut-être pourrait-il t'aider à vaincre la peur.

- C'est possible, mais vois-tu, j'ai peur qu'il me dise que ma peur est incurable; c'est pour cela que j'ai peur d'aller le voir. De plus, il habite au grand large, et je suis 'largophobe', c'est à dire que dès que je m'éloigne un tant soit peu de mon trou de rocher et des côtes, j'ai une attaque d'angoisse, j'étouffe: c'est terrible, j'ai l'impression que je vais me noyer!...Au fond, je me suis toujours sentie mieux à l'étroit dans mon petit trou qu'en haute mer. Je sens que je suis une petite bulle; si tu mets trop d'air d'un seul coup dans ma petite bullle, elle va éclater; et après, dis-moi, que va-t-il rester?

- La grande bulle de l'atmosphère, ce n'est pas si mal! Répondit la jeune fille avec un demi-sourire.

- Oui, mais ensuite comment ferai-je pour rentrer cette grande bulle dans mon petit trou de rocher?

- Mais enfin, ton trou de rocher, est-ce une demeure ou un tombeau? Pourquoi, pauvre anguille, quand l'océan est si grand, n'aspires-tu qu'à dormir dans un caveau?

- Oh! Arrêtez de me poser des questions qui me font peur....je n'aime pas cela: au fond, ce que je crains le plus, c'est d'avoir peur.

 

Qu'est-ce que le poisson-scie scie si sciemment?

Un après-midi, la jeune fille au coquillage entendit un grincement bizarre et répétitif à l'avant du bateau. Elle se pencha à l'extérieur pour voir de quoi il s'agissait. Elle surprit un poisson-scie en train d'attaquer la coque.

- Oh, ça, alors, ce n'est pas permis! Cher Monsieur poisson, vous me sciez! Ne pouvez-vous pas trouver un travail plus utile que de couper la proue de mon bateau?

- Excusez-moi, mademoiselle, mais c'est dans ma nature semble-t-il. Il m'est difficile de faire autrement, je ne peux m'empêcher de scier.

- Et d'abord, que faites-vous dans la vie?

- Je suis critique, j'écris à gauche à droite. En fait, je ne fais rien de très utile; il y en a qui scient du bois toute la journée, eh bien moi, je scie les gens: il n'y a pas de sot métier, n'est-ce pas? Et pour tout avouer, j'éprouve un certain sentiment de puissance quand je dénigre.' Il commença à s'échauffer de plus en plus: 'Oui, une certaine jouissance quand je dénonce, je découpe, je décrypte, je défais, je démens, je démonte, je démolis, je déboulonne, je déboutonne, je débouchonne, je dévore, je déchiquete, je détruis,je dé dé dé... parfois, je débloque aussi!', ajouta-t-il soudain, un peu piteux de s'être laissé aller à la colère sans raison. Au fond, tout cela, je n'en ai rien à scier. Mon école de pensée, c'est le nihilisme qui croit dur comme fer qu'il ne faut croire en rien, le nihilisme du charbonnier, si vous voulez. Est-ce par snobisme, ou est-ce parce que je suis incapable de faire quelque chose de mieux? Mais il me semble que tout ce que je sais faire dans la vie, c'est critiquer.

- Mais vous n'avez pas l'air en bonne santé; je vois des bouts de tuyaux qui vous sortent du ventre.

- Oui, ils m'ont donné une permission de quelques heures à l'hôpital pour que j'aille chercher des papiers urgents d'assurance sociale. Tout avait commencé de façon bénigne et banale. J'ai eu ce qu'on appelle en médecine le 'spasme du sarcasme' qui tord la bouche, malheureusement parfois de manière irréversible, et des noeuds dans l'estomac. On m'a dit d'avoir une vie plus relaxée et positive, mais je n'avais pas le temps, j'étais trop pris par mon métier. Alors les noeuds dans l'estomac sont devenus des aigreurs, les aigreurs, des brûlures, les brûlures ont dégénéré en une gastrite, la gastrite a donné lieu à des ulcérations, puis à un ulcère d'estomac qui s'est étendu au duodénum, s'est perforé en se compliquant de péritonite et d'hémopéritoine.

On m'a retiré les douze-treizièmes de l'estomac, fait une anastomose de l'oesophage au duodénum en prenant comme raccord un portion du sigmoïde, fait une dérivation du canal pancréatique dans l'ileum, on m'a déplacé la vésicule et le foie qui gênaient à droite pour les regreffer à gauche afin de combler le trou laissé par l'estomac qu'on venait de retirer, et on a fermé le tout avec une greffe cutanée prélevée sur l'intérieur des cuisses, en mettant les uretères et l'anus à la peau. On a rajouté une trachéotomie 'pour que je puisse respirer plus à l'aise' m'a expliqué le Pr Lhomard, un chirurgien renommé, un as du bistouri et de la pince. Il m'a aussi dit de ne pas m'inquiéter, que ça avait été une intervention très belle et très intéressante. Quant au coeur et aux reins qui sont en train de flancher à cause du choc opératoire, ce n'est pas un problème: demain, nous allons commencer le rein artificiel et la circulation extra-corporelle; et si la tête ne fonctionne plus, il n'y a pas de quoi s'inquiéter non plus, ils vont m'insérer entre les deux lobes cérébraux un 'thought-maker', une nouvelle petite machine japonaise qui pourrait relancer le cerveau même d'un cadavre vieux de trois jours. Le Pr Lhomard a aussi ajouté que cette dernière intervention était maintenant faite en routine dans des services spécialisés.

- Que souhaitez-vous?

- En fait, j'aimerais bien qu'ils me débranchent toutes ces machines; mais ça, c'est ce qu'il y a de plus difficile, m'a expliqué le Pr Lhomard. Bien plus difficile que tous les actes médicaux et chirugicaux pratiqués auparavant. Il faut constituer un dossier qui passera devant la 'Commission de débranchage' de l'hôpital qui se réunit une fois tous les ans. Le dossier est alors référé au Ministère qui consulte une autre commission spécialisée...Au fond, mon dernier espoir, c'est la panne d'électricité, la vraie panne, généralisée et définitive.

- Et que pensez vous du dauphin?

- Comment peut-on accorder beaucoup de crédibilité à quelqu'un qui affirme qu'il y a au-dessus de notre milieu un autre monde plus subtil, plus lumineux, et qui affirme même y avoir été lui-même? J'ai bien envie de lui envoyer mon collègue, le poisson-sabre, pour qu'il démasque l'arnaque! Cela ferait un bon papier pour la rubrique préférée des lecteurs: 'le panier de crabes'. Il y a bien longtemps, j'ai mordu à l'hameçon de la raison raisonnante, ce n'est pas aujourd'hui que vous allez m'en faire démordre, même si autour de moi se resserre la nasse de la mort.

- Vous savez, on dit que quand de vieilles personnes toutes raidies de rhumatismes meurent, elles deviennent très souples pendant quelques temps, on peut les manier sans bloquage. Pourquoi attendriez-vous de mourir pour abandonner vos raideurs, vos rhumatismes psychiques? Ne ferez-vous pas cela pour moi?

- Pour vous, mademoiselle? dit le poisson-scie dont le tranchant commençait à s'émousser....mais vous ne savez pas tout ce que j'ai enduré, vous ne savez pas ce qu'est la vie.

- Et savez-vous ce qu'est la mort?

- ?

- Eh bien, plutôt que de mourir avec la tête encore immergée dans vos histoires de panier de crabe, pourquoi ne pas partir en faisant plaisir à une jeune fille qui justement veut vous apprendre ce qu'est la vie?

- Mourir en pensant à vous? Serait-ce possible?...Le poisson-scie rentra dans un état différent. Maintenant que j'y réfléchis, je réalise qu'il sera plutôt difficile de mourir en vous oubliant: cela me demanderait un sérieux effort!

- Alors, ne faites pas d'effort! lui dit la jeune fille en un long sourire, avant que la vague ne vint la séparer de son interlocuteur.

 

Savez-vous pourquoi l'araignée ne cesse de courir.

- Araignée d'eau, où cours-tu si vite? J'ai beau t'observer depuis un moment, je ne comprends pas à quoi sert ta course. Quel est ton travail?

- Je suis journaliste. C'est un métier intéressant qui demande de savoir suivre les courants, être dans le vent, sentir venir la vague avant qu'elle n'arrive, savoir se dépatouiller dans les remous, s'accomoder de ne jamais reposer sur de la terre ferme, pouvoir surfer sur de l'écume, mais surtout ne jamais s'arrêter, sinon on boit la tasse.

- Mais on dit que c'est en plongeant qu'on trouve la perle.

- Peut-être, mais il faut bien vivre. La mode des perles, c'est passé.

- Je vais aller interwiever le dauphin: voudrais-tu m'accompagner?

- Oui, ça pourrait faire un papier intéressant; la mode des dauphins est en train de monter; mais maintenant, je n'ai pas le temps. Je dois faire un dossier sur la vie privée des écrevisses. Pour le grand public, c'est plus comestible...euh, non, pardon, commercial.

- Au fond, où vas-tu courir comme cela?

- Je ne sais pas vraiment où je vais, mais je sais que j'y vais, et vite; on n'a pas le choix, on est fait comme cela; si on s'arrête, on est coulé, noyé, nettoyé!....' cria l'araignée d'eau en se retournant brièvement entre deux sauts.

 

A propos de couler, la jeune fille échappa de peu au naufrage la nuit suivante. La mer avait déjà été passablement agitée pendant la soirée, mais c'était sans comparaison avec le déchaînement de la nuit. Même pour quelqu'un qui avait convenablement appris à naviguer comme la jeune fille, la situation ne laissait pas d'être risquée. Heureusement, il n'y eut pas de ces redoutables lames debout qui font chavirer les bateaux à coup sûr. Puis, au petit matin, la tempête se calma assez rapidement pour laisser la place à une aube blafarde sur une mer aussi grise que les nuages bas qu'elle reflétait. La jeune fille qui s'était battue avec les élements toute la nuit put enfin se reposer. Elle chercha le sommeil, mais ne parvint pas à le trouver. La peur avait été trop forte, et elle était encore trop proche.

Elle se mit à songer à ces dernières rencontres qu'elle avait faites, depuis le crabe jusqu'à l'araignée d'eau. "Dieu qu'ils sont compliqués", s'exclama-t-elle intérieurement: il est évident que c'est dans leur tête que se trouve la source de leur souffrances. Ils pourraient avoir une vie heureuse, ils n'ont pas à craindre de naufrage comme moi cette nuit, et pourtant comme ils se torturent l'esprit! Le poisson-scie croyait sans doute qu'en se défoulant dans sa rubrique 'Le panier de crabe', en y mettant toute sa négativité, il s'en purifierait, mais c'est plutôt l'inverse qui est arrivé! Il souhaitait peut-être séduire les gens en se donnant l'air déprimé, en jouant au snobisme du nihilisme, mais on dirait bien que tout cela lui est retombé dessus et qu'il a plutôt été victime d'un effet boomrang. Que pouvait-il écrire de vraiment intéressant, avec le manque évident d'expérience intérieure qui le caractérisait? Enfin, heureusement qu'il nous a épargné son autobiographie...

La jeune fille repassa rapidement dans son esprit nombre de livres qu'elle avait lu; car elle aimait bien la lecture: "Je m'aperçois mieux maintenant de l'immense différence que peuvent cacher des styles apparemment agréables. Certains arts d'écrire sont comme des bagues qui mettent en valeur des diamants, d'autres ne sont guère plus que des maquillages pour farder un vieux visage ridé par une vie d'égoïsme ou de petite méchanceté. Il y a aussi ces poètes qui, sans être destructifs, ont un style tellement alambiqué qu'ils en deviennent illisibles. Quelle curieuse propension à se faire souffrir, et à faire souffrir ceux qui les lisent! Ils se donnent tant de mal pour qu'on n'y comprenne rien! Cherchent-ils vraiment à communiquer, ou désirent-ils seulement qu'on sache qu'ils sont enfermés dans leur propre monde comme dans une salle des miroirs? Certes, il y a aussi des écrivains qui cherchent à être plus proches d'une expérience intérieure constructive en parlant toutes les trois lignes de l'amour ou de l'enfance qui passe. Ils sont d'une veine plus pure, mais pas nécessairement plus profonde pour autant. On aime les lire, c'est agréable, mais quand on ferme leur ouvrage, son effet ne dure pas plus que le rose d'un nuage à l'approche de la nuit.

Décidément, je suis de plus en plus attirée par l'ermite, ce vieil homme qui est la poésie même, lui que la poésie n'attire plus guère. Il parle comme il est, il dit les choses simplement, et pourtant combien de temps faut-il pour pénétrer son expérience! Il évoque un monde intérieur qu'il a réellement exploré et dont il transmet la puissance. Dans ses paroles circulent l'énergie, le sang de la foudre.

Néanmoins, il m'a dit que je devais rencontrer douze poissons. Espérons qu'après les consommateurs et ceux qui se torturent les méninges, après les trop primaires et les trop secondaires; je vais enfin pouvoir en trouver qui soient plus équilibrés et qui puissent ouvrir une troisième voie....

 

Où il est question d'un sympathique barbu

La jeune fille au coquillage passa près d'une belle île verte aux sables blancs, un endroit qui semblait rêvé pour passer des vacances. Elle rencontra un barbu sympathique avec lequel elle fit un bout de chemin.

- Que faites-vous là?

- J'anime des stages de réflexion pour des groupes de poissons. On loue un vivier, ou un vieux parc à huître désaffecté et restauré pour l'occasion, on se met tous ensemble et on y passe une fin de semaine. L'été, je fais de l'animation collective sur les côtes de la Méditerranées dans des criques bien tranquilles. Cela a un succès fou, on appelle ça le Club Méd...itation. Sympa, non? Je suis logé gratis dans des hôtel en corail. J'ai goûté au plancton chinois, indonésien, balinais, thailandais et indien. Enfin, j'apporte aux poissons un peu autre chose que leur dose quotidienne de sel, d'eau saumâtre et d'algues. Sympa, non?

- Mais ne pensez-vous pas qu'il y a autre chose que le 'sympa' dans la vie?

- Oui, pourquoi pas? Après tout, ce serait sympa qu'il y ait autre chose.

- Et le dauphin?

- Ah, lui, il n'est pas sympa. Il détourne mes clients qui croient qu'il est supérieur sous prétexte qu'il voit de temps à autre ce qui se passe au-dessus de la surface et qu'il sait parler aux hommes. Peut-être, mais il ne sait pas parler aux poissons aussi bien que je le fais; je le mets au défi de remplir, chaque fin de semaine, un plein vivier comme j'y parviens!

 

Poisson volant, mais quand même plus poisson que volant

- Bonjour, poisson volant. Je vois que toi et ta famille, vous êtes pleins d'énergie pour sauter hors de l'eau. C'est bien, comme cela vous voyez un petit peu l'autre côté des choses.

- Oui, c'est vrai, tout cela m'intéresse, mais seulement les fins de semaines une fois par ci par là. C'est le temps qui me manque. De plus, les autres poisssons n'aiment pas trop qu'on aille voir ailleurs. S'ils s'aperçoivent que vous avez quitté le groupe, ils ont vite fait de trouver un moyen de vous faire rentrer dans le banc. 'A quoi cela te sert-il de voler? me disent-ils, ce n'est pas naturel. Fais comme tout le monde ici, nage entre deux eaux. Ou si ça démange vraiment, surnage ou flotte un peu; mais réellement, à quoi cela sert-il de voler?' A cause de tous ces commentaires, je me contente d'aller voler un peu quand je peux caser cela dans mon emploi du temps. Qui plus est, pour vous avouer quelque chose, quand je suis en vol là-haut, l'air est trop pur, il y a trop d'oxygène. C'est dur pour les branchies. C'est pour cela que je ne peux rester longtemps. Et aussi, les rares fois où je me suis risqué à sauter vraiment haut je me suis pris une telle claque en retombant que maintenant, je suis méfiant. D'ailleurs, je me soigne l'esprit; en fait, je fais une thérapie pour essayer de savoir pourquoi je ne réusis pas à faire autre chose qu'une thérapie...

- Peut-être devrais-tu apprendre du dauphin, il a l'air d'avoir plus l'habitude que toi de ce genre de vie amphibie, il n'a aucune peur des autres poissons et il sait si bien sauter hors de l'eau!

- Oui, en fait, pourquoi pas?

 

Prière de l'étoile de mer à l'Etoile du matin.

Cette nuit-là, le clair de lune irisait la crête des vagues et pénétrait pour ainsi dire leur masses opalescentes. Il faisait scintiller certaines goutellettes qui se transformaient, l'espace d'un instant, en des astres éphémères. La surface des eaux, baignée d'une pâle lueur, en était devenue presque lactée, au point de refléter faiblement la mer des étoiles. A l'Orient se dessinaient les toutes premières lueurs du jour: elles n'avaient pas encore entamé l'éclat de l'étoile du matin. Etait-ce un chant, était-ce un rêve ou n'était-ce qu'une illusion? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais il se trouva que la jeune fille perçut une vois derrière le clapotis sourd des vagues, elle arriva aussi à distinguer une lueur en forme d'étoile, une tache lactescente flottant à peu de distance de la surface:

Etoile du matin,
Te souviendras-tu de moi, étoile de mer,
Avant que ne se noie ton éclat
Dans celui de l'aurore?
Je brille faiblement
Dans les profondeurs océanes
Et tu brilles de ta lumière
Dans l'aube aux pâleurs diaphanes.
Serions-nous l'une de l'autre le reflet?
 
Dans les temps anciens,
Les poissons sentaient leur correspondance
Chacun avec une étoile amie, une étoile soeur.
Puisse aujourd'hui ma présence
rallumer en eux une étoile de douceur.
 
Etoile de la mer,
Tu es fière d'être l'étoile la plus radieuse
Et que vienne à tes côtés, parfois,
Cette caresse de lumière qu'est le croissant de lune.
Mais souviens-toi que j'ai mes rayons aussi,
Et qu'également parmi mes amis
Se trouve un certain poisson lune.
Quand je vous vois d'ici, vous toutes, étoiles d'en haut,
N'êtes-vous pas aussi petites que des gouttes d'eau?
Que serait le firmament, cette fleur à l'envers,
Ainsi que le calice de la nuit, avec ses pétales de ténèbres,
Si je n'étais pas là, moi,
Pour leur répondre à ma manière?
 
Je ne suis pas une pieuvre qui aggripe et qui serre,
Se réfugiant derrière un nuage d'encre qui la voile.
Si j'ai les bras sans cesse ouverts
C'est pour recevoir et pour donner, et quand je reflète la lumière,
C'est celle d'une autre étoile.
 
Ceux qui ne te connaissent guère t'appellent Vénus,
La déesse des amours humaines.
Mais ceux qui ont perçu ta vrai nature
Te nomment l'âme du Soleil.
Je ne suis qu'une étincelle qui scintille sous les eaux,
Une flammèche qui se consume sous les flots.
Et pourtant, pourtant,
Etoile de lumière;
Souviens-toi de moi;
Luciole des mers.
 
Toi qui es mon espérance une,
Si tu m'oubliais, ne serait-ce qu'un instant,
Je craindrais, gisant au fond des mers
Un exil aussi complet et lointain
Que celui de la pierre de lune.
 
Je sais que tu n'as pas plus besoin de moi
Que la mer n'a besoin de pluie;
Mais n'est-ce pas à la fois tendre et grand
De voir cette union presque futile
De la simple goutte avec un océan?
 
Etoile d'en haut;
Même si un nuage vient à nous séparer,
Même si tu t'effaces
Dans le jour vigoureux et ses vibrants espaces,
Je sais que tu restes à jamais présente
Dans notre nuit quasi permanente,
Comme si tu avais toujours été près de moi,
Comme si tu avais toujours été en moi,
Comme si tu avais toujours été moi.
 
Puisqu'il vaut mieux une ferveur sans prière
Qu'une prière sans ferveur,
Ne serait-il pas le moment de me taire
Et de ne laisser vibrer, de mon haut désir, que le seul silence?
 
Etoile qui guides les marins; Etoile de la mer
Souviens-toi d'une étoile de mer.

 

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Le bateau filait tout droit dans la nuit

La jeune fille rêvait à demi

En prêtant l'oreille nonchalamment

A tout ce que le vent disait aux voiles

Ainsi qu'en se demandant

Quel navire avait tracé

Ce long sillage lacté

Fendant la mer des étoiles

 

Le douzième poisson et la convocation du Parlement

Le douzième poisson n'était pas vraiment comme les autres; en fait, il n'était pas un poisson: c'était le dauphin. Il était un des seuls qui pouvait nager paisiblement de par les mers, car nulle créature sous-marine ne pouvait l'attaquer. Il ne consacrait que peu de temps à chercher sa nourriture. Sinon, il pouvait jouer, ou tout simplement être, en se laissant flotter sans fin dans les profondeurs immobiles. La jeune fille le rencontra un jour à midi juste, alors qu'elle croisait au large de l'île aux Saphirs.

- Te voilà enfin, Dauphin, danseur des deux mondes! s'exclama la jeune fille saisie d'une crainte respectueusqe.

- Tu veux dire danseur des trois mondes, enchaîna le Dauphin immédiatement. 'Si tu avais ouvert ton troisième oeil qui est aussi celui du coeur, tu percevrais ce troisième monde: il est plus subtil que l'air, et en même temps plus dense que l'eau; il t'imprègne déjà, même si tu ne le sens pas encore. De fait, c'est dans ce troisième monde que je préfère aller danser.

- Je viens de visiter les Onze poissons; j'ai pu me rendre compte de leurs souffrances; ils ont éveillé en moi une sympathie profonde. Dauphin, toi qui es le Prince des mers, ton heure est venue: soulage leur misère!

- De moi-même, je ne peux rien. Seule la Reine, la Mère de la mer peut transformer leur existence; mais pour cela il faut qu'ils aient le courage de partir et d'entreprendre la grande traversée qui les conduira chez elle, au Château des Alizés, dans l'archipel des Diamantines. Mais, dis-moi, ne serais-tu pas la jeune fille au coquillage?

- Oui, pourquoi? Comment est-ce possible que tu aies déjà entendu parler de moi?

- Les trois oracles du Royaume sous les mers, chacun séparément, ont prédit ta venue lors des dernières fêtes de la Nouvelle Année. Tandis qu'ils étaient possédés par la divinité, ils ont prophétisés ainsi: 'Du Levant apparaîtra sur un frêle esquif une jeune fille. Elle aura pour amie la mouette, et pour ornement le coquillage. Quand elle s'approchera de notre royaume, le printemps de l'espoir de nouveau fleurira sur notre peuple. Que le Dauphin proclame alors sans tarder la convocation du Parlement des poissons. Qu'il leur révèle l'existence de la Mère et qu'il parte avec eux pour le grand Périple, oui, en vérité, pour le grand Périple.'

Ayant rapporté ces propos, le Dauphin conduisit l'embarcation de la jeune fille au-dessus de son palais sous-marin, et fit proclamer l'invitation au Parlement dans les six directions de l'espace. La jeune fille attendit sept jours et sept nuits que le rassemblement fût complet. Grâce à la transparence des eaux dans l'hémicycle des coraux, elle put alors assister à la séance plénière.

 

Le Parlement des poissons

D'emblée, le Dauphin posa la vraie question:'Ecoutez, poissons aux yeux d'or! Ecoutez bien! Vous connaissez votre Prince, mais vous ne connaissez pas votre Reine; or, elle seule peut soulager véritablement votre souffrance; il nous faut donc partir pour la rencontrer. Mais la traversée qui mène à ses îles est longue et risquée. Beaucoup peuvent périr en chemin. Sachez aussi que s'il faut me sacrifier pour ouvrir la route, je suis prêt. Qui veut m'accompagner dans ce grand Périple?

La stupeur et la crainte furent grandes parmi le bon peuple des poissons. Pendant de longues minutes, ils restèrent tous muets; puis certains se mirent à parler, parmi les plus décidés, mais la masse apeurée ne recouvra jamais la parole. La légende explique que les poissons que nous connaissons de nos jours sont muets car ils descendent de ceux qui n'ont pas voulu répondre à la question du Dauphin lors de ce Parlement.

Enfin, l'oursin amoureux se mit à parler:

- Ton idée de périple me fascine; mais je ne peux guère m'en aller sans ma compagne: elle est tellement attachée à ma petite personne qu'elle serait jalouse de me voir partir avec d'autres.

- On ne peut dissocier l'attachement personnel de la jalousie; c'est une loi ancienne; mais il semble que chaque génération doive la redécouvrir à ses dépens. A-t-elle envie de venir?

- Justement, il ne semble pas.

- Essayez donc de réfléchir ensemble...

On entendit dans un coin le gémisssement du crabe:

- Tout cuirassé que je suis, il m'est difficile d'avancer vite; en fait, je ne peux guère que me traîner au fond de l'océan; et il y a ausi cette histoire de Mère qui m'énerve: tout le monde sait bien maintenant que la bonne mère, la mère parfaite est un mythe. A quoi veux-tu nous faire croire?

Le Dauphin se mit à rire, et lui chanta ce petit refrain pour tenter d'entamer la carapace de ses peurs:

Pourquoi donc ces larmes
Et la haine ici?
Laisse là tes armes
Ta cuirasse aussi!

S'avança alors une délégation de l'Enseignement, composée de quatre demoiselles d'un certain âge, Mesdemoiselles Lécrevisse, professeur agrégée de physique, et Lamorue, professeur agrégée de grammaire, ainsi que Mesdemoiselles Raie et Seiche, Inspectrice du Primaire. Mademoiselle Lécrevisse attaqua d'emblée: 'Si on emmène les classes dans ce grand Périple, que deviendront les horaires, le programme et la discipline des élèves? Et s'il n'y a plus de discipline, où va-t-on? Comment fera-t-on pour leur serrer la vis? Mademoiselle Lamorue renchérit: 'Qu'il me soit permis de mettre les points sur les i; je n'ai pas passé l'agrégation de grammaire pour assister sans réagir à cette menace de désagrégation de l'école...Tout cela me semble trop beau pour être honnête' ajouta-t-elle avec le sourire plutôt particulier de ceux ou celles qui souffrent de problèmes de foie chronique. Mademoiselle Lécrevisse acquiesca avec un petit rire qui faisait vaguement penser au grincement de l'écrou sur la vis.

Mesdemoiselles Raie et Seiche ne firent rien pour détendre l'atmosphère: 'Nous pensons que le mieux, c'est de distribuer une circulaire interdisant aux enfants et au personnel de prendre part à ce voyage, qui n'est au programme d'aucune Académie... Si on se met à donner de l'espoir aux jeunes, que va devenir la sacro-sainte laïcité? Je n'ai jamais entendu dire que l'espoir soit au programme! Montrez-moi des textes du Ministère, des arrêtés qui m'ordonnent de bouger...

Une enseignante d'éducation physique, Madame Latruite, fut plus positive; elle bondit d'un seul coup d'un seul au centre de l'hémicycle et proposa: 'Si nous faisions des classes d'Or, pour emmener nos petits poissons visiter les divinités inconnues dans leurs temples sous-marins? Nous pourrions intégrer cela aux activités de pleine mer; ça les changerait de l'école et de ses classes, qui ressemblent fort à des cages de bois, de fer et de verre!'

- Oui, bonne idée! dit le Dauphin, emmenons nos petits poissons en classe d'Or!

- Est-ce qu'il y aura des fêtes? demanda la bande sympa des rascasses et des castagnoles. 'Pour nous, la fête, c'est la vie, et la vie, c'est la fête!'

- Mais c'est triste! S'exclama le Dauphin: cela veut dire que les 90% du temps où vous travaillez, c'est la mort!

- Ah, oui, au fond... c'est assez triste! convinrent les castagnoles un peu dépitées, ainsi que les rascasses passablement refroidies.

- Je ne peux rien vous promettre d'avance; mais si la traversée s'étire en longueur, il se peut qu'il y ait toute une période sans fête.

- mais c'est la mort! s'écrièrent rascasses et castagnoles, lamproies et esquinades et la multitudes des poissons derrière eux. Le Dauphin répondit, soudain grave:

'Derrière chaque vie il y a une mort, derrière chaque mort, il y a une vie.'

S'ensuivit un long silence.

 

Enfin, le Saint-Pierre s'avança solennellement: 'Certes, en un certain sens et jusqu'à un certain point, il est vrai que dans notre Antique Testament il y a des indices des îles dont vous parlez. Nous allons donc former une commission d'étude constituée d'exégètes et d'archéologues qui instruira l'affaire. Ensuite, elle passera devant un tribunal canonique, afin de savoir s'il est convenable d'envoyer un délégué muni d'un statut d'observateur en dialogue -ou au contraire de dialogueur en observation...durée totale de la procédure: environ deux cent cinquante ans.

- Tant que ça! s'exclama le Dauphin avec une spontaneité peu diplomatique qui eut le don de pétrifier un peu plus notre Saint-Pierre.

- Bon, je peux demander une procédure d'urgence, reprit-il un peu froissé. Réponse dans cent vingt cinq ans sans doute, mais je ne peux rien vous garantir. Je ne suis que l'humble serviteur de mes frères...mais en tant que serviteur, je suis quand même dans la maison celui qui a la paire de clés!' ajouta-t-il en souriant sous cape.

La tortue, ne pouvant venir rapidement à la tribune, parla de sa place: 'J'ai envie de participer à ce périple; certes, je vais lentement, mais je connais plus en détail le fond des mers que la raie à la course rapide; et je peux reconstituer mes forces simplement en rentrant mes pattes sous la carapace pendant quelques temps. Je suis dicrète, mais résistante car je suis ma propre demeure. Existe-t-il au monde une force supérieure à celle-là?'

Le dauphin fit l'éloge de la tortue. Il fit aussi l'éloge de l'étoile de mer, disant qu'elle n'avait pas besoin de les accompagner dans ce périple; elle suivait déjà fort bien sa propre étoile et elle était la seule, parmi les poissons, à être clairement consciente de sa nature lumineuse. Beaucoup d'autres habitants des mers s'exprimèrent et ils se tournèrent à la fin vers le Dauphin pour lui demander de leur donner un enseignement qui puisse les préparer à ce Périple. Ils s'adressèrent à lui en ces termes: 'Dauphin, danseur des trois mondes, fais-nous entendre ta mélodie!'

 

La mélodie du Dauphin

"Il n'y a que le vent de l'aspiration qui puisse souffler dans les voiles du rêve et pousser un navire jusqu'aux rives réelles. Regardez donc ce pauvre voyageur dans la barque du mental, où peuvent bien le mener les rames de la raison si ce n'est à mourir d'épuisement alors qu'il est encore en vue des côtes qu'il voulait quitter? Seuls percevront cette mélodie ceux qui parmi vous ne se contentent pas de somnoler devant les portes closes du mystère. C'est de votre aspiration que vient la grandeur, elle seule donne la mesure du paysage de l'âme. Le goëland est grand à cause de sa falaise et de l'océan; combien misérable serait-il enchaîné dans une cage au fond d'une cave!

L'étincelle qui allume le feu de l'aspiration, c'est la souffrance née du choc de deux pierres: celle du désir et celle de la réalité. Vous serez mûrs pour le Départ quand vous vous serez demandé profondément:'Quel est ce pêcheur impitoyable qui m'attrape jour après jour avec l'hameçon du désir?' Le coeur qui est dépendant des désirs n'a pas de liberté, ne fait pas plus de progrès que l'algue sans cesse agitée, prise et rejetée par les vagues qui se brisent sur la grève. Vous avez peur de perdre la vie pendant la traversée, mais vous savez bien qu'un jour vous mourrez. Plutôt que de finir vos jours dans un trou de rocher, n'est-il pas plus noble de disparaître corps et bien en haute mer?

Une légende ancienne veut qu'au fond des océans se trouve une Voie de lait, une sorte de reflet de cette voie lactée dont le sillage traverse la mer des étoiles. Suivez cette voie de lait, elle vous mènera à la Mère aussi sûrement que la rivière qu'on remonte mène à sa propre source. Vous parviendrez aux îles d'or et de verdure autour desquelles gravitent les nébuleuses de mouettes et les galaxies de goëlands.

Oui, nous irons ensemble
Aux îles où meurent les alizés
Et même si nous devons traverser la baie des murènes
Ensemble sous serons abrités
Dans les eaux secrètes des baies diamantines.

Certains dauphins voyageurs ont dit qu'ils pensaient avoir vu, trônant dans la grande salle du palais de cristal au milieu des îles, la Mère de la mer en son corps d'arc-en-ciel.

En chemin, il vous faudra dépasser les caps de la tristesse; mais ne craignez pas, entre ces caps, nous pourrons aussi nous reposer dans des anses tranquilles. La tristesse n'est qu'une rosée de larmes sur la prairie du coeur, une brume qui juste passe dans le ciel des yeux. Dites-moi, qu'en restera-t-il quand le soleil du matin aura percé? Ne regrettez pas, n'ayez pas peur de manquer, car qu'est-ce que la peur du manque, si ce n'est un manque, déjà? La confiance est juste un autre nom pour la force de vie. Méfiez-vous du cancer du doute. Trop nombreux sont ceux qui, au lieu d'avoir le courage de l'opérer, mettent un beau pansement pour le couvrir et écrivent dessus:'Prudence'. Ils vous regardent ensuite avec les grands yeux vides et le pâle sourire de ceux qui se sentent condamnés, mais auxquels on n'ose pas le dire, et qui n'osent même pas se l'avouer.

La Mère pénètre de sa présence chaque grain de poussière. Où que vous soyez, vous êtes dans sa main. Soyez vigilants: celle que tous les coeurs recherchent vous recherche au fond du coeur. Soyez patients également, d'une patience puissante comme un océan qui bat la falaise jusqu'à la faire reculer, d'une patience souple comme un vent du désert qui déplace les dunes et sculpte les sommets, et d'une patience délicate enfin, celle du temps qui seul, dit-on, peut faire fleurir la rose des sables.

Au Château des Alizés.
Allons, allons ensemble
Aux îles Diamantines
Frapper à sa porte
Afin de l'éveiller.
 
Cette Mère dont je vous parle à mots couverts
N'est pas une personne qui pourrait vous étouffer.
Elle est déjà en vous, et peut vous libérer
Si seulement vous resssentez
Ses enveloppements ouverts.
 
De même qu'un courant sous la mer
N'est pas différent de la mer elle-même
De même un chercheur qui s'en va vers la Mère
N'est pas séparé
De cette Mère qu'il aime.
 
Que ces dernières paroles soient ma mélodie
Comme un air ancien, discret et caressant
Puissent-elles vous suivre dans cette vie
Qui n'est que l'union
De l'immobile et du mouvant.

 Le Dauphin conclut le Parlement sur les mots suivants après lesquels seul un petit nombre de poissons de chaque espèce partirent à sa suite:

Si nous ne percevons pas la Mère et sa présence
C'est que nous avons trop parlé:
Afin de mieux voir sa clarté
Cessons nos discussions
Et laissons la place
À l'espace du silence.

 La jeune fille ressentit à ce moment-là qu'une brise s'était levée. Le bateau commençait à tanguer et rouler, les vagues se creusèrent et la vue qu'elle avait sur le Parlement -à travers des eaux jusque là claires comme du cristal, se mit à se fragmenter et se brouiller. La mer reprit son aspect opaque habituel.

La jeune fille fut à peine surprise de voir que la brise la poussait vers le port dont elle était partie. Maintenant qu'elle avait suivi l'enseignement des douze poissons, il lui semblait naturel de revenir vers cet ermite qui l'avait envoyée vers le grand large. Chacun d'eux, à sa manière, avait été son maître, ne serait-ce que parce qu'il lui avait montré clairement des défauts à ne pas imiter. Elle-même avait mûri. 'Il y a un âge pour tout, pensait-elle, un pour l'aventure autour du monde, et un autre pour la plongée en soi.'

Elle n'avait guère été impressionnée par l'autosatisfaction facile du barbu, ni par l'humilité quelque peu paresseuse du poisson-volant, qui s'arrangeait trop vite et trop bien du fait d'être plus poisson que volant. Elle trouvait bien sûr belle la dépendance de l'étoile de mer envers son étoile du ciel, mais pour elle-même, elle n'était pas plus tentée par cette dépendance d'une étoile envers une autre que par celle des poissons entre eux dans ce groupe qui partait à la recherche de la Mère de la mer. Après tout, elle était un être humain, elle voulait marcher sur ses deux jambes, elle aspirait à l'indépendance complète et elle sentait que le vieil homme de la grotte des Quatre-vents pourrait lui donner la force de mener à bien cette tache ardue.

Après la fatigue de ce périple et tout ce qu'elle avait appris ou compris, elle ressentait le besoin d'arrêter sa danse et la musique qui l'accompagnait sur un long point d'orgue. Désormais, elle savait que ce serait l'ermite qui lui ferait percevoir comme en écho, sa propre mélodie intérieure. Elle était partie à la découverte et avait tourbilloné comme emportée par une spirale; elle s'apercevait maintenant que celle-ci avait un centre, qui n'était autre que son coeur à elle.

 

Troisième Partie

Ce coeur qui battait dans la forêt

 

La mort du gardien de phare

Quand la jeune fille revint au port après son périple, la première nouvelle qu'elle apprit n'était pas bonne: il s'agissait de la mort du gardien du phare de la Maldieu. Après onze ans de solitude noire, de désespérance progressive et d'imprégnation alcoolique, on avait retrouvé son corps un matin de janvier sur une petite grève non loin du Trou du diable. Suicide? Probablement, bien que certains aient suggéré qu'il avait pu aller la-bas en état d'ivresse; il aurait alors glissé sur la pente d'herbe mouillée qui surplombe le Trou du diable; mais qu'aurait-il été donc faire sur le chemin du Cap, là où personne n'avait jamais rien à faire? Se promener? Il n'aimait pas cela, il préférait boire. Il disait que le vent lui donnait mal à la tête, triste situation en vérité pour un gardien de phare! En tout les cas, la rumeur du village a penché indubitablement du côté de la mort volontaire, puisqu'elle a baptisé depuis cet évènement la petite plage coincée entre les falaises: 'la grève du suicidé'.

On raconte aussi que lorsque le fils du gardien est revenu au phare pour vider les affaires juste après l'enterrement qui s'était déroulé sous la bruine, il a trouvé dans l'office un petit tonneau de vin rouge à moitié vidé: 'Ce vieux père, c'était un vrai poivraud!' marmonna-t-il avec mépris. Mais lui aussi était seul, lui aussi avait bien des chose à oublier dans la vie, peut-être même presque tout: en un mot, lui aussi avait soif. Il vida le tonneau dans l'après-midi, et on le retrouva le lendemain au petit matin, recrocquevillé sur le carrelage glacé de la cuisine, ivre-mort. Quand la jeune fille au coquillage entendit ce récit, elle trouva certes qu'il pouvait être banal, mais cruellement banal, banal jusqu'à la nausée, et elle en eut l'esprit à la fois peiné et agité. Elle resta longtemps assise sur le rebord d'une jetée, les pieds dans le vide, à essayer de trouver son calme et à méditer sur le sens de la destinée. C'est là que lui vint progressivement, comme un écho du fond de la mémoire, cette mélopée:

 

Bateaux échoués

 Bateaux échoués
Me direz-vous votre histoire
Votre futur, votre mémoire?
 
Bateaux échoués,
Si vous êtes parfois saisi de désespoir,
Rappelez-vous la brise:
Si elle est si douce
N'est-ce pas parce qu'elle se souvient
Un jour d'avoir été brisée.
 
Bateaux échoués
Votre avenir ensablé
Ne vous laisse plus d'autre possibilité
Que la béance vers le ciel.
Mais ne savez-vous pas que la plus grande prière
Est née
de la plus grande vacuité?
 
Bateaux échoués
Ne désespérez pas
Car même dans la nudité d'une marée basse
L'enfant du pêcheur joue et se nourrit.
Quelle est la marée qui ne passe?
Il n'en est pas de basse à l'infini.
Pourquoi donc ces ruminations morbides
Et cette crainte qu'un reflux
Ne devienne un océan vide?
 
Bateaux échoués
Si l'on vient vous briser à la hache
Vous scier et vous déboîter
Vous désosser vous désarticuler
Souriez à l'homme qui vous achève.
Car même si vos traces sur la grève
Ne durent que l'espace entre deux marée
Le miracle doit arriver:
De vos poutres pourries, sans âme,
Bientôt jaillira la vie,
Bientôt jaillira la flamme.
 
Bateaux échoués
Me direz-vous votre histoire
Votre futur, votre mémoire?

 

Ce que disait l'ermite: du désir à la conscience

Saisie par l'esprit de solitude, la jeune fille partit dans les bois, résolue en elle-même à devenir une Soeur des forêts. Arrivée à la grotte des Quatre-Vents, elle invita l'ermite à sortir de sa réclusion par ce chant:

Ermite à la mouette
Voilà que j'ai accompli mon périple en mer
Ce que j'avais à y apprendre, je l'ai appris.
Maintenant, l'heure est venue.
Sors de ton silence
Et montre-moi que tu m'aimes.
Apprends-moi les lois pour naviguer au-dedans.
Je pars pour la grande traversée
Celle qui s'effectue assise,
Immobile en soi-même.
 
Ermite de la falaise,
Toi qui as gravi tout droit le sentier de la non-peur
Qui es vaste comme le ciel et fluide comme l'air,
Pourquoi veux-tu rester caché comme la braise sous la cendre?
Il n'y a que toi qui je puisses m'offrir la pomme d'or
Qui me protégera dans la descente aux enfers.
 
Ermite de la grotte
Frère de la forêt,
Toi qui m'es un père, et une compagnie
Qu'il me semble avoir toujours connue
Ami antérieur,
Ami intérieur aussi,
Fais pleuvoir tes perles de sagesse
Et donne-moi une parole de vie.

 

La jeune fille répéta de nombreuses fois son invocation, mais l'ermite ne sortait pas. Elle se demanda même s'il n'était pas mort, mais il lui avait semblé voir de la fumée sortir de la grotte lorsqu'elle s'en approchait et donc elle supposait qu'il devait toujours être vivant. Elle sentit progressivement que tous ses jeux de mots, ses raisonnements, ses sophismes se brisaient sur le silence de l'ermite comme la vague au pied des falaises. Elle resta là une journée, une nuit, puis une seconde journée...Soudain, le matin du troisième jour, l'ermite sortit rapidement, gaiement, comme en dansant. Elle s'exclama:

- Je commençais vraiment à croire que tu étais mort. Comment vas-tu?

- Je vais très bien, et toi, comment te portes-tu?

- Pas trop mal...je voudrais tant que tu m'enseignes quelque chose.

- Que veux-tu que je t'enseigne? Je ne sais rien!

- Tu sais tout ce que j'ai besoin de savoir

- Je suis la place sans place...Qui es-tu pour chercher à me suivre?

- Tout ce que je sais, c'est que j'ai envie que tu m'enseignes quelque chose.

- C'est à toi de commencer: qu'as-tu compris durant ton périple, quel était l'enseignement implicite des Douze poissons?

- J'ai compris que derrière de fragiles apparences, il y a la souffrance; quelques uns veulent s'en sortir, car ils se souviennent de la plénitude; le Dauphin peut les aider, mais pourtant ils ne vont pas le voir car il les gêne dans leurs petites affaires; mais toi qu'on nomme le Maître Enchanteur de la grotte des Quatre-Vents, chante-moi une mélodie que je n'oublie pas. Maintenant, je ne veux apprendre que de toi.

- Le monde qui vit sous la mer et celui qui grouille sur terre, cela est tout un. Dans ce que tu as vécu, as-tu remarqué que personne n'a de vrai nom? En effet, derrière l'apparence des individus, leurs contours, jouent des forces impersonnelles. Derrière la forme, regarde la force. Tu as été trop fasciné par la superficie; à partir d'un certain niveau, la force est vie, la forme est mort: laisse les forces enterrer les formes. Le monde est partout pareil, c'est un jeu de croqueurs croqués: au moment même où un poisson pensait croquer la langoustine, il est croqué par la murène. Si tu ne veut pas rentrer dans ce cercle, renonce à croquer, et tu seras heureuse.

J'ai vécu des années dans un archipel d'îlots déserts. Là, j'ai pu respirer longuement l'odeur des mers tranquilles. J'y ai reçu l'enseignement de la vague elle-même; elle m'a appris l'humilité: riante quand elle se brise sur la grève, elle s'incline jusqu'au sol et fait un sourire qui s'élargit, s'étend et se répète à l'infini. J'ai développé une intimité avec l'horizon: comme la mer, il est unique, simple, et j'ai appris de lui à voir et dire les choses comme elles sont. Je n'emploie pas de langage voilé ou cryptique.

Considère chacune de ces respirations qui mesurent ta vie comme des portes, et chacun des atomes de ton corps comme un maître qui te guide vers le Divin. Chaque instant est unique, en lui tu peux écouter l'Unique.

- Avant mon départ en voilier, je t'avais posé des questions sur la mort. Y a-t-il quelque chose d'immortel? Si oui, comment y avoir accès?

- La conscience est l'arbre, le corps est la feuille: quand celle-ci meurt, elle se détache; seul l'arbre reste, reflet de l'immortel.

Tu te considères dans le temps; change ton point de vue et considère que le temps est en toi. La mort deviendra alors un évènement tout juste bon à te faire rire.

- Il est difficle de maîtriser le mental: mon moulin intérieur est entraîné quelques temps dans un sens par les désirs, puis dans l'autre par les peurs. Comment éviter ces allers-retours épuisants et qui brûlent sans retour la chandelle des jours.

- Souviens-toi de ton être véritable, qui a la force d'un taureau. Certes, il est vrai que celui-ci se laisse mener, l'anneau dans le nez, par la petite bergère des désirs, des colères et de l'avidité. Comprends bien cela et éveille-toi, éveille-toi, éveille-toi! Désir et colère sont les deux versants de la même vague d'énergie. Si tu te maintiens au sommet, tu avanceras vite; mais si tu glisses d'un côté ou de l'autre, tu te noieras à moitié. Si le torrent des désirs médiocres arrive dans la plaine sans pente de la satisfaction, il deviendra marécage; toi qui as l'impétuosité d'un jeune torrent, dévale la pente du grand Désir: elle te mènera naturellement aux embouchures du silence...Les contraires sont nécessaires; as-tu déjà vu un océan de miel sans une goutte de fiel?

- En fait, je n'ai jamais vu d'océan de miel, mais j'en ai rêvé, et il est vrai que même en songe, l'océan de miel ne dure pas: il semble que dans la sève du rêve vienne se mêler le fiel des paires d'opposés

- Quel que soit ton état de conscience momentané, ne te laisse pas impressionner, étends ton esprit par delà le fini, au-delà des vieilles limites. Souviens-toi que rien de fini n'est final.

- Parle-moi de l'amour, et de la loi du juste milieu en ce domaine. J'ai pu voir que depuis qu'elle a été créée, l'espèce des oursins n'a pas pu résoudre la question du 'ni trop près, ni trop loin', et n'a pas réussi à trouver une autre approche.

- La nature tend à réduire la distance entre la masculin et le féminin, et les sociétés humaines tendent à l'augmenter, sans doute pour rétablir l'équilibre; mais pour l'esprit, il n 'y a pas de distance entre homme et femme, il n'y en a jamais eu et il n'y en aura jamais. L'homme véritable porte déjà au-dedans de lui la femme, et la femme véritable est enceinte de l'homme intérieur; ainsi, dis-moi donc où se trouve la distance? Fais la différence entre le pur masculin et le masculin véritable, entre le masculin dur et le masculin harmonieux qui, lui, recèle une part de féminin. Ne t'assoupis pas dans ta quête. Recherche sans cesse l'amour de l'amour; et tu obtiendras l'ivresse.

Quelques uns, par pulsion de haine ou de vengeance, se mettent à haïr l'autre sexe au point d'en devenir misogynes. Souhaitons qu'un jour ils se soignent, qu'ils s'aperçoivent qu'ils se haïssent eux-mêmes, et que cette prise de conscience les guérisse. D'autres, plus nombreux, souffrent de l'autre sexe avec de tels délices, un tel genre de masochisme qu'on a envie de les appeler 'masogynes'. Souhaitons qu'un jour, les masogynes s'aperçoivent qu'ils se fuient eux-mêmes dans l'autre qu'ils croient être la cause de leur souffrance, et que ce savoir les soigne. La masogynie est une toxicomanie douce, mais elle atteint un si grand nombre de gens qu'on ne pense même plus à la soigner...

 

'Protège l'Indicible'

Tout ce que je peux te communiquer sur la vraie pratique est simple, je peux te le résumer en une demi-phrase: 'Quand le regard se tourne vers le dedans'. Voilà notre travail, voilà aussi nos vacances. Sache laisser s'établir en toi la grande Vacance, avec la joie intense d'un enfant qui quitte l'école à la fin de l'année. As-tu jamais regardé les yeux de quelqu'un dont le regard venait de se tourner vers l'intérieur? On dirait qu'il contemple les horizons lointains.

Essaie de découvrir qui observe l'oeil en train de se voir. Qui écoute l'oreille en train d'entendre? Quel est ce processus, quelle est cette conscience? Qui est-ce qui perçoit la bouche, le nez, le corps en train de sentir? Quel est 'cela' par lequel la perception est perçue? Si tu conduis ta reflexion ainsi, ton mental sera de plus en plus absorbé en toi, comme le seau qui sombre au fond d'un puits. Et peut-être finiras-tu par te rendre compte que ce 'toi' n'existe guère.

Il y a deux manières de regarder: soit s'installer tranquillement sur la berge de la rivière du Temps, et observer ce qui passe au fil de l'eau. Ou bien s'asseoir sur la grève avec un corps puissant comme un récif, droit comme le soleil au zénith, et de là, regarder en face l'océan du non-Temps. Après une certaine durée, tu glisseras dans une sorte de rêve et ta conscience s'étalera dans ces lointains où se fondent la brume et l'écume.

Chaque jour, pense à regarder le ciel, le vaste ciel, témoin silencieux du monde des nuages et plus bas, bien plus bas, de ce nuage qu'est le monde. Il y a tellement de chose qui te semblent essentielles maintenant mais qui après un certain temps te paraîtront presqu'irréelles, comme le reflet presqu'impossible de la brume d'un vallon sur l'eau du torrent. La voie que tu t'apprêtes à suivre n'est pas facile; mais observe bien, là-bas, les divers sentiers qui montent sur la falaise: sont-ils tous droits?

Même si cette vie n'est pas aisée, ne la complique pas avec ton mental. Celui-ci est un bateau qui fait du cabotage le long des côtes. Il prend une cargaison de mots dans un port, il suit peureusement les rives raisonnables et il va revendre sa marchandise un peu plus loin. Ceux qui quittent la forêt pour aller parler aux hommes se laissent souvent aller au colportage des mots. N'encombrent-ils pas le chemin qui mène à 'cela' qui ne peut être dit.

Oui, en vérité, protège l'Indicible!
 
Protège-le de la scie glacée de la raison
Garde-le des fumées éphémères des philosophes
Et des chaînes des théologiens intolérants.
Sauve-la même des aubades faciles du poète
Qui croit toucher de ses sérénades la belle au balcon de sa demeure
Alors qu'il n'en fait même pas vibrer la pierre de seuil.
 
C'est pourquoi protège l'Indicible!
Oui, en vérité, protège l'Indicible!
 
Sauve-le des commentateurs suffisants
Qui coupent les cheveux en quatre
Et réussissent à faire des discours sur la cédille des c cédilles!
Protège-le aussi des pédagogues pédants
Qui finissent par croire ce qu'ils racontent à leurs élèves
Du matin au soir dans leurs cours
Et du soir au matin dans leurs rêves.
Ne sont-ils pas encore plus naïfs que ceux auquels ils enseignent?
Laisse les courir tant qu'ils veulent!
Ils se hâtent, mais en tournant le dos au trésor.
 
C'est pourquoi, protège l'Indicible!
Oui, en vérité, protège l'Indicible!
 
Quand on pense qu'il peut être dit,
C'est le début de la fin,
Et quand on pense qu'il est dit,
C'est la fin dépassée.
Les larmes du véritable amour sont devenues des pierres
Et on les a déposées, bien étiquetées,
Dans les caves d'un musée appelé religion;
Et si je dis que le plus grand poète s'est abstenu
D'écrire, et même de dire
Qui pourra jamais me mettre en contradiction?
 
Protège l'Indicible.

 

Celle que j'aime, je ne peux que t'en parler par allusion, et pourtant elle n'est pas une illusion, c'est une réalité, mais elle élude toute description. Elle pourrait avoir pour nom 'Elusine'...Seuls la trouvent ceux qui la cherchent vraiment. Elle ne peut être aggripée par les doigts osseux et crochus de la raison. Comment le sabre pourrait-il trancher l'océan? Comment la scie pourrait-elle découper le vent? Je ne crois pas en la Raison pure; en effet, son impureté fondamentale, c'est d'être sûre d'exister et de vouloir régner au sommet. Recherche la base de tout, la base de la base, et si tu doutes, si tu te sens parfois écrasée avec l'envie de rendre les armes, souviens-toi que c'est la même et unique conscience qui est dissoute dans l'océan et qui donne son sel aux larmes. Lorsque la pensée de la dernière heure t'assaille, rapppelle-toi qu'il n'y a pas d'autres remèdes à la mort que de la regarder en face.

Loin du navire du corps, de plus en plus loin.
Elle ira un jour se poser sur un continent nouveau.
Plus tard, ce navire du corps
Jettera lui aussi l'ancre éternelle
Dans le dernier port
Et jouira d'une paix perpétuelle
Dans l'anse de la mort.
 
Mais il est meilleur d'arrêter.
Trop d'enseignement nuit à la réalisation.
La fumée des mots a envahi ma tête
Comme l'odeur âcre de la chandelle un espace confiné.
Recherche dans ce que j'ai dit l'essence,
Et place au courant d'air frais du silence!

 

L'ermite et la jeune fille se fixèrent un moment du regard, et dans leurs yeux qui se rencontraient se tissa un lien d'éternité.

 

'Sors de l'espace'

Après quelques temps passés en solitude, la jeune fille au coquillage ressentit de nouveau le besoin d'entendre les paroles de l'ermite, dont elle saisissait maintenant mieux la grandeur:

"Toi qui danses de joie sur la scène de l'univers, et qui de temps à autre pars d'un rire à faire éclater les étoiles, tes yeux étincellent comme deux diamants, et pourtant je n'y perçois aucune dureté. Les mots du monde sont emmêlés comme le noeud gordien: que ton regard soit l'épée qui vienne les trancher. Tu demeures au pays de la Non-parole, et pourtant ce que tu dis est plus doux qu'une cantilène. Tu connais ce continent qui est au-delà de la neige des mots, de la glace des raisonnements spécieux et de ces crevasses que sont les sophismes. Tu vis dans la contrée où coule le lait et le miel de l'expérience directe; si la foudre pouvait rire, elle te ressemblerait. Toi qui sais ce qu'"au-delà des mots" signifie, toi qui demeures au pays de la non-forme, ne perçois-tu pas directement ces images, ces formes qui naissent en mon coeur? Ne perçois-tu pas le désir de te voir m'enseigner encore et encore?

Tu as cultivé les jardins du ciel, tu as veillé sur les vergers de nuages et tu as cueilli les fleurs du vide. Tu fais partie de ceux qui savent flâner dans cette aube de la Parole où les mots émergent à peine de l'Un. Nourris-moi encore de paroles de vie serrées comme les grains dans la grappe. Celles-ci, ou même seulement leurs fragments, sont comme des rochers qui me permettent de traverser aisément le torrent du mental. Exprime-toi, pourquoi refuserais-tu de donner ce que tu as reçu?

 

L'ermite jaillit de la grotte et fit cette réponse, rapide comme l'éclair avant le tonnere: 'Voudrais-tu me réduire en servitude? Sache que l'oiseau de feu fait son nid entre ciel et terre, toujours dans l'entre-deux, et qu'il n'a pas réellement de lieu où faire reposer sa confiance! Pourquoi es-tu attachée à cette manifestation physique qu'est le corps? Souviens-toi que la lune véritable n'est pas dans l'eau, elle est dans le ciel!' Il demeura un long moment silencieux puis s'exprima de nouveau, d'une voix beaucoup plus douce, en s'appuyant des deux mains sur son bâton:

Ecoute d'une attention première
Et pratique ce que je chante
C'est le chant d'un viel homme
Qui ne cherche plus que la lumière.
 
Amie, âme amie,
Sors de l'espace,
Et tu n'auras plus à chercher ta demeure.
 
Laisse-toi aspirer, laisse-toi monter
Le long de la spirale de feu,
Et tu parviendras aux prairies supérieures
Toutes de parfum et de douceur
Sors de l'espace!
 
Quitte-ton entourage en pensée
Et tu t'apercevras soudain que tu es en paix avec lui.
Ce sont ceux qui ont la conscience la plus vive de l'Un
Qui ont la plus grande capacité d'accepter l'autre.
Sors de l'espace!
 
Les gloires du monde se dissolvent aussi vite que l'écho des vallées.
Dis-moi, quel souvenir en garderont le rocher et la mousse, le chêne et la source?
Quel trace en gardera le vaste ciel, ce ciel vide qui n'a ni dedans ni dehors?
Sors de l'espace!
 
Quand tu médites, que ton dos soit droit.
C'est l'échelle qui, solidement posée sur terre
Te mènera jusqu'au firmament.
Sors de l'espace!
 
Ton esprit est de la lave dans le cratère du volcan.
Les pensées en sont comme la croûte refroidie.
Mais il y a des fissures;
entre elles, sous elles, découvre la pierre en fusion.
Sors de l'espace!
 
Quand ta conscience sera devenue transparence du vide
Elle laissera passer la joie sans objet sans obstacle.
Sors de l'espace!
 
Délaisse la prison de la séparation.
Ce qui se passe au dedans se passe au dehors
Ce qui se passe au dehors se passe au dedans.
Ta conscience entière est marquée du seau de la simultanéité
Sors de l'espace!
 
Si tu pratiques assidument
La joie t'emplira à en déborder
Elle montera comme un geyser par l'axe du corps
Et s'en ira irriguer les jardins d'en-haut.
Sors de l'espace!
 
Maintenant s'étire et baille le lion de l'âme
Et l'oiseau du coeur va briser sa coquille!
Sors de l'espace!
 
Si tu ne vois plus les formes, mais l'essence
Une compassion spontanée, presque sans limite
Te montera du fond du coeur.
Sors de l'espace!
 
Les gens qui déchiffrent le livre de la vie
Ne s'intéressent qu'aux lacis noirs des lettres et des signes.
Toi, essaye de saisir l'espace blanc,
Cet être pur qui repose entre les lignes.
Sors de l'espace!
 
L'espace et le temps sont des glaçons
Qui flottent dans une rivère de conscience pure.
Ils se dissoudront, fondus dans le courant
Si en toi souffle une brise de printemps.
Sors de l'espace!
 
Plante ta tente dans les champs de l'Intemporel.
De quel passé pourrais-tu avoir le regret
De quel avenir pourrais-tu avoir la crainte,
Si ta conscience même est le gouffre éternel?
Sors de l'espace!
 
Regarde le soleil et la lune:
Ils sont nus, aussi nus que l'essence de l'esprit,
Et pourtant ils envoient leurs rayons jusqu'au bout du monde.
Sors de l'espace!
 
Heureux celui qui, de retour d'une longue absence
A abordé les plages étales du non-désir.
Quelle tempête aurait-il à craindre encore?
Il a mouillé l'ancre dans la baie du silence.
Sors de l'espace!
 
Quand tu percevras en chaque grain de sable une graine de joie,
Sache que le but est proche.
Si tu ne gardes pas ces paroles au fond de toi,
A quoi sert mon chant, à quoi sert ma voix?
Sors de l'espace!
 
Toi qui aspires à l'être
Toi qui recherches l'essence
Souviens-toi de ton seul maître
Lui qui s'appelle 'Présence'!
 
Amie, âme amie,
Sors de l'espace
Tu n'auras plus à chercher ta demeure.
Amie, sors!
Et demeure.
 
Fais silence
Et laisse parler l'âme de l'âme de l'âme.

 

"Détruis le temps"

La jeune fille dit à l'ermite;

'J'ai gravé tes paroles sur la paume de ma main. Comment pourrais-je les oublier? Elles détruisent le temps puissant, comment se pourrait-il que celui-ci les efface? Sois tranquille, elles n'auront pas la destinée éphémère de la rosée du désert qui se dépose à l'aube sur les dunes et qui s'évanouit aux premières lueurs du soleil. Par le choc sur mon esprit de tes mots aussi denses que la pierre, l'étincelle a jailli. La compréhension m'a envahie soudain, telle une gerbe d'étoiles filantes. Même si la stabilité me manque, je ressens que la nuit après ton chant est plus claire que celle qui le précédait.

Tes avis sont plus doux qu'une musique au loin et tes paroles pénétrantes comme un air ancien, tellement ancien qu'il semble avoir toujours été. Tu as beau être le fils de l'aigle d'or, ton regard est léger, pareil à la caresse d'un clair de lune sur le cristal. Ce que tu m'as dit aura toujours pour moi la présence évidente d'un grain de groseille dans la paume de la main. Je t'en prie, continue à m'enseigner par des mots et des symboles qui débordent de sens comme la coupe déborde de vin... La route de la vie a-t-elle une quelconque signification? Elle débute avec le mur de la naissance et vient se briser contre la falaise de la mort; ces limitations ne sont-elles pas insensées?

- Elève-toi comme l'oiseau qui survole le mur, la falaise du temps. Il découvre un spectacle si beau, tellement plus large. Quelle différence fait-il entre les étendues au-delà. Ne voit-il pas à l'évidence que le non-né et l'immortel confluent en un seul et même espace. D'un seul regard circulaire, ne détruit-il pas le temps et sa griffe de fer?

- Souvent, mon mental est plus fasciné par les ondulations de l'herbe sur la falaise que par la falaise elle-même, par les jeux de l'écume sur la vague que par l'océan, et par la feuille qui frémit plutôt que par le tronc et son silence. Que faire alors?

- Reviens à la falaise, reviens à l'océan, reviens au tronc, reviens à la base de la base sans laquelle rien d'autre ne pourrait exister. Notre vie est un archipel dont les jours s'égrènent comme des îles, des montagnes d'éveil émergeant d'un océan de sommeil, les deux n'étant séparés que par ces franges fragiles que sont les plages du rêve. Songe que c'est le même socle de roc qui soutient l'île, l'océan et la plage; garde présent à l'esprit qu'il n'y a qu'une conscience à la base des trois états, l'éveil, le sommeil et le rêve.

Tes expériences intérieures au début seront furtives et passagères, pâles rayons d'une lune d'hiver entre deux nuages. Ne te décourage pas, et garde ces expériences pour toi. Tant que la rose du coeur n'est encore qu'en bouton, à quoi bon convier les foules pour venir sentir son parfum? Et quand elle est épanouie, quel besoin encore de les inviter? Ceux qui doivent venir viendront d'eux-mêmes comme des abeilles attirées par la fleur qui s'est ouverte.

Les pas d'un marcheur qui grimpe un sentier dans la montagne ne sont jamais exactement deux fois pareils. De même, tu n'as pas deux respirations qui se ressemblent complètement. Sois-y attentive. Progresse tranquille et sans souci sur les chemins de la vie, les mains dans les poches: mais dans l'une des poches, mets un papier sur lequel tu auras écrit: 'je suis tout' et dans l'autre, un second papier avec: 'je ne suis rien'. Entre les deux, chaque circonstance de ta vie trouvera sa juste place.

Quand tu te retireras pour méditer plus longtemps, tu t'apercevras que le mental rumine les erreurs et les échecs passés, et ressasse les peurs et les désirs futurs. Toi qui n'as pas l'estomac d'un boeuf ou d'une vache, pourquoi accepterais-tu d'avoir l'esprit d'un ruminant? L'immense majorité des gens est gonflée par l'oedème de l'égo, mais pour certains le gonflement reste limité aux chevilles tandis que pour d'autres il prend le ventre et les poignets. Quelques uns en ont même la face et les paupières boursouflées, ce qui les rend bien laids. Chez d'autres enfin, l'oedème prend l'intérieur de la gorge, et ils risquent la mort par asphyxie.

Une fois que tu auras plus de maturité, tu auras moins besoin de moi, le vent te communiquera son savoir; la mer et la mouette, le feu t'enseigneront.

- Dans ton regard traquille, je vois briller quelque chose aussi doucement, aussi sûrement que la pleine lune dans un crépuscule d'automne.

- Ne reste pas ensorcelé par un sourire, cherche l'essence du sourire. Ne reste pas hypnotisée par l'amour, cherche l'essence de l'amour. Et même s'il te semble l'avoir obtenu, ne t'arrête pas là: cherche l'esssence de l'essence! Ce n'est que dans cette quête que tu trouveras un repos vrai.

Persévère, jusqu'au moment où dans ton coeur s'épanouira la rose. Ne fais ni plans ni calculs pour transmettre par les voies habituelles un message; il y a d'autres voies pour cela, que seul perçoit le sage. Souviens-toi que certaines vérités peuvent faire du mal si elles sont dites trop tôt: aussi, soit économe de paroles. Mais sauras-tu écouter ce que le silence murmure à l'oreille de ton âme?

 

La tendresse de Satan

Des dix-huit ans de vie solitaire qui ont suivi, la jeune fille au coquillage ne nous a pas dit grand chose. Les gens du village racontent cependant un épisode étrange: un jour comme souvent, elle était en train d'écouter ce que l'océan disait aux falaises, assise sur le rebord en face de l'immensité, quand un taureau furieux la chargea en venant de derrière. Elle eut juste le temps de se jeter de côté. Le taureau fou s'aperçut du vide, mais trop tard. Il glissa sur l'herbe mouillée et tomba à pic dans l'océan. Depuis ce jour, c'est non sans un frémissement sacré qu'on parle dans le village de la jeune fille comme de 'celle qui a vaincu le taureau'.

Elle nous a aussi raconté une entrevue peu banale qu'elle a eu avec Satan, le Prince des Ténèbres, lorsqu'il est monté des enfers non pas pour la tenter, mais pour se confesser à elle. Un après-midi, elle se reposait à l'ombre des genêts en fleur; l'air était d'une grande douceur, et la nature printanière se teintait d'un vert tendre, si tendre qu'il en aurait fait verser une larme aux coeurs les plus endurcis...Et c'est ce qui arriva à Satan. Cela lui donna envie de venir s'asseoir aux côtés de la jeune fille et de lui raconter sa vie. Il avait besoin de parler.

"Tout le monde me connaît sous mon aspect professionnel, le Malin, le Prince des Ténèbres, le Tentateur, mais qui a essayé de s'intéresser à ma vie privée pour la comprendre?... Ma situation de Prince des anges, de porteur de lumière était éprouvante. Dès que je m'assoupissais, la lumière que je tenais comme un cierge à la main soit tombait soit commençait à me brûler la tête et à me réveiller...Et puis, tout le monde me croyait parfait et à la fin, j'en ai eu assez. J'ai eu envie de chuter rien que pour leur faire la nique, et puis aussi par curiosité, pour aller voir un peu ce qui se passait en dessous.

- Et la chute, c'était comment?

- Agréable au début, comme toutes les chutes: un sentiment de planer, d'être libre. Le problème était plutôt à l'arrivée...La difficulté réelle pour moi là-bas en enfer, c'est que tout le monde craint mon autorité. Tu comprends, j'ai le pouvoir de condamner; je suis le représentant de Dieu dans cette partie de la Création, je suis tout vêtu de pourpre et de noir. Personne ne vient me voir pour me parler juste comme cela, en ami. Ce n'est pas drôle, tu sais, mets-toi à ma place! C'est pour cela que je suis venu te visiter aujourd'hui.

S'il te plaît, considère-moi comme ton petit frère; même si j'ai fait une fugue et quelques bêtises, je ne suis pas séparé de la famille. Je veux bien qu'on me punisse un peu, mais m'enfermer pour l'éternité dans une sorte de cabinet noir pour des fautes qui étaient en fait dues à l'ignorance, c'est indigne de parents honnêtes. Je t'en prie, intercède pour moi, et dis à notre Père d'arrêter cette absurdité qui me fait apparaître, moi, le bon petit diable que j'ai toujours été au fond, comme presqu'un égal de Dieu à l'envers. Dans un pays lointain, ils croient en l'existence d'un bon serpent qui a sous ses crochets du lait en lieu de venin. Ses morsures sont réputées être curatives. Ce pays n'est-il pas au fond plus sage et plus civilisé que le tien? Bien des gens aiment jouer aux avocats du Diable; mais toi, jeune fille, sauras-tu être un juge équitable et m'acquitter de toutes ces fautes que commettent les humains? Ils ont assez de plaisirs et d'intérêts à court terme pour les commettre de leur plein grès, pourquoi essayer de m'en rendre systématiquement responsable? Votre voisin du monde a été trop tranché entre le Bien et le Mal. Avec un pied au ciel et l'autre en enfer, pas étonnant que cette pauvre humanité se soit étalée la face contre terre, et de tout son long. Vous m'appelez souvent le Tentateur; mais ne serait-ce pas vous qui venez me tenter en me demandant implicitement par vos désirs et vos aversions des faveurs que n'aurais pas pensé de moi-même à vous accorder?

Je pourrais être votre ami le plus fidèle, à la façon du chien; mais comme je sens que vous avez peur de moi, je pense que vous n'avez pas la conscience tranquille et je vous mords. Peut-être que je ne sais pas pourquoi je fais cela, mais vous, vous le savez. Si vous arrêtez de craindre, j'arrêterai d'attaquer. Imaginer que je ruse en venant chercher de la tendresse auprès de vous serait une idée engendrée par la peur, et n'êtes vous pas les premières et dernières victimes de votre propre peur?

 

Les chants de la Mère

Un jour que la jeune fille écoutait ce que l'océan disait aux falaises, du fracas des lames sur les brisants se dégagea une sonorité beaucoup plus légère et subtile. Elle tendit l'oreille et distingua une voix: c'était la Mère de la mer.

J'ai vu toutes les tempêtes
J'ai vu touts les naufrages,
Et pourtant, je souris encore.
 
Je suis la mère des océans,
J'existais avant l'eau primordiale.
Je suis celle qui tisse le fil de la vie
Mais je suis celle aussi qui le coupe net.
Je peux bercer un navire pendant des années
Le laisser chauffer au soleil,
Et puis un jour de tempête,
Le fracasser en quelques secondes.
Je suis la haute Mère qui déploie ses ailes sans limite
Capable d'envelopper comme un oeuf l'océan circulaire.
Je donne naissance à la parole
Tant la parole qui me loue que celle qui me détruit.
Je suis la Mère des mots
Et la Mère de celui qui les produit.
 
J'ai vu toutes les tempêtes
J'ai vu tous les naufrages
Et pourtant je souris encore.
 
Je suis là quand la grande vergue se brise,
Quand les vagues balayent le pont
Quand, de panique, le marin oublie prière et repentir.
Je suis là lorsque sombre aussi la dernière poutre
Où se cramponne le dernier survivant.
Je suis là quand les corps naufragés
Sont rejetés sur des grèves inhabitées.
Et pourtant, parmi les mille noms qu'on me donne,
Favorables ou terribles, celui que je préfère,
C'est le nom 'douceur'
Tel est mon mystère.
 
J'ai vu toutes les tempêtes
J'ai vu tous les naufrages
Et pourtant, je souris encore.
 
J'ai tissé cette toile qu'est le monde avec le fil de l'amour.
Mais qui s'en aperçoit? Qui m'en est reconnaissant?
Toi qui cueilles chaque jour les raisins de la vie,
T'es-tu jamais demandée quelle est la vigne qui te les offre?
Je suis la porte grande ouverte, pourquoi aurais-tu peur?
Craindrais-tu que derrière, il n'y ait un précipice?
Et pourquoi essaies-tu de me vomir comme le fiel
Alors qu'au fond de toi je suis toujours présente
Sous forme d'une mémoire plus douce que le miel?
 
J'ai vu toutes les tempêtes
J'ai vu tous les naufrages
Et pourtant, je souris encore.

 

La Mère entonna alors la mélodie du rappel, toute imprégnée d'une nostalgie tranquille comme celle d'un choeur de moines lorsqu'ils entament le chant des Psaumes du Retour:

 

Viendras-tu me retrouver
Au pays d'où je viens, qui n'a ni jour ni nuit?
Dans ses îles parfumées
On y entend les ruissellement des eaux cristallines
Ainsi que des rires d'enfants aux voix argentines.
Le pays d'où je viens est le pays de l'or
Un or que vous ne connaissez pas
Un or que vous ne savez pas,
Un or qui n'a ni jour ni nuit.
Viendras-tu me retrouver?
 
Viendras-tu t'abriter
Dans mon île aux mille criques
Où la vague chante, la falaise protège et le vent caresse?
Viendras-tu t'abriter?
 
Viendras-tu rêver
Dans mon île aux mille plages
Où l'herbe danse, où la dune repose et où le sable réchauffe?
Viendras-tu rêver?
 
Viendras-tu te souvenir
Dans la montagne aux mille cirques
Où tout est comme il a toujours été
Où les êtres meurent si peu
Que parfois ils se demandent
S'ils sont jamais nés?
Viendras-tu te souvenir?
 
Viendras-tu flâner
Dans mes jardins cachés par les ifs
Où la senteur de l'oranger se mêle au vétiver
Où la pourpre des bougainvilliers s'allie à la candeur jasmine
Et où la rose s'enlace au lis?
Viendras-tu flâner?
 
Viendras-tu rentrer en extase
Au pays où il n'y a ni jour ni nuit,
Où le temps comme l'amour s'arrête
Où rien ne précède ni rien ne suit?
Viendras-tu rentrer?
 
Quand viendras-tu te dissoudre
- pareil à un iceberg atteignant les mers tièdes-
comme dans le remous l'écume
comme dans le soleil la brume?
Quand viendras-tu te dissoudre?
Quand viendras-tu?
Et viendras-tu?

 

L'éloge de la jeune fille au coquillage

Dix-huit ans plus tard, l'ermite à la mouette était devenu un sage vénérable, plein de bonté. Malheureusement, sa santé s'était altérée. Depuis six mois, il ne marchait presque plus; malgré cela, son visage était toujours beau: il avait la lumineuse pâleur des crépuscules d'hiver, et l'on pouvait voir scintiller sur ses tempes, à l'angle des yeux, les rayons souriants de la bonne étoile.

La flamme de vie était prête à s'effacer sans laisser de trace, comme le camphre qui finit de se consumer. L'oiseau de l'âme battait de plus en plus des ailes, poussant la porte de la cage du corps déjà presqu'ouverte. Le fil d'or qui le retenait était étiré, prêt à se rompre. Le souffle du vieillard paraissait sur le point de se dissiper comme brume au sloeil. Son corps était un feu rayonnant et pourtant son esprit reposait, tranquille, tel une mer étale qu'éclaire une pleine lune déjà haute dans le ciel.

On sentait qu'il avait parfaitement accepté la loi naturelle, et qu'il ne cherchait pas à échapper à cette mort qui descendait à lui pas plus que des objets ne cherchent à échapper à leur propre ombre dans le soleil couchant. Ce dernier, avant de disparaître, passe derrière quelques arbres sur la crête des collines, et les noie pour ainsi dire dans sa propre lumière. De même, le corps de l'ermite était pratiquement noyé dans sa propre joie. Il en était arrivé à voir la mort comme il voyait le monde et les autres, avec une profonde amitié. Il faisait partie de ces fous qui, non contents d'avoir été heureux toute leur vie, sont en plus heureux quand la mort arrive: des fous presqu'inhumains, ou au contraire peut-être complètement humains. L'ermite était un aïeul, et pourtant il laissait voir comme en transparence l'enfant.

C'était le début du printemps. On portait chaque jour le vieillard au bord de la fontaine de Souvenance, car il trouvait que là-bas, la brise était plus douce.

Un beau matin, un jeune homme apparut, que nul ne connaissait. Il était suivi de deux compagnons et avait le visage empreint de noblesse: bien qu'il fût peu avancé en âge, on pouvait sentir qu'il avait déjà une certaine expérience de l'âme. Il alla droit au fait:

 

J'ai entendu parlé d'une Soeur des bois
Qui a vécu longtemps près de Souvenance
On m'a dit qu'elle avait une eau
Qui pouvait soigner l'amour et sa souffrance.
 
Dis-moi, je t'en prie,
Vieil ermite, Père de la forêt,
Si tout cela peut être vrai
Ou n'est que rêverie
De jeune homme trop intense?
 
N'hésite pas à me parler
Ainsi qu'à mes deux compagnons.
Ils sont préparés
Ils savent écouter
Le vide et sa vibrance.
 
'C'est vrai, dit le vieillard
en s'asseyant sur sa couche
et même un million de fois plus vrai
que tu ne penses!
 
J'étais le Maître Enchanteur
Et cependant, c'est elle qui m'a enchantée!'
S'écria-t-il en se levant
Et en entamant une danse.
 
Pendant qu'il continuait à se mouvoir,
Sa tête se mit à tournoyer
Comme les étoiles du ciel.
Il était presqu'en transe!
 
Elle a bu le philtre de Souvenance
À l'ombre des trois Chênes.
Elle est partie en haute mer avec mon amie la mouette
Et elle m'a vraiment connu en méditant dix-huit ans mes paroles.
 
Elle a saisi l'enseignement indirect des Douze poissons
Et elle a vécu tout ce temps dans la nature
Afin de mieux voir fleurir sa propre nature.
 
Puisse-t-elle t'enseigner, toi et tes frères,
pendant au moins quarante ans,
et puisse son nom vibrer dans les coeurs
pendant tout un millénaire!
 
Quand à sa conscience, je ne puis rien lui souhaiter de plus.
Elle est sortie des printemps changeants
Pour s'enfoncer dans l'intemporel été;
Elle est déjà dissoute
Dans l'éternité.

 

Maintenant que les dix-huit ans sont accomplis, on peut l'appeler à juste titre la Victorieuse. Elle a cherché la source de sa force derrière les étoiles, et elle n'a pas été déçue. Elle a reçu une récompense à la mesure de son ambition. Son corps est aussi fragile qu'une anémone sur les dunes, et pourtant elle a vaincu le taureau. Elle a compris les mondes sous-marins, et toute cette faune qui grouille et s'agite sous les surfaces souriantes. Elle voit constamment la Mère de la mer. Qui pourra comprendre son silence, s'il n'en a pas lui-même l'expérience?

Dix-huit ans dans la forêt ont été pour elle comme une seule nuit; et elle ne se préoccupait pas d'en sortir, elle était tranquille en elle-même:

Le lac se tait
Les oiseaux aussi
L'aube viendra-t-elle?
Qui donc s'en soucie?

 

Il faut que ce soit moi, aujourd'hui, qui rompe son silence. Elle a connu le Divin, car elle a laissé son coeur se dilater. Elle a atteint la non-peur, on l'a vue aller boire le lait de la lionne. 

Elle a maîtrisé la force primordiale
Qui la porte comme le vent
Et autour de son bâton de marche
Aime à venir s'enrouler le serpent.
 
Elle a saisi fermement par la barbe
Ce nain fou, ce lutin du mental.
Elle veille à ce qu'il travaille
Puis l'envoie se coucher
Pour qu'elle même aille
Méditer et goûter
Le fondamental. 

Quand on l'aperçoit en extase, on ne peut plus lui donner d'âge, et on voit sur son visage la lumière des vieux amis de Dieu. De Soeur des bois, elle deviendra votre mère, puis mère d'autres disciples, et enfin d'un village... On la voyait souvent assise, au bord de la falaise, les pieds dans le vide, ou adossée à l'arbre puisssant. Elle aimait juste avoir l'esprit libre, pour être là quand le réel la surprendrait. 

Elle est restée cachée comme l'amande en sa coque
Elle a bu chaque jour à la rivière du silence,
Et son regard, son corps même
Sont teintés de transparence.
Elle était la source secrète au fond des océans
Dont l'eau se dissout et meurt en naissant:
C'est ainsi qu'elle en est venue
À s'identifier à l'infini immédiat.
Elle est montée par les sentiers de la nuit
Et maintenant elle est parvenue
Au col du Levant. 

Ne te méprends pas sur sa simplicité; telle les femmes orientales, elle sait voiler son visage d'un sourire. Et pourtant, ses visiteurs sont fascinés par ce sourire, comme peuvent l'être des enfants devant un amandier en fleur. Devant ce jaillissement de couleurs, devant ce brasier éphémère, qui se souviendrait de la différence qui séparera, plus tard, l'amande douce de l'amande amère?

Un jour, des voleurs vinrent et la frappèrent pour essayer de lui faire dire où elle avait caché un argent qu'elle n'avait jamais eue. Sa servante observa qu'elle ne réagissait pas plus, qu'elle n'avait pas plus peur que s'il s'agissait d'une scène survenant dans le rêve d'un autre.

Le seul sentier qu'elle suivait était celui de la fontaine de Souvenance. Sinon, elle s'en allait librement par les monts et les bois, et sur les tapis de feuilles ne laissait pas de trace. 

Si tu ne peux percevoir en elle la grandeur d'un océan,
Vois-y au moins la pureté d'un lac de montagne
Et son bel appel.
Il est comme un océan supérieur
Sur lequel brille et se reflète
Au sein du cirque des sommets
Un cercle de ciel.

 

Présence dans la forêt

Le jeune homme demanda à l'ermite: 'Nous somme fascinés par ce que tu nous racontes de cette Soeur des bois. Dis-nous en plus sur sa vie dans la forêt pendant dix-huit ans: où vivait-elle? Comment méditait-elle, si tu le sais, et quels étaient ses rappports avec les gens du village? Quel est son vrai nom?

- On ne connnaît pas le 'vrai' nom de la jeune fille au coquillage, mais est-ce si important? Ce qui est réel a-t-il besoin d'un nom? Ne lui suffit-il pas d'être?

Elle habitait une cabane près de Souvenance. Quand la pluie et le vent en battait les cloisons pendant des semaines entières, elle s'absorbait tant dans contemplation qu'elle ne faisait plus guère la différence entre aube et crépuscule. Elle méditait tellement les instructions reçues que les cloisons et les toits de sa vraie cabane, la cabane du coeur, étaient constitués de paroles de sagesse et de mélodie sacrées.

Elle aimait dormir parfois dehors. Ses vraies décorations d'intérieur étaient alors le soleil, la lune et les étoiles; souvent, elle avait pour tout lit la terre, pour oreiller une natte d'herbe, pour tout matelas une feuillée et pour couverture le firmament. Elle n'était pas seule dans sa petite maison; elle vivait avec son amie intime, Sagesse naturelle: on dit d'ailleurs qu'elles ne se disputaient jamais, elles s'entendaient comme une seule et même personne...

Parfois, elle dormait lovée dans le creux d'un chêne. C'était la fragilité au sein de la force, la féminité à l'intérieur de la puissance. Après avoir longtemps vécu dans la cabane, elle s'était installée dans la grotte au Cristal qui est proche de Souvenance; on lui avait donné ce nom, car elle abritait un cristal de roche aux propriétés étranges; sa brillance douce perdure pendant des semaines entières au sein d'une obscurité complète.

Il lui arriva de soigner pendant plusieurs jours un daim qui avait réussi à s'échapper après avoir été blessé par des chasseurs; malheureusement, après une pèriode où il s'était affaibli de plus en plus, il vint poser la tête sur les genoux de la Soeur des bois et il expira. A plusieurs occasions, elle recueillit de jeunes écureuils qui étaient tombés par accident d'un arbre où ils jouaient. Après ses bons soins, tous ont pu repartir guéris. Les gens des villages disent qu'ils la voyaient parfois assise en méditation paisiblement sous un hêtre ou un chêne, environnée d'une nuée d'abeilles qui semblaient apprécier sa compagnie, et ne lui vouloir aucun mal. Une de ses distractions, quand le printemps venait, était de regarder les petits des passereaux et des hirondelles apprendre à voler.

Le fait de sortir marcher dans la lande par les nuits de pleine lune, de prendre en quelque sorte son bain de lune, conférait à sa vie intérieure une énergie féconde, subtile et pénétrante. Elle aimait cette atmosphère transparente, lucide comme un rêve. La sève de la lune circulait dans les clairières et les bois, et l'on voyait sur les chemins des lueurs d'une lactescence étrange. Parfois elle dansait même, et sa forme blanche dans l'obscurité pouvait donner l'impression qu'elle s'était transformée elle-même pour un moment en un rayon de lune. Ensuite, elle s'asseyait et des souvenirs très anciens revenaient; elle percevait en elle comme au firmament le scintillement d'étoiles disparues depuis déjà bien longtemps.

La rumeur courait dans les villages qu'elle se nourrissait de lait de lune. Ne la voyait-on pas d'ailleurs dormir parfois dans ces champs de lis particuliers à cette contrée, qui tournent leur calice opalescent continûment en direction de l'astre de la nuit, et qu'on appelle là-bas, non sans une pointe d'humour, des 'tourne-lunes'? Quand à l'aube, la voûte épaisse des feuillages s'animait de multiples voix, elle savait les interpréter comme des sortes de prophéties. Parfois, les souffrances du corps la tiraillaient et la privaient du sommeil et des songes qui s'y dévoilent: elle se sentait alors soulagée en fixant longuement, dans les champs du vide, le semis des étoiles. Il était clair qu'elle faisait partie de ces gens que le silence des espaces infinis n'effraie plus.

Des bruits quelques peu difficiles à vérifier couraient sur elle. Certains prétendaient avoir aperçu, à deux ou trois travers de main au-dessus de sa tête une sorte de perle ou d'étoile qui envoyait des vagues lumineuses. L'étonnant était que de ce point se dégageait aussi un son étrange, continu, plutôt grave, qui faisait vibrer et apaisait toute la nature environnante. Son coeur était une braise tranquille. Elle méditait avec la continuité d'une rivière s'écoulant vers la mer. Elle avait toujours suivi son haut désir, aussi sûrement que la nef suit sa propre voile. Son regard brillait de la félicité sans obstacle, en effet, il était vide et dégagé de toute forme. Elle ne buvait que d'un seul vin, celui de l'attention, mais il lui procurait une ivresse constante. Elle se servait aussi de cette attention présente comme d'un soc pour labourer les champs du passé et du futur. Sa méditation était droite, tel un sillon qui fend, soulève et retourne la lourde glèbe.

Bien que sa connaissance de l'énergie intérieure lui suffisait en général pour guérir les maux du corps dès le début, elle utilisait parfois les simples dont elle connaissait les vertus. Elle aimait aussi particulièrement la saveur du miel sauvage. Parfois, elle apercevait sur son écran mental des formes inquiétantes, une sorte de spectacle d'ombres chinoises, mais à chaque fois, elle se rendait compte qu'elles étaient comme provoquées par le mouvement de ses propres mains, et que des modifications dans les sensations du corps étaient à l'origine de ces images. En restant longtemps assise sur les falaises, elle avait appris à assimiler la force de l'océan, l'énergie de la lame et son bel élan. Son regard restait parfois absorbé par les figures tourbillonantes de l'écume. En fait, de son point de vue, l'océan, les récifs, les falaises étaient des formes presque aussi vides que l'arc-en-ciel. Elle avait passé le cap du Non-retour et pouvait voguer droit vers l'autre rive.

Sa pratique se déployait sans obstacle, c'était un vol de mouette presque immobile au-dessus des embruns. Dans le repos, son corps s'ouvrait, s'épanouissait comme la roue du paon aux mille yeux: à la fin, il n'était plus que regard. Rien ne pouvait alors altérer sa paix, elle n'était pas troublée par les nuits d'orage quand elle entendait tout près - déracinés par la tempête- le fracas des chênes qui s'effondraient. Elle était stable dans la non-peur: elle a su dérober le secret de la maison des flammes. Quand malgré les nuages, elle voyait un rayon de soleil percer et dessiner sur les flots grisâtres un oeil de lumière, elle ne pouvait pas s'empêcher de se souvenir que chaque instant est un rayon d'éternité. De fait, elle était habituée dans son chemin vers le Sans-forme à des visions d'une fraîcheur et d'un éclat interdit à ceux qui ont les sens délavés par les satisfactions tristement faciles. Pourtant, elle a aussi été hantée par bien des visages en provenance des rives secrètes, et ce qui a subsisté en elle le plus longtemps, c'était l'impression d'un visage parfait, tel le nuage isolé dans un ciel d'aurore.

Elle voyait clairement le vide du bonheur qui dépend de l'extérieur et jouissait continûment du bonheur du vide qui ne dépend de rien. Elle se consumait sans se consumer, comme une lampe qui aurait pu brûler sans huile ni mèche. Les vagues venaient mourir à ses pieds en lui faisant leur plus grand sourire; elle admirait leur humilité, tout en se laissant absorber par la vision de la mer étale. Dans ces moments tout particulièrement, il lui arrivait de percevoir l'âme totale.

C'était avec une ardeur toujours première qu'elle aimait contempler, dans la muraille du front, la faille de lumière. Elle voyait l'éclair qui n'a ni haut ni bas, et qui n'a pas de bords non plus. Souvent, elle sentait en elle, comme du cristal en fusion, le sang du soleil. Elle demeurait dans un état de joie constant, quelques soient les circonstances, et elle voyait le ciel vide s'épanouir comme une fleur: qui comprendra sa joie, s'il n'en a fait lui-même l'expérience?

Certains paysans, dans leur simplicité, percevait la grandeur de leur petite Soeur des bois; ils avaient pour coutume de lui offrir les prémices de leurs récoltes de fruits ou les premières gerbes de leurs moissons. Ils étaient impressonnés quand ils la voyaient de loin assise, à l'intérieur d'elle-même: elle paraissait à la fois forte comme le chêne et souple comme le roseau. On disait qu'elle n'avait pas besoin de flûte pour charmer le serpent. Il lui suffisait de le fixer longuement dans les yeux. Ceux qui parmi les paysans 'savaient' affirmaient qu'ils pouvaient voir en son coeur le cristal de lune.

Elle jouait avec les fils et les filles du village quand ils passaient pour faire paître leurs bêtes dans quelques prés des environs. Elle était elle-même comme une enfant quand, les jours d'orage, elle courait sous l'averse par jeu, en regardant les nuages et en essayant de boire le plus de gouttes de pluie possible; parfois elle allait nager tel un poisson dans une crique abritée. Mais en fait, elle n'avait pas besoin d'avoir ses propres enfants: l'attention lui tenant lieu de petite fille chérie, les expériences de méditation étaient ses grands enfants et l'éveil son fils aîné. Les rares fois où elle allait au village, elle glissait, elle roulait presque au milieu de la foule avec aussi peu d'attachement que du mercure qu'on aurait jeté sur une feuille de papier; mais les gens étaient content de voir son sourire, certains laissant même entendre que ses visites les avaient rendus heureux en affaires, tandis que d'autres critiquaient son apparente inaction et auraient préféré la voir 'casée', mariée comme tout le monde. Sa différence engendrait en eux une sourde angoisse; mais elle percevait en tout un chacun la lumière unique.

La toile même de son être était tissée du fil de l'amour. Elle était légère, presque sans pesanteur, comme une chute d'eau qui n'en finirait pas de chuter. L'oreille de son coeur était constamment ouverte à l'intérieur pour écouter le murmure des instructions qu'elle avait reçues. Même quand elle méditait au bord de l'océan par jour de grande marée, ce murmure n'était pas troublée par le fracas du ressac dans les failles des falaises. Elle et moi, nous sommes comme les deux berges de la rivière: apparemment, nous semblons séparés mais au fond nous nous rejoignons et ne faisons qu'un. Elle s'est rendue si petite que maintenant elle peut passer par n'importe quelle porte sans se heuter la tête, y compris la porte du coeur de ceux qui viennent à son contact. Qui saura jamais la joie de nos conversations sans paroles!

 

L'ermite et le petit groupe qui l'entourait restèrent longtemps silencieux. Puis le jeune homme rompit d'une question la magie du vide:

- 'Certes, ce que tu me dis d'elle est très beau, mais qui me prouve que c'est plus que de la poésie pure, et qu'il y a une quelconque réalité derrière cela?

- Voudrais-tu que je te donne une équation pour te démontrer l'élégance de l'églantine ou la beauté de l'aubépine?' On voyait scintiller dans les yeux de l'ermite l'étincelle du gai savoir. 'Tout cela n'est pas une question de croyance, mais d'expérience. Tu verras par toi-même une fois que tu l'as rencontrée; plus tu méditeras, plus tu penseras à elle. Elle te guidera dans ton alchimie intérieure, cette alchimie réelle qu'elle peut t'enseigner directement sans avoir recours aux textes ni aux vieux grimoires. Tourne autour d'elle comme un astre autour de l'étoile polaire. Plus tu seras proche d'elle et de sa lumière, moins ta course sera longue et plus tu trouveras le repos. Considère que sa venue dans le ciel de ta destinée est un évènement plus rare que l'apparition d'une étoile en plein jour. Tu verras par toi-même qu'elle n'est pas un être ordinaire; tu pourras éprouver non seulement sa lumière, mais aussi sa force. Je te souhaite de la voir apparaître bientôt dans ta nuit, surgissant comme l'aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, puissante comme une armée rangée en bataille.

 

Solitude

Sa meilleure amie avait pour nom Solitude
Solitude, quelles confidences n'as-tu pas faites à la Soeur des bois!
Combien de secrets ne lui as-tu pas révélés,
Quelle tendresse ne lui as-tu pas prodiguée!
Solitude, soeur de lait, âme soeur et seule âme,
Celui ou celle qui ont reçu ta grâce se rient de la mort:
l'homme ordinaire est réellement isolé à l'heure ultime,
Et il perd avec le corps ce qu'il croyait être sa base,
Mais celui qui s'est lié d'amitié avec toi
Se laisse glisser gaiement dans tes bras
Car en sa respiration dernière
Lui vient sa dernière extase. 

Mais, Solitude, tu peux être une prison aussi pour ceux qui n'ont pas de vrai maître pour les soutenir et accompagner. Tu peux être une marâtre amère également; parfois, le lait même de ton sein devient aigre. Il arrive que tu affoles tellement les animaux intimes qu'ils risquent de faire craq0uer les murs et le toit de la demeure intérieure. Au moment où celui qui s'intériorise se croit tranquille, tu agites furieusement l'océan de son âme et les vieux souvenirs décomposés remontent comme les corps des noyés.

Celui qui abandonne les hommes pour une certaine durée, s'il sait se garder des démons, finira bien par fréquenter les dieux. Il aimera son état, et s'y tiendra droit et paisible comme les palmiers des déserts. Peut-on trouver liberté plus grande que chez celui qui va seul sur le chemin du Seul? Soeur Solitude, je te vois trois visages, comme trois masques superposés, le premier est le plus matériel, tu le montres à ceux qui viennent de se décider à partir en retraite. C'est l'isolement, l'absence d'êtres humains alentour. Ton second masque est plus intérieur. Quand la conscience reflue au-dedans à cause du manque d'objets extérieurs, elle se met à jouer ou à se débattre, pour se distraire ou s'occuper, avec la foule des sensations qui viennent du corps et l'armée des souvenirs, réminiscences et associations que provoquent ces sensations. Celui qui sait se séparer du tumulte de cette foule du dedans, voilà le vrai solitaire; celui qui parvient à trancher le noeud gordien qui le lie indéfiniment aux caprices du corps, voilà le héros authentique et l'empereur véritable. Quant à ton troisième masque, il n'est plus en réalité un masque puisqu'il s'agit de l'Absolu, seul parce qu'Un, et pourtant encore conscient de cet aspirant spirituel qui voudrait devenir 'Un' par le fait d'être seul.

Soeur solitude, ceux qui ont cette vocation de méditer continûment n'ont pas peur de toi: le dauphin a-t-il peur de nager dans les océans, craint-il de s'y noyer? La mouette a-t-elle peur de tournoyer dans la faille des falaises, a-t-elle peur d'y chuter? Le lion a-t-il peur d'aller boire à la rivière? Craint-il d'être dévoré? Ceux qui montent en solitude ne sont pas effrayés par les remous intérieurs que tu provoques, car c'est précisément de ceux-ci que se dégage la conscience, aussi sûrement que le beurre remonte du lait qu'on baratte. Ceux que tu enlaces de tes bras multiples sentent qu'en réalité ils baignent dans l'Ouvert, dans cet espace libre où peuvent s'épanouir également poèmes et prières. Solitude, par l'effet de ton feu se réchauffent les serpents qu'on croyait gelés et qui n'étaient en fait que transis. Quand ils se réveillent et se dressent, charme-les de ta flûte: ainsi, le cobra des désirs et celui des peurs iront s'enrouler autour de ta force droite, comme deux rosiers aurour du myrte vert. Ils iront boire à la coupe de lumière qui, près du sommet, donne la vision première. 

Un poète est pareil au nageur perdu en mer
Qui aperçoit de loin la ligne blanchâtre des falaises.
Il s'accroche à l'épave des mots
et entame l'éloge des lointains lumineux.
Mais cela le fera-t-il jamais toucher aux rives réelles?
Ne vaudrait-il pas mieux que, comme la jeune fille,
Il plonge, nage et atteigne pour de bon la grève?
Qui pénètrera le mystère caché de son existence?
Ne vaut-il pas mieux que toi et tes compagnons,
vous fassiez votre propre expérience?
 
Qui saura jamais
Ce que la rosée
Disait à la rose?
Mais doit-on percer
Le souriant secret
De ses lèvres closes? 

La ronde des Dix-huit retours

Le jeune homme dit: 'Pourrai-je rencontrer cette Soeur des bois bientôt? Tu dis qu'elle garde le silence et vit cachée.' Le vieillard répondit.'Ecoute ce chant joyeux d'un vieil homme qui a vu et qui sait': 

Pendant dix-huit ans elle est restée cachée
Comme racine en terre.
Les feuilles mortes de dix-huit automnes
L'ont comme recouverte,
Mais en elle montait légère, la sève de vie.
Elle est demeurée discrète comme une étoile entre deux nuages
Dissimulée en elle-même comme un oeuf parfaitement clos,
Sans laisser transparaître la vie neuve qui germait en elle.
Mais désormais, l'heure est venue,
Sa méditation est tellement intense
Qu'elle en brise la coquille de l'oeuf solitude.
 
Pendant dix-huit ans, la forêt, les falaises
Ont retenti de son cri silencieux
Et les astres ont été comme fascinés
Par sa danse immobile.
Puis un beau matin, sur un tronc d'arbre mort
Est venu se poser la chanterelle.
 
Pendant dix-huit ans, elle a écouté rugir l'océan
Et crier la mouette,
Mais soudain l'océan a perdu ses rivages
Et la mouette sa voix.
Elle a sacrifié la parole dans le feu de son esprit
Elle n'a cessé de naître et renaître
Comme la lune à partir de son croissant,
Comme la chenille à partir de son cocon.
 
Dix-huit printemps ont jailli de dix-huit hivers
Et à la neige sur les branches
A succédé l'avalance des fleurs.
Elle a persévéré, indifférente aux froids et aux chaleurs.
Elle reposait d'un sommeil conscient
Elle a mené à sa fin l'alchimie intérieure.
Elle a poursuivi jusqu'à son terme
L'Oeuvre au blanc.
 
Dix-huit printemps ont jailli de dix-huit hivers
Et elle a continué de mener une vie pure et légère
Comme un manteau de neige.
Mais voilà que désormais le germe a jailli de terre,
Les jonquilles émaillent la robe des prairies
Et sur une vieille haie d'épines desséchée
La rose a refleuri.
L'hirondelle est revenue dans nos clairières
Et de nouveau, l'abeille s'est perdue dans l'aubépine.
La brise du sud commence à souffler,
Et au dessus de l'eau qui tremble
Le saule-pleureur s'est mis à danser.
Une moisson se lève
Une récolte mûrit:
Puisse-t-elle être ramassée!
 
Dix-huit printemps ont jailli de dix-huit hivers,
Et l'aiglon de l'Eveil a longuement appris à voler.
Maintenant, il est adulte,
Il peut planer seul sur les étendues de son royaume.
L'oiseau de paille s'est consummé
Et l'oiseau d'or s'est élevé.
 
Dix-huit printemps ont jailli de dix-huit hivers,
Et du sommmet des neiges éternelles,
Du pic de glace cristalline qu'est sa méditation
Sont nées les sources et les torrents de sa compassion
Irriguant les plaines arides des souffrances mortelles.
 
Après l'hiver de son silence
Est revenu le printemps de sa parole.
Puisse sa brise dissiper le brouillard épais de votre isolement
Et faire reverdir l'arbre dénudé de votre esprit.
Puisse le bourgeon d'une sagesse folle
Percer l'enveloppe de votre coeur,
Afin que s'y déploie l'unique fleur
En des froissements de corolle.

 

'Elle est'

Nous avons déjà dit qu'il n'était guère important de connaître le premier nom de la jeune fille au coquillage; elle n'est pas une personne, elle est une force. Elle n'est pas plus dans la forêt de l'Etoile qu'elle n'est en moi ou en vous. Au fond, où est-elle, et qui est-elle?

Et dans la solitude ouverte des îles.
Elle est dans l'intimité de l'abeille et de l'aubépine
Et dans l'élégance sauvage de l'églantine.
Elle est dans l'humilité souriante
De la vague qui se brise et s'étale
Et dans le vacarme violent
Des grandes marées de printemps.
 
Elle est légère, pareille à la brise qui monte,
Elle est à la fois transparente et présente
Comme en plein jour
La pleine lune.
 
Elle est dans la langueur des plages étales
Et dans la magie des nuages changeants.
Elle est dans la fureur des lames qui se brisent
Et dans le calme d'une lagune au soleil.
Elle est dans l'immobilité rapide de la mouette qui plane
Et dans la fragilité rêveuse d'un papillon près des vagues.
Elle est dans l'attente des dunes, montagnes presque liquides
Et dans la souplesse des algues nonchalantes, ces danseuses flottantes.
 
Elle est dans tout cela, et pourtant bien au-delà.
Tout ce qu'on peut dire d'elle, c'est qu'elle est.
Et encore, on ne peut pas dire qu'elle soit 'elle' ou 'lui'.
Elle est 'cela'
Cela est.

 

La mort de l'ermite

Après avoir proféré cette grande Parole, le vieilard s'effondra sur sa couche. Il resta longtemps comme cela, puis se rassit. En face de lui, au bout du chemin de Souvenance se levait la première lune de printemps, il se mit à dire:

J'ai trop dansé sur les rebords du Volcan
Je souhaite y tomber, m'y perdre maintenant
Qu'à jamais disparaisse
Ce pauvre petit moi
Que vienne l'ivresse! Que seul le Volcan soit! 

Il poursuivit par ces mots: 'Désormais, pourquoi parler encore de la jeune fille au coquillage ou de la Soeur des bois. Elle s'est transformée entièrement en conscience, comme une masse de sel, et le sel s'est dissous dans l'océan. L'être nouveau qui est là maintenant mérite un nom nouveau. Qu'on l'appelle 'Dame blanche'! Sur ces paroles, le vieillard fit un effort ultime pour se relever, tourna sa face vers le sentier de Souvenance et appela d'une voix forte:

Lève-toi, Dame blanche
et viens!
Déjà, la neige a fondu
L'hiver a disparu.
Lève-toi, Dame blanche,
Et viens! 

La Dame blanche entendit le cri de l'ermite de la grotte où elle méditait. Elle accourut et peu de temps après on la vit apparaître à l'autre bout du chemin de Souvenance. Derrière elle montait la pleine lune, faisant face au soleil couchant.

L'ermite s'effondra au sol.

Quand la Dame blanche parvint auprès de lui, il était déjà mort; cependant, le sourire qui perdurait sur son visage paraissait, lui, immortel. La dame chancela et alla s'appuyer à la margelle de la fontaine. Après quelque temps, elle glissa doucement sur le sol. Pendant six jours et sept nuit, elle fut en extase. Son esprit s'était envolé dans des îles lointaines et lumineuses que les noirs corbeaux des mots ne peuvent même pas rêver d'approcher. Elle ne donnait guère de signe de vie. Ni les gens de l'entourage, ni les hommes de médecine ne pouvaient dire si elle était morte ou non. Tout ce qu'on pouvait observer, c'était un geste particulier des mains qui semblait traduire à la fois un désir intense de partager, de communiquer, et une impuissance à le faire. Le matin du septième jour, on réussit à la faire revenir en lui massant les extrémités et en récitant continûment des prières auprès d'elle. Elle ouvrit faiblement les yeux, et quand on lui demanda sur quels rivages l'oiseau de son âme s'était envolé, elle murmura seulement ceci:

S'endort
L'espace
S'efface
D'où sort
Où passe
Le jeu
Du 'je'? 

Puis elle retomba dans un état autre pendant trois jours encore. Quant à l'ermite, on l'enterra près de Souvenance, à même la terre, simplement, dans le froc qu'il avait toujours porté. C'était déjà le printemps. La douceur, les longs soirs étaient de retour et de l'autre côté de la clairière une branche d'amandier chargée de fleurs souriait. On planta sur sa tombe à l'ombre d'un tilleul, deux rosiers et un myrte. Les deux rosiers s'enroulèrent autour du myrte qui les séparait: fait étrange, ils se réunirent en son sommet et donnèrent naissance à la rose aux mille pétales. Sur la branche du tilleul, une mouette aimait à venir se poser. L'ermite avait rendu l'âme le deuxième lundi d'avril. En mémoire de cela, la Dame blanche eut coutume de venir se recueillir sur la tombe en ce jour chaque mois. Elle restait un moment sous le tilleul, puis allait jeter dans la fontaine de Souvenance une pierre de lune.

 

Reflets d'expériences

Quand elle émergea de cette seconde extase, un groupe important de fidèles et de visiteurs s'étaient réunis afin d'en savoir plus sur les évènements récents et sur cette mystérieuse Dame blanche. Elle était à peine redescendue dans son corps qu'ils la pressèrent de questions. 'Dis-nous, qu'as-tu vécu pendant ces dix-huit ans dans la forêt où tu étais cachée comme comme l'amande en sa coque, où tu étais comme couvée par l'aigle? Tes yeux sombres sont aussi mystérieux qu'une nuit constellée, et ton sourire recèle plus de secrets qu'une fontaine scellée. Dis-nous donc, quels enseignements t'a donné l'ermite: la transmission que tu as reçue n'était qu'un murmure, qu'un courant d'eau sous la mousse, comment la connaîtrions-nous? Dis-nous aussi, pendant tes dix-huit jours d'extase, vers quelles îles as-tu fais voile, et quels sont les détroits que tu as dépassés? D'une voix assourdie, elle leur répondit:

Tout est joie et seulement joie.

Joie de l'aube, joie du crépuscule,
Joie des équilibres évidents;
Joie du Midi, joie du Minuit,
Joie des plénitudes extrêmes;
Joie de la non-attente, joie de la non-peur
Joie des agitations qui s'arrêtent!
Joie de la conscience, joie du firmamanent,
Joie de l'esprit observant l'esprit;
Joie de la joie
Joie au-delà de la joie
Joie et joie seulement. 

Les gens auraient voulu qu'elle leur fasse une sorte de discours, qu'elle leur donne des instructions sur ce qu'ils devaient faire dans la vie, mais elle resta silencieuse. Finalement, comme ils insistaient beaucoup, elle se mit à écrire rapidement sur le sable du bout des doigts, une succession de poèmes. Le jeune cavalier les lut d'une voie forte à la foule muette, avant que le vent ne les emporte aux rives de l'oubli... 

Dans la falaise s'est ouverte
Une faille d'éternité
Que ce soit pour mon bien pour ma perte
Jamais ne l'oublierai
 
Horizon bleu pastel
Union de terre et ciel
D'où vient cette envie
D'ouverture infinie
 
J'avais la nostalgie de l'Autre
Et voici qu'elle n'était autre
Que la nostalgie de l'Un
 
Qui empêchera le papillon de papilloner?
Qui empêchera le mental de tourbillonner?
La mort...
Ou une fleur, peut-être?
 
Toi, l'oiseau qui migre
Nous reviendras-tu?
L'espoir qu'on dénigre
Serait-il perdu?
 
Un jour, assis aux bord des falaises de l'être
Je regardais les flots transparents du non-être.
O toi qui ne sais d'où tu viens
Comment saurais-tu où tu vas?
 
Les roses du vide
Se sont épanouies
Visages impavides
Passions infinies
 
Arbres bruissants
champs parfumés
douceur
un soir
 
Après t'avoir tant cherchée
Source cachée
Sous les buissons sous la mousse
j'ai connu ton secret
ton frisson ta plainte douce
 
Dans la fontaine
L'eau et sa vigilance

 

Les stances de la lassitude

Ceci se passait plusieurs mois après que l'ermite eut laissé sa dépouille mortelle, et que l'oiseau de son âme se fut envolé aux îles intemporelles. Les foules s'étaient dispersées et il ne restait plus que quelques fidèles, dont les trois cavaliers, auprès de la Dame blanche et de la fontaine de Souvenance. Un jour, ils lui demandèrent pourquoi elle n'avait pas suivi l'expédition des poissons aux îles Diamantines à la recherche de la Mère de la mer, de ses richesses et de ses palais, dit-on, fabuleux. Elle fut longtemps plongée par cette question dans un autre état de conscience. Elle qui était d'ordinaire plutôt silencieuse, surtout quand il s'agissait d'aborder les secrets intérieurs, se mit à s'exprimer ainsi en une sorte de cantilène spontanée: 

Que m'importent ces paradis parfumés
Ces îles d'or et de vert, ces mouettes aux blanches ailes
Et ces jardins où fleurissent l'hibiscus, l'hyacinthe et l'asphodèle?
Que m'importent le bruissement de ces hauts arbres,
De leurs palmes tranquilles, et le calme tacheté
De leurs sous-bois ensablés?
 
J'ai fait une longue traversée pour atteindre l'île aux milles criques.
La fascination qu'elle excerçait sur moi a facilité mon chemin.
Comme la route de l'éveil est bien longue; il était sans doute bon que j'y fasse étape
Et que je m'y accorde la trêve d'un rêve.
 
J'ai goûté la somnolence chaude des après-midi sous l'arbre à santal
Et je me suis reposée étalée sur les plages nuptiales.
J'ai humé les senteurs lourdes du musc et du champa
En me roulant dans le sable aussi fin que moelleux.
Mais désormais je suis lasse même de rêver
Et de laisser flâner mon regard sur les récifs mordorés.
J'ai trop laissé masser mon corps par les vagues paresseuses
J'ai trop goûté aux caresses de l'océan aux eaux soyeuses.
 
Maintenant, mon esprit simple, mon esprit fondamental
N'aspire plus qu'au pur espace.
Je me suis longtemps demandé qui des deux était le plus grand:
L'esprit pensant l'espace,
Ou l'espace englobant l'esprit qui s'y déplace.
Et puis une nuit, j'ai eu la réponse qui m'a apporté la paix.
C'était un éclair d'intuition que la parole ne peut que trahir.
Quelque chose comme 'cela est'.
Voilà tout.
 
Je suis sans lieu, l'errance poussée jusqu'à l'omniprésence.
Que m'importent Mère et fille maintenant.
Je suis Mère et fille de tous et de personne.
J'étais lasse de ces alternances de miel et de fiel
Qu'on nous présentait comme la seule vie possible.
N'y a-t-il pas un état au-delà de cette perpétuelle oscillation,
Et n'existe-t-il pas, bien au-dessus du miel et du fiel, le vaste ciel?
 
J'étais lasse aussi des mille et uns soleils brisés de la surface marine;
Surplombant tout cela, n'y a-t-il pas un astre unique?
J'ai remonté le fleuve du jour jusqu'à sa source et là, tel l'aigle,
J'ai fixé longuement mon regard sur son éclat insoutenable.
J'étais lasse de ces jeux du désir et de la peur,
De ces flux et reflux aussi absurdes que ceux de la mer sur la pierre.
J'aspirais à la liberté du vent, et à bien plus encore.
 
Que m'importent l'art et ses beautés diamantines
Si à force de tailler des facettes de pierres, même précieuses,
Je dois perdre ces deux joyaux que sont mes yeux?
L'être humain est lié par un peu de beauté
Mais il est libéré par la vraie splendeur.
J'ai aspiré à sa surabondance, bien que je sois fragile
Comme un papillon qui voudrait se poser sur la vague.
 
Que m'importent ces vergers chargés de grenades
Si lourdes et si mûres qu'elles en tombent fendues
En un éclat de rouge et d'or?
Que m'importe également la mystérieuse saveur de la mandragore
Si jamais je ne puis me reposer
Si je dois toujours continuer à chercher
Encore et encore?
 
Que m'importe les collines odorantes et la senteur épaisse des narcisses,
Les lauriers-roses ou les verts cyprès
Si la couleur et le parfum de l'unité
Se sont déjà dissipés?
 
Que m'importent ces objets savamment chantournés
Ces paroles policées, ces rares essences
Si toujours me fuit la vacuité
Lumineuse du silence?
 
Que m'importent les riches frondaisons,
Les épices parfumées et les saveurs orientales,
Si toujours s'esquive la douceur
D'une mémoire natale?
 
Que m'importent la vigueur des marins basanés,
La transparence du topaze ou la tendresse du bien-aimé,
Si toujours m'échappe l'extase
D'une mer étale?

 

Final: le chant du 'je suis'

Est-ce que la Dame blanche avait atteint un état d'intoxication? Ou au contraire était-elle suprêmement sobre? Quand un tourbillon d'eau se calme, que devient le tourbillon? Seule l'eau transparente peut dire encore 'Je suis'. Ne serait-ce pas une prétention de la part du tourbillon de vouloir encore être par lui-même, rester séparé, ne serait-ce pas l'ultime orgueil du deux? Peut-être n'est-ce pas à nous de jusger cela à notre pauvre niveau. En tous cas, il est certain que la voix de la Dame blanche avait ce subtil parfum d'éternité qui se dégage de la psalmodie d'un texte sacré quand elle entama le chant du 'Je suis': 

Je suis la brise parmi les vents,
et parmi les qualités, la douceur.
 
Parmi les coquillages, je suis le corail
Et parmi les cristaux, le quartz.
 
Parmi les mémoires, je suis la naissance,
Et parmi les chants, cette chanson ancienne que la mère faisait entendre.
 
Parmi les saveurs, je suis le sel,
Et parmi les rêves évanescents, la vision.
 
Parmi les rivages, je suis la falaise,
Et parmi les lointains, l'horizon.
 
Parmi les eaux du ciel, je suis la rosée
qui remplit de perles
les prairies dans la vallée.
Et parmi les lumières d'en-haut, je suis le clair de lune
qui baigne dans son ambiance lactée
les bois endormis et la sève immobile.
 
Parmi les oiseaux, je suis la mouette qui parle à l'ermite,
Et parmi les constellations, la Balance
Qui pèse de toute éternité
Des masses de vacuité.
 
Parmi les fleurs d'épines, je suis la rose
Et parmi toutes les couleurs, le lys et sa blancheur.
 
Parmi les déesses, je suis la Mère;
Et parmi les idoles, le miroir.
 
Je suis mon propre ciel.
Mais ce 'je' n'est pas celui auquel vous songez
Avec votre regard oblique et vos pensées torves.
Quand on plonge une coquille dans l'océan,
Il y a de 'océan au dedans et de l'océan au dehors.
Mais quand on retire la coquille,
Que devient l'océan du dedans?
Dites-moi, que devient-il, vous qui l'aviez étiqueté 'je'?
 
Parmi les mouvements, je suis l'expansion,
Et parmi tous les souffles, la supension.
 
Parmi les arbustes, je suis le genêt et ses masses d'or printanières
Et parmi les rochers, le mica, cette lumière pétrifiée.
 
Parmi les étincelles, je suis le brasier
Et parmi les paroles, l'Indicible.
 
Je suis la bonté parmi les pouvoirs
Et parmi les secrets, le silence.

 

Epilogue

La communauté autour de la Dame blanche s'est agrandie avec le temps. Ses fidèles lui ont construit une maison, et ont bâti leurs propres habitations autour; ces dernières ont fini par constituer un village: le Dame blanche n'avait jamais voulu accepter d'aller habiter au village, aussi c'est le village qui est venu à elle. Pendant toute la seconde moité de sa vie, elle n'a plus laissé transparaître d'extase; cependant, ceux qui habitaient près d'elle témoignaient qu'en chacun de ses gestes, que ce soit laver un verre ou offrir une fleur, il y avait un parfum d'éternité. De même en chacune de ses rencontres avec les autres transparaissait le sourire de la spontanéité.

Après le décès de la Dame blanche, le village s'est développé. Malheureusement, les descendants des fondateurs ont pratiquement tout oublié d'elle.Et rares sont ceux qui se souviennent de la fontaine de Souvenance; elle est négligée, à ce qui semble. Pourtant, elle repose toujours là-bas, à l'ombre des Trois-Chênes, cachée par l'herbe folle et le buisson qui tremble. On peut y voir encore sa vasque claire, fixant éternellement de son oeil pacifique un ciel unique. 

L'ermite et la jeune fille qui se promenaient sur la grève
Ont quittté leur corps depuis si longtemps
Que leur histoire semble presqu'un rêve.
 
Dites-nous, grèves et falaises
Et vous, dunes, vagues de sable figées sous les cieux,
Veillant en face de rouleaux perpétuels,
Vos souvenez-vous de leur passage, vous souvenez-vous de leur passage, jadis?
Entendez-vous toujours le son des pas du vide
Et leurs effondrements silencieux?
 
Dites-nous, vents et embruns, caps et brisants,
Et vous nuages triomphants
D'un après-midi d'été,
Dites-nous, si vous en êtes capables,
Qu'aura-t-il donc subsisté
De leurs traces sur le sable?
 
Vous ne répondez pas...
Peut-être que la réponse vient de plus haut,
Beaucoup plus haut, et qu'elle réside dans la simple écoute
D'un ciel qui se tait.
 
Ceux que les paroles de ce récit toucheront le plus
Sont ceux qui savent écouter le vide et sa vibrance
Qui en tout recherchent la base
Et pour qui les mots ne sont que des miettes
Au banquet de l'extase.
 
Et si ces paroles meurent et s'effacent
Comme les traces de l'oiseau sur le sable
-car tout ce qui parle de l'Intemporel
peut être lui aussi mortel-
d'une autre source et d'une autre façon,
d'autres paroles jailliront
qui de nouveau montreront
le chemin de l'Eternel.
 
Je te demande pardon, lecteur,
De t'avoir dérobé un précieux temps
Que tu aurais pu consacrer à t'étudier toi-même.
Cependant, il est possible que tu sentes à présent
Que la Dame blanche est quelque part en toi
Et qu'elle te devine et qu'elle t'aime.
 
Il se peut aussi que se dessine en ton coeur
Telle une fontaine cachée sous le feuillage
Le sourire énigmatique
De la jeune fille au coquillage.
 
Souviens-toi, lecteur,
De cette source d'espérance:
Qui que tu sois, où que tu sois,
Et quoi que tu aies fait de ton passé,
Souviens-toi
De Souvenance.
 
 
Celui auquel ces lignes sont venues
Est appelé du nom de la plante
Qui porte le raisin.
Il a mis tout ce raisin sous presse,
En a tiré ce sang qu'est le vin.
Puisse celui-ci, une fois bu,
T'apporter l'ivresse!
 
Il a trop laissé dériver son esquif
Au fil du fleuve poésie
Il a glissé le long de ses méandres
Entre la rive du son et la rive du sens
Mais maintenant sa course s'est ralentie
Et sa barque est rendue
À l'embouchure
Du silence.


Rédactrice: Nathalie MASIA