CE QUE LE VENT DISAIT AUX ROCHERS

POÈME D'ORIENT ET D'OCCIDENT

À PROPOS D'UNE CONVERSATION DE SHIVA ET DE SON ÉPOUSE PARVATI

AU SOMMET DU KAILASH EN HIMALAYA

  

Par Jacques VIGNE

  

A ceux qui sauront tendre l'oreille
Et entendre, s'élevant et mourant,
Ce Chant du Levant et du Couchant,
Ce Chant qui évoque et qui éveille.

 

SOMMAIRE

 Prélude

L'entrée en scène

Barcarolle du dieu demi-déesse

Méditation sur un sommet

Hymne des Cinq Meilleures Places

Chant du Là-bas

Shiva le bon, le trop bon

Cantilène de l'omniprésence

Les onze stances de la présence et de l'absence

Psaume du non-pouvoir

Le Chant des Chants: ma véritable statue, c'est l'être libéré

Le Cantique des Sept Noms nouveaux

L'allée au-delà: le Conte des Trois Amis

La dernière danse

Final: le Choral à sept fois sept voix

Sources du poème, et comment le lire

 

Prélude Allegro assai

 Un pèlerin intrépide parvint un jour, après une ascension risquée, au sommet du Mont Kailash. Là, ébloui par le cercle presque parfait de l'horizon himalayen, ivre de ce vide qui se mêlait à l'atmosphère, il ressentit qu'il était las. Il décida de retourner un peu en contrebas et finit par découvrir une petite grotte où il s'installa et se reposa, protégé des éléments. Après quelques temps, la pénombre de son abri finit par pénétrer doucement son esprit aussi, et il glissa dans une sorte de demi rêve. Les silhouettes des deux rochers à l'entrée de la grotte s'animèrent progressivement, et, de plus en plus, ce que le vent disait aux rochers, ce que la brise murmurait à la falaise prit une forme distincte. C'était Parvati qui s'adressait à son époux Shiva en ces termes:

 

« Seigneur de l'univers, toi dont le nom signifie "le Bon", toi, Shiva, époux très cher, montre ta bonté envers moi, réponds à ma question, je t'en prie, et dissipe mes doutes. Quel est ce but ultime auquel tend tout être humain, quelle est cette Réalisation en vue de laquelle les rois abandonnent leur royaume ? Que signifie cette Libération pour laquelle les yogis s'enferment dans une grotte, que signifie cette stabilité à la poursuite de laquelle les ascètes errent de par le monde ? Quelle est cette vérité dont on dit qu'on ne peut rien dire - Qui es-tu, enfin ? Eclaire- moi et ouvre l'oreille à ma demande.

Shiva-Shankar, celui qui répand la paix, sourit et répondit: « En vérité, Parvati, épouse très chère, ta question me réjouit le coeur, elle est à la hauteur de ton nom: "Celle de la montagne". Il n'est pas de demande supérieure à ta demande. Toutes les interrogations mènent à celle-ci, de même que tous ces pics alentour mènent au sommet où nous siégeons, toi et moi. Si tu n'avais pas été là pour m'interroger, Parvati, peut-être ne me serais-je point révélé. (La bipolarité du non-manifesté (avyakta) et du manifesté (vyakta) est un des thèmes fondamentaux de la pensée indienne, sous-jacent dans le couple de Shiva et de Shakti (I'énergie), de Pourousha (personne suprême) et de Prakriti (nature) dans le Samkya, ou de Brahman (I'absolu) et Maya (I'illusion) dans le Védanta.) Si je suis l'idée, Parvati, tu es le mot qui l'exprime; si je suis le feu, tu es la chaleur; si je suis l'humour, tu es le rire, et si je suis le désir qui passe et trépasse, tu es l'enfantement et la continuité de la vie. Ta réalisation sera le lotus qui s'ouvre sur les eaux de ma manifestation; à l'intérieur du rocher brisé, ce sera l'alvéole du quartz, et dans mon diadème, mon diamant ».

 

L'entrée en scène Allegro con fuoco (mesure à 4/4)

Je suis Shiva, le Roi de la danse,
Je suis Shiva, le Seigneur du Rythme.
 
J'ai créé les mondes par jeu, et c'est en dansant que je les détruis.
J'ai dans une de mes mains le tambour, et c'est avec son battement
sourd que j'ai éveillé le cœur de la terre, que j'ai mis en branle la danse de l'univers.
 
Je suis Shiva, le Roi de la danse,
Je suis Shiva, le Seigneur du Rythme.
 
Je suis la danse des paupières qui clignent,
Je suis le rythme des artères qui puisent.
Ne sens- tu pas, Parvati, battre dans ta poitrine
Le pas sourd et frappé du Roi de la Danse ?
 
Je suis Shiva, le Roi de la Danse,
Je suis Shiva, le Seigneur du Rythme.
 
L'oisillon qui vient de briser sa coquille danse avec moi,
Le cordon ombilical qu'on n'a pas encore coupé bat à mon rythme.
 
Je suis Shiva, le Roi de la Danse,
Je suis Shiva, le Seigneur du Rythme.
 
La danse des groupes d'atomes,
La danse à l'intérieur des atomes, c'est Moi.
Le rythme des galaxies qui s'éloignent et se rapprochent, c'est Moi.
Quand, devant ma statue, le fidèle se met à danser en extase,
Ma statue se met à danser avec lui,
Et, dans sa poitrine, ma vitalité bat à son rythme.
 
Je suis Shiva, le Roi de la Danse,
Je suis Shiva, le Seigneur du Rythme.
 
Les têtes volent, les crânes se fracassent,
Les corps éclatent, les dents cassent;
Les civilisations meurent,
I'Histoire se bloque,
Les étoiles explosent,
I'univers s'effondre en lui-même.
 
Je suis Shiva, le Roi de la Danse,
Je suis Shiva, le Seigneur du Rythme.
 
Le temps se perd,
L'espace s'efface,
Seul, le Vide survit,
Seule, ma Conscience est.
 
Je suis Shiva, Je suis Shiva

 

( Shiva Nataraja, le Roi de la Danse, est honoré particulièrement à Chidambaram (Tamil- Nadou). Shankaracharya a écrit un hymne dont le nom est « Shivoham, Shivoham »: ceci traduit l'unité entre le dieu et son fidèle, quand ce dernier a atteint la réalisation.)

 

Au début était le Son, le Pranava. Toutes ces vibrations que vous croyez différentes, les sons, les couleurs, les formes sont sous-tendues par ce Son unique, elles en sont les harmoniques. Le Yogui remonte, par sa méditation, au Son Primordial, qui est avant même que la lumière ne fût. Il l'entend comme il nous entend, mais de manière continue. Le son fait vibrer les cloisons, le son effondre les murailles. Pour le Son, il n'y a ni dedans, ni dehors, le son est libre, le son est non-dualité. Quand le Son résonne, personne ne l'emprisonne. Le Yogui sait cela, il sait écouter; ce Yogui qui sait écouter le silence, écoute-le en silence, Parvati.

(Le Yoga du son (nada-Yoga) consiste à écouter le son intérieur. Un sage du début du XIX' siècle, appelé « Swamiji » par ses disciples, a passé dix-huit ans dans une chambre à pratiquer ce Yoga. Il fonda ensuite un mouvement spirituel, le Rhada Swami Satsang, aux confins des religions musulmane, hindoue et Sikh. Ce mouvement comporte actuellement plusieurs millions d'adhérents, et de nombreuses branches dans le monde)

 

Ils m'appellent le destructeur, mais je suis plutôt le désencombreur. Je fais de la place, je fais le vide, parce que je suis fait de vide. On représente mon corps en bleu ciel, mais je ne suis en réalité pas plus bleu que l'air du temps. C'est parce que vous êtes encore très loin de moi que vous me voyez en bleu, que vous imaginez un fond à ma profondeur, et que vous vous fiez à l'apparence de ma transparence. L'arc-en-ciel a la pâleur irisée de mon sourire, et la consistance impalpable de mon propre corps. Ne prends pas la peine d'essayer de m'étreindre, Parvati, tu ne peux me toucher. Le voudrais-tu, tu risquerais de t'éloigner de ma réalité, qui n'est autre que la chair de ta chair, que la moelle de tes os. Pourquoi vouloir mettre ta main, avec ses cinq doigts livides, sur l'arc-en-ciel aux sept couleurs ? Pourquoi vouloir empoigner la nuée, alors qu'il a déjà plu dans ton jardin, et que mon eau s'écoule dans tes ruisseaux ? Mon corps apparent reflète toutes les couleurs de ce qu'on peut désirer ou craindre, à la fois attirant et troublant, à la fois grandiose et inconsistant, à la fois spectre d'arc-en-ciel qui enveloppe et spectre d'ascète qui repousse. J'aime l'arc-en-ciel, éphémère et beau. C'est l'arc sans corde tendu dans le vide sans fond, visant l'abîme immobile de sa flèche inexistante. C'est l'esprit tendu inutilement, qui espère saisir une réalité substantielle derrière le chatoiement bigarré des mots. Peut-être que l'esprit, tel que tu l'imagines, n'existe pas: que l'aiguillon de ce doute, Parvati, donne sans cesse à ta méditation cet élan que donne au marcheur le déséquilibre entre deux pas.

 

J'ai créé ce monde comme une fontaine dont je suis le jet central, et dont les eaux s'écoulent à la ronde, de niveau en niveau, jusqu'au plan inférieur qui est celui du monde tel qu'on peut le voir. De moi au monde, il y a d'abord Sadashiva, qui est presque moi sans être moi tout à fait. Il y a toi, qu'on appelle aussi Shakti: tu es ma manifestation. Il y a les diverses qualités divines, l'intelligence et les éléments subtils. A chaque instant, je m'écoule de cascade en cascade dans le lit de ma propre création, constamment, je m'effondre en moi-même. Le Yogui, lui, tel un saumon qui remonte le torrent, revient finalement à ma source pure. Je crée, et il décrée, il retourne à l'Absolu et, en ce sens, il m'est supérieur. Je ne fais que suivre les lois de la Nature, alors que lui, il parvient à les inverser: il est un navire qui, en utilisant la force du vent, parvient à remonter le vent.

Tu peux voir, Parvati, ces vagues de crêtes qui montent jusqu'à moi, qui baignent le rivage de mes pieds. Où que soit l'être humain, il pourra toujours en suivre certaines pour me rejoindre. Mais il est des crêtes de neige fraîches, fascinantes et friables, il en est de glace dure, glissantes et inabordables, et il en est de roche nue, effilées et tranchantes comme la lance. Où qu'ils se trouvent, tous ceux qui le souhaitent peuvent venir à moi. Encore faut-il qu'ils aient un sérieux sens de l'équilibre; encore faut-il qu'ils ne soient ni trop effrayés, ni trop attirés par le vide si proche. Oui, en vérité, par le vide si proche.

 

Barcarolle du dieu-demi déesse. Andante grazioso

 Nous ne sommes qu'un seul corps, Parvati. Tu en es la moitié gauche, j'en suis la moitié droite (Shiva est souvent représenté sous sa forme androgyne d'ardhanarishwara, littéralement « dieu demi-femme ». Il est aussi représenté très couramment sur un siège aux côtés de Parvati. Voir sur ce thème « le mythe de l'androgyne » de Mircea Eliade (Gallimard).). Et pourtant, c'était moi qui avait foudroyé Kama, le dieu de l'amour, quand il avait tenté de distraire mon Yoga. Une fois foudroyé, il a compris, il n'est plus revenu. Peut-être en avait-il besoin, peut-être en avais-je besoin aussi pour atteindre le but.

 

Maintenant, j'ai réussi, je suis l'androgyne final.

J'ai maîtrisé les deux aspects, je n'ai plus peur, je ne fais plus peur.

 

Regarde mon lingam dans les temples. Il est érigé en pointant vers le haut. Il s'éloigne de ton organe sexuel (yoni) sur lequel il repose. Au début était l'androgyne, puis est venue la séparation. A la fin, il y aura de nouveau l'androgyne. Mais ils croient qu'ils parviendront à la libération par la seule union sexuelle.

Si c'était vrai, Parvati, tout le monde serait libéré. Oui, en vérité, tout le monde serait libéré.

Si c'était vrai, pourquoi mon lingam serait-il représenté inversé, s'élevant comme un doigt pointé vers le ciel ?

Si c'était vrai, pourquoi ma monture, le taureau Nandi, la virilité par excellence, le mâle pur et dur, serait-il représenté les yeux fixés sur moi, avec une continuité d'attention qu'on ne trouve guère que dans la pierre ? Pourquoi ne serait-il pas représenté en union sexuelle ?

 

J'ai réussi, je suis le véritable androgyne, I 'androgyne final.

J'ai maîtrisé les deux aspects. Je n'ai plus peur, je ne fais plus peur.

 

Certains essaient de devenir l'androgyne, et n'y réussissent pas; ils ne sont ni l'androgyne physique, ni l'androgyne spirituel. Alors, ils deviennent fanatiques. Ils remplacent le sexe par la secte, et parfois, c'est pire. Le Vishnouïte excommunie le Shivaïte, le Shivaïte persécute le Vishnouïte, c'est partout pareil. C'est pour cela que certains sages ont décidé de rendre un culte à des statues 'mi-Shiva, mi-Vishnou' ( Une statue du dieu mi-Shiva mi-Vishnou se trouve par exemple dans un temple près de Tiranelveli (Tamil-Nadou). Dans le même esprit, Kabir pouvait dire à propos des conflits infinis entre musulmans et hindous: " Les uns l'appellent Rama (le dieu le plus populaire des hindous), les autres l'appellent Rahman (Le Clément, le premier Nom d'Allah dans la Fatiaha), et ils s'entre-tuent ! ".). Cela a calmé les bigots... au moins ceux qui n'étaient pas trop atteints! Ils ont réussi à créer un nouvel androgyne, non plus bisexué, mais bissectaire.

 

J'ai réussi, je suis cet androgyne bissectaire,

et au-delà, je suis l'androgyne final.

J'ai maîtrisé les deux aspects, je n'ai plus peur, je ne fais plus peur

 

Dans d'autres pays, ils mettent les taureaux derrière des clôtures. Quand ils en voient un, ils ont peur. Ils se mettent à courir. De ce fait, automatiquement, le taureau se met à courir derrière eux.

Donc, ils courent plus vite... Ici, ils voient en chaque taureau mon serviteur Nandi. Ils ne sont pas surpris de voir un taureau passer sa tête et ses cornes énormes par la porte d'une maison de thé; ils lui donnent ce qu'il cherche, deux-trois branches de verdure, et puis voilà. Même Nandi, mon adorateur, celui qui faisait si peur, ne fait plus peur.

 

J'ai maîtrisé les deux aspects, je n'ai plus peur, je ne fais plus peur.

 

Je suis assis sur la dépouille du tigre

Je suis assis sur l'agression faite bête: je l'ai domptée, je l'ai rendue douce comme un chat sur son coussin. Encore plus, je l'ai rendue douce comme le coussin lui-même: l'agression me tient chaud.

Elle ne me fait plus peur, elle ne fait plus peur aux autres;

 

J'ai maîtrisé les deux aspects, je n'ai plus peur, je ne fais plus peur.

 

Mon préféré, c'est le serpent: il m'est presque plus proche que toi, Parvati. Il s'enlace autour de mon cou et de ma poitrine, il fait une spirale autour de mon linge et à l'intérieur du corps autour de ma colonne vertébrale, et quand il se redresse, il abrite de ses cinq têtes ma propre tête. Ce qui est bas, rampant et mord parfois aussi fort que le désir ou la passion, ne le crains pas, Parvati. De nos jours, les serpents vraiment venimeux se font rares. Ne crains pas, Parvati. Je suis le dieu du serpent, et il est mon serviteur. ( Le serpent est associé à Shiva-Nageshwara (dieu du serpent) qui a de nombreux temples dans toute l'Inde.)

 

J'ai maîtrisé les deux aspects, je n'ai plus peur, je ne fais plus peur.

 

Lorsque la biche craintive entends une feuille qui craque ou devine un mouvement furtif dans le lointain, immédiatement elle détale. Elle est, comme la rêverie des humains, une éternelle fugitive: son existence est tissée de peurs, sa vie est ponctuée de brefs moments d'arrêts entre deux courses affolées; et pourtant, reposant dans ma main, en sécurité, cette biche est comme un oiseau qui se niche; elle sent que je la protège, moi, le dieu qui détruit les mondes. Et c'est là ma plus grande victoire.

 

J'ai maîtrisé les deux aspects, je n'ai plus peur, je ne fais plus peur.

 

Ailleurs, on adore souvent un dieu purement masculin. Ici, on adore les dieux en couple ou mieux, sous leur forme androgyne. Je ne veux pas que vous me tranchiez en deux, blanc d'un côté et noir de l'autre, que vous preniez une moitié et que vous rejetiez l'autre. Je ne veux pas mourir comme un ver de terre coupé en deux: pour lui, le deux n'est qu'une brève agonie entre l'Un et le néant. S'agissant du divin, je ne crois pas au Mâle absolu, pas plus que je ne crois au Mal absolu. Je ne puis regarder ces moitiés qui jouent au Tout sans rire: quoi de plus tragi-comique qu'une danse d'unijambiste ?

 

J'ai réussi, je suis le véritable androgyne, l'androgyne final.

J'ai maîtrisé les deux aspects,

je n'ai plus peur, je ne fais plus peur,

J'ai vaincu la peur

 

Méditations sur un sommet andante (quasi cadença)

 Parvati dit "je t'en prie, Shiva, époux paisible, indique-moi par quel chemin ceux qui viennent à toi peuvent te rejoindre, montre-moi ce passage qui permet de monter la crête du vide, enseigne-moi la voie juste de la méditation, apprends-moi à marcher sans basculer sur la corde de I'attention ". Shiva sourit et dit: « Je suis ici, assis, absorbé en moi-même. (En écrivant ce passage à propos de la méditation, je ne me place ni comme gourou, ni comme enseignant d'une technique traditionnelle. Il s'agit plutôt là d'un rassemblement, d'un "pot-pourri" pourait-on dire, d'images et de comparaisons utiles à propos de l'art de méditer; je les ai glanées au grés de mes conversations et de mes lectures depuis quatre ou cinq ans que je vis en Inde. Il s'qgit aussi du clin d'oeil de quelqu'un qui pratique la méditation sur les bords du Gange à ceux, non sans mérite, qui la pratique dans les trépidations de la vie occidentale.) L'axe du monde, I'axe du Mont et mon propre axe se sont confondus en une seule et même colonne de lumière qui n'a ni début ni fin, ni haut ni bas. Cette colonne est mon vrai signe » (lingam). Les lingams qu'ils installent dans les temples n'en sont que des versions tronquées, figées, refroidies. Ils prennent des galets de couleur noire dans une rivière sacrée et disent « c'est ici qu'est Shiva ». Mais mon vrai lingam n'a ni début ni fin. Un jour, j'ai demandé à Brahma et Vishnou de trouver le début et la fin de mon lingam de lumière: Vishnou est parti dans les profondeurs et il est revenu, déconfit; mais Brahma a menti en disant qu'il avait aperçu son sommet. Pour le punir, j'ai coupé une de ses cinq têtes; à cause de ce crime, ils m'ont mis hors-caste. Je suis parti mendier sur les routes, recevant les aumônes dans un crâne, jusqu'au moment où j'ai atteint Kachi, la Resplendissante, la cité que d'autres appellent Bénarès. Là-bas, j'y ai obtenu l'absolution de mes péchés et, depuis lors, j'y confère aux pécheurs qui viennent s'y repentir et s'y éteindre l'absolution desleurs, ainsi que la grâce de l'absolue dissolution; oui, en vérité, la grâce de l'absolue dissolution.

Quand tu médites, Parvati, n'oublie pas que ta colonne vertébrale est en réalité mon lingam, une colonne de flamme qui n'a ni haut ni bas. (Le Yogui se concentre, plutôt que sur la colonne vertébrale, sur la sushuma, le canal central qu'on ressent un peu en avant de la colonne elle-même. Les Tibétains la visualisent d'abord droite et souple comme un bambou de couleur bleutée à l'extérieur, avec un fin canal rouge à l'intérieur; ensuite, ils réduisent sa taille à celle d'un fil de toile d'araignée blanc brillant qui serait suspendu au sommet du crâne. C'est un des nombreux « moyens habiles » pour aider le méditant à améliorer la conscience qu'il a de son corps et de son esprit.) Garde ton attention auprès d'elle, comme le forgeron passe sa journée auprès du foyer, comme le singe tourne autour du piquet auquel il est attaché. Mes fidèles dans le Sud du pays ont raison de représenter mon lingam comme une colonne qui perce le plafond du temple

et continue à s'élever en plein ciel (On peut voir de tels lingam géants par exemple à Kanchipuram (Tamil-Nadou).). Même si ton corps est détendu et que tu reposes en toi comme la tulipe fermée sur elle-même, que ta colonne soit aussi droite et bien érigée que le pistil au cœur de la fleur. Il n'a encore été touché par aucun regard, ni effleuré par aucun souffle. Même si ton corps dors, fais en sorte que ton cœur veille. Oui, en vérité, que ton cœur veille.

Regarde l'aigle, là-bas, qui plane et tourne en cercles larges: Regarde-le bien, Parvati. Maintenant, il est tout proche. Il peut être un de tes maîtres de méditation. Quand il descend trop, il change très légèrement l'orientation de ses ailes et se laisse porter par le courant d'air ascendant. Quand il est trop haut, de nouveau un très léger changement d'aile, et voilà qu'il redescend. Si ton corps se voûte en avant pendant ta pratique, même imperceptiblement, ton esprit prendra rapidement une teinte de dépression ou de désir; s'il se redresse de trop, même imperceptiblement, comme un serpent qu'on irrite, l'esprit prendra la teinte de la colère. Observe, Parvati, la balance de ton corps et ce fléau parfait qu'est ta colonne. Ainsi, tu parviendras à la méditation juste; oui, en vérité, à la méditation juste.

 

Hymne des cinq meilleures places Adagio

 Regarde, Parvati, cette union nette du ciel et des crêtes au loin: il nous entoure d'un cercle de dentelles éternelles. De la place où je suis, rien ne vient faire obstacle à une intimité directe entre l'horizon et moi. Si je regarde, je vois. Je suis la neige qui étincelle, envoie des gerbes de lumières dans toutes les directions, et pourtant demeure immobile.

 

Je suis le Témoin, Parvati: n'est-ce pas la meilleure place, là où je suis ? (Les cinq premières strophes de ce chant sont inspirées librement des cinq qualités de la personne suprême (Pourousha) dans le SamkyaYoga; elles correspondent à peu près aux qualités de Shiva dans le Tantrisme.)

 

Quand je ferme les yeux et médite, la ligne de mes cils se confond avec l'horizon et mon front vide devient un vaste ciel. Celui qui suit la voie de la dévotion aime le bord de la mer. Les vagues récitent son mantra, et il voit dans l'écume qui s'étend le sourire de son dieu. Les rouleaux qui se brisent disent la nostalgie de son cœur et le flux qui s'étale, I'abandon de son corps. Celui qui suit la voie de la connaissance, lui, aime les sommets et la vue des vallées aussi lointaines et aussi proches, aussi fascinantes et aussi insaisissables que l'est son propre esprit. Il embrasse d'un même regard l'horizon et les premières vallées. Les crêtes à perte de vue sont pour lui comme le brin d'herbe à ses pieds, qu'il contemple à perte d'esprit. Il plane, comme l'aigle, dans l'espace énigmatique de l'infini immédiat. Même si certains contours sont estompés par une brume, il prend cette brume pour ce qu'elle est: une masse de lumière. J'ai cette connaissance qui, d'un seul regard, mesure la profondeur de l'espace.

 

Je suis Celui qui connaît, Parvati. N'est-ce pas la meilleure place, là où je suis ? (Le Yoga de la dévotion (bhakti) et le Yoga de la connaissance (jnana) sont les deux grandes voies spirituelles de l'Inde; Le Yoga de i 'action désintéressée (karma) est, concrètement, souvent associé à la dévotion. Ces différentes voies se rejoignent à un niveau élevé de pratique, telles les rivières confluant dans un fleuve qui s'approche de l'océan.)

 

Pour les gens des vallées, les crêtes vues d'en bas sont imposantes, presqu'écrasantes. Pour moi, elles sont les plis d'un manteau qu'au matin de la Création j'ai jeté là, et qui y est resté depuis. Ces chaînes massives sont aux yeux des villageois la meilleure image de l'Éternel. mes yeux, pourtant, elles sont des vaguelettes sans solidité qui se fondront dans la mer étale au jour de la Grande Dissolution. ( La grande dissolution (Mahapralaya) conclut une série de dissolutions ordinaires (pralaya) dans la cosmologie cyclique des hindous.)

 

Je suis cette mer étale, je suis cette base, Parvati. N'est-ce pas la meilleure place, là où je suis ?

 

Le croissant de lune se lève sur mon front, le soir arrive et m'enveloppe de sa douce lumière, le corps se rassemble dans le cœur, et le cœur glisse au rêve. Quand le vide remplit le méditant, c'est par le front qu'il le remplit. Quand la lumière point, c'est au front qu'elle point et quand les formes fusionnent, c'est d'abord dans l'espace du front qu'elles fusionnent. Il est un état tout en demi-teinte, où les fils de la conscience s'entre-tissent avec les fils de la matière pour former cette tapisserie que nous appelons « I'expérience du monde ». Quand je médite, tout ce paysage médite avec moi, il est l'ombre de mon corps. Le sommet est le reflet de ma tête, tous ces cols sont autant de projections de mon cou. Dans le front crevassé de ce glacier, je sens mes propres rides se creuser. Les épaulements puissants de ces lignes de crêtes me font imperceptiblement redresser mes épaules. Parfois, je sens l'angoisse me saisir à la vue d'une gorge sèche, et Je m'enroue presque en ressentant sa rocaille rougeâtre. Que dire de cette grotte là-bas, dans le flanc de la falaise, à l'ouverture étroite comme un nombril, pleine d'une obscurité viscérale, où grouillent sans doute les serpents et les chauvessouris, les nœuds et les nids ? Ne les devines-tu pas, se nouant et se dénouant au rythme de leurs péristaltismes inquiétants ? Quand à mes pieds, je ne les compte plus: tu les vois tout autour, très loin, là où les vallées se dissolvent dans la plaine, là où les crêtes s'étirent et s'effacent. Si tu t'apaises, Parvati, peut-être sentiras-tu battre le cœur de la montagne.

 

Ce cœur, je le suis, je suis la Cause de tout cela, Parvati. N'est-ce pas la meilleure place là où je suis ?

 

Je regarde, avec un esprit clair comme l'aurore, les torrents des désirs suivre leur propre cours au fond de la vallée. Ils sont contenus par les rives de la peur, la réalité des rochers et ne peuvent guère faire autre chose que de suivre les méandres du mental. C'est comme c'est. (« C'est comme c'est » fait partie de ces évidences dont il est si difficile de réaliser les moindre implications dans la vie quotidienne. Ma Anandamayi y revenait souvent. Elle disait en hindi: « jo hai, vahi hai ». Djelal-ud-Din Rumi, également, a utilisé cette expression pour intituler un de ses ouvrages (Fihi ma fini). Tout suit son propre cours, et je ne suis pas identifié à cela. Pourtant, je suis Cela, le grand Cela, le Cela qui inclut et n'est pas inclus. Le Cela dont on pressent parfois la présence, la masse invisible juste derrière l'horizon, pareil à une bête tapie. Je suis désidentifié. Je suis libre, et je m'en réjouis.

 

Je suis Celui qui se réjouit, Parvati. N'est-ce pas la meilleure place, là où je suis ?

 

Être dans le « Je suis », n'est-ce pas la meilleure place ?

 

Chant du « Là-bas » Melancolico, ma non troppo

 Là-bas, dans les vallées de brumes et de pluies, ils ont leurs rêves et leurs larmes, leurs rires et leurs sanglots.

Là-bas, dans les défilés étroits, ils ont leurs peurs écrasantes, ils ont leurs désespoirs également: ils essayent de monter des éboulis qui s'effondrent à chaque pas, ils essaient et échouent, là-bas.

Mais là-bas, ils ont leurs inspirations, leurs éclairs aussi quand, arrivant au col, un coup de vent déchire le brouillard: ils entrevoient, I'instant d'un instant, un demi-cercle de neiges éternelles et neuves, baignées de cette lumière autre qui n'existe qu'après l'ondée, là-bas.

Là-bas, garderont-ils en mémoire cette masse de soleil glacée où je siège tout le jour, conserveront-ils une trace, dans leur âme lointaine, de ce mont bleuté où je veille au cœur de la nuit, là-bas ?

 

Ou vont-ils se fondre dans le troupeau grisâtre, gras et grouillant des êtres désabusés, là-bas... là-très bas ?

 

Là-bas, repenseront-ils à ce qui pour eux est l'étrange, l'ailleurs, I'inconnu ? Reverront-ils les sommets entrevus par-delà les collines ? Là-bas, se souviendront-ils de là-haut?

 

Shiva le bon, Shiva le trop bon Vivace con giusto (quasi cadenza)

 Ils cherchent tous l'immortalité, mais ils n'ont pas assez d'estomac pour ça. Te souviens-tu, Parvati, de ce tohu-bohu qu'a été la création du monde ? Tous ces démons d'Asuras avaient la bouche grande ouverte, mais l'estomac noué par la peur autant que par la faim; ils barattaient frénétiquement la mer de lait pour en extraire le nectar d'immortalité. Mais quand ce dernier s'est rassemblé à la surface, ils se sont aperçu qu'il était imbuvable. Non seulement ça, mais il risquait de se répandre et d'empoisonner le monde entier. Il a fallu que ce soit moi, Shiva, le dieu bon, le dieu trop bon, qui me dévoue pour aller l'avaler. Après tout, il n'était pas mauvais, ce poison, et je l'ai bien digéré. Le seul effet secondaire, c'est que ma gorge en a gardé une teinte bleutée... Tiens, au fait, le bleu, la couleur du divin: y-aurait-il un rapport entre lui et la capacité de digérer les poisons ?

 

Ils veulent faire remonter à la surface les profondeurs de l'esprit, et espèrent y arriver en le barattant, le disséquant, le tripotant, le tarabustant et le triturant; ils vont de triturologue en trituranalyste et s'enferment dans un cabinet noir pendant des années, pour se punir eux-mêmes de je ne sais quelle faute; peut-être doivent-ils expier le Péché Originel de la névrose. Mais ils ont beau torturer ce pauvre esprit comme des démons en le découpant, le défoulant, le transférant, le contre-transférant, le contre-contre- transférant, ils n'obtiennent qu'un jus étrange en guise de nectar d'immortalité, et ne sont même pas capables de l'avaler. Et après, on vient me voir: « et si le vieux père Shiva avec son Yoga d'homme préhistorique pouvait digérer ce qui nous est resté sur le ventre ? et si le bon Shiva était meilleur que nous, qui sommes bons.... mais pas trop bons quand même, soyons réalistes. Et si, du haut du mont Kailash, il avait vu des choses que nous n'avions pas eu le temps de voir, occupés que nous étions à baratter, baratiner et baragouiner à la surface de notre petite mer de lait mentale ? » Et moi, Shiva, le bon, le trop bon, je me suis laissé faire une fois de plus, j'ai laissé les foules m'envahir et troubler ma pratique.

 

D'autres insinuent que je pourrais sans doute avoir un noyau délirant quelque part sous prétexte que, de temps en temps, je leur parle du tout et que, tel l'oiseau, j'ai une vue d'ensemble qu'ils sont incapables d'avoir. Ceux-là, qu'ils aillent se faire soigner. Ils souffrent de a) délire d'interprétation chronique, de b) manie obsessionnelle de l'étiquetage psychopathologique; en termes simples, ils souffrent de constipation mentale; ils ne peuvent même plus sentir; ils sont devenus des machines à interpréter, des machines à étiqueter; quelle expérience étrange ! ils sont atteints de c) secondarite chronique, dégénérative parfois, malheureusement. Et pour compléter le tableau, ils sont d) polypervers infantiles. Cela doit être vrai puisqu'ils sont les spécialistes, au moins de cette spécialité qu'ils ont créée, et qu'ils le pensent; dans ce domaine-là, à la longue, on devient ce qu'on pense être; c'est la loi ancienne, qui n'a guère de raison de changer. Qu'ils en reprennent pour dix ans de trituranalyse triturante. A chacun sa maladie. Ils ont la leur, moi j'ai la mienne; au moins, ma maladie à moi, elle ne sent pas le renfermé; et elle ne m'empêche pas de chanter. Mais s'ils croient dur comme fer qu ils vont s'améliorer, ça peut marcher aussi, jusqu'à un certain point. Le psychisme, c'est le royaume de la foi qui sauve. C'est comme c'est; ils font ce qu'ils savent faire, et moi, je fais ce que je sais faire; tout est pour le mieux.

 

Quand la mer se retire, des cours d'eau transitoires se forment sur la plage en creusant légèrement le sable. Les enfants peuvent passer des heures à créer des barrages, à creuser des canaux pour faire passer l'eau comme il veulent, où ils veulent. C'est en jouant qu'ils apprennent comment est fait le monde et ses éléments. Dans la pratique de ton Yoga, Parvati, sache jouer avec les ruisseaux des sensations qui s'écoulent en toi, creuser le sable de tes sensations, sache mettre des barrages au flot de ta dispersion mentale et diriger l'eau de ton énergie dans laquelle est indissolublement dissoute le sel de ta conscience. Que ta chair soit meuble comme le sable mouillé, et ta colère fragile comme un rebord à demi effondré; que le flux de tes sensations soit l'eau vive qui fouille et qui file, le ruisseau rapide qui retourne à l'océan qui lui a donné naissance. Apprends à découvrir ce monde intérieur en te jouant: observe bien ce qui réussit et ne réussit pas, puis agis en conséquence. Cela pourrait être ton seul Yoga, ceci pourrait être ta pratique unique et te faire déboucher sur l'océan, Parvati. Mais auras-tu la persévérance de travailler, la patience d'attendre ?

 

Oui, en vérité, la patience d'attendre ?

 

Quand la mer monte, les châteaux de sable s'effacent; quand l'expérience du Yoga se déploie, les concepts se dissipent; ils ne laissent que la trace pâle et frêle d'un rêve à l'aurore. La limite entre ton espace intérieur et l'espace extérieur s'atténuera, comme l'horizon entre mer et ciel quand la brume descend. La chemise de ton corps s'allégera et le vase de ton moi deviendra plus poreux. Ton être s'offrira sans réticence au non-être comme, au moment de l'endormissement, la conscience s'offre au rêve, et le rêve au repos. Lorsque tu seras capable de considérer ton avidité, ta rage ou ton mal de ventre comme le rêve d'un autre, alors tu seras une yoguini, Parvati. Ton corps sera secoué d'un rire cosmique, puis ton visage restera éclairé d'un sourire qui a un début mais n'a pas de fin.

 

Connais-tu l'histoire du roi et du magicien ? Un jour, un roi siégeant à sa cour reçu la visite d'un magicien. Celui-ci se mit à faire aller son pouce et son index de manière de plus en plus rapide, jusqu'au moment où ils parurent n'être plus qu'un. Le roi fut de plus en plus absorbé par cet étrange manège; puis il décida, avec effort, de s'arracher à sa torpeur, de se lever et de partir en voyage vers les plateaux du Nord, vers ces étendues où il avait longtemps rêvé d'aller. En chemin, il traversa des cités qu'il ne connaissait pas, rencontra une femme qu'il aima, puis, lassé de ce monde, décida de devenir ascète et de tout abandonner; un jour où il se reposait au pied d'un arbre, il fut pris par une sorte de torpeur et glissa dans un demi-sommeil. A ce moment même, il se réveilla dans le palais au milieu de ses courtisans. Le magicien avait disparu. Quant à lui, probablement avait-il dormi, lui expliqua-t-on. Mais un doute persistait dans son esprit. Il décida avec effort de se lever et de partir en voyage vers les plateaux du Nord dont il venait de rêver. Il arrangea les affaires de son royaume, partit avec une petite escorte; fait étrange et merveilleux, tout se passa exactement comme dans son rêve, jusqu'au moment où il se reposa sous l'arbre et glissa dans un demi-sommeil... ( L'histoire du roi et du magicien est inspirée d'une des nombreuses histoires de ce type dans le Yoga Vasistha (cf la traduction de Michel Hulin, Berg international, Paris, 1987). Pour les hindous, il y a tout un spectre de niveaux de réalité, depuis la réalité onirique jusqu'à la réalité absolue en passant par la réalité empirique, c'est à dire ordinaire et quotidienne. Cette conception, si elle est accompagnée d'une pratique de la méditation chez le psychothérapeute, peut I'aider à mieux comprendre et mieux se faire comprendre d'un patient qui oscille entre le délire et la réalité.)

 

On dit que mon lingam représente le phallus érigé. Peut être, mais il représente aussi pour le méditant l'érection de la colonne vertébrale. Tous les animaux sont capables d'ériger leur pénis durant l'activité sexuelle, mais seul l'homme est capable d'ériger son dos, et de tenir comme cela. Le sage accompli est celui qui a poussé l'évolution à son terme, dont le dos est pleinement érigé. Il est parvenu au sommet de la rectitude et là, demeure stable en lui-même, répandant spontanément ses bienfaits telle la lampe sa lumière. Quand l'homme ordinaire veut se redresser, il est comme maintenu artificiellement par un bambou.... L'intérieur en est barré par des nœuds successifs: par contre, lorsque le méditant s'installe en rectitude, les perceptions montent en lui aussi librement que l'air chaud dans une cheminée large; la colonne de celui qui pratique s'élève, haute et droite; c'est, dans une chambre close, la flamme d'une bougie qui éclaire le livre du corps bien ouvert, qui permet de parcourir le poème fluide des sensations et de distinguer, dans la pénombre, leurs formes craintives et fugaces; la colonne du méditant est calme et stable. Elle s'immobilise, tel un paon qui fait la roue, pour que puissent se déployer pleinement les multiples yeux de sa conscience, pour que puissent se dévoiler au grand jour le chatoiement des duvets intérieurs.

 

Oui, en vérité, le chatoiement des duvets intérieurs.

 

Cantilène de l'omniprésence Largo bene (basse continue)

 Ecoute cette cantilène, Parvati, avec l'attention neuve du montagnard qui écoute, à la première heure, le premier chant du premier oiseau; écoute, Parvati, écoute attentivement, écoute encore, écoute...

 

La lumière du matin irise la brume des vallées. Forêts et rochers sont saupoudrés de ma conscience.

Falaises et ravins sont pénétrés de ma présence.

Je suis le clair, je suis l'obscur; et cet espace qui les sous-tend et les recouvre,

Je le Suis.

 

Les gens d'en-bas voudraient m'enfermer sur ce sommet alors que je m'écoule dans leurs sources, je m'étends sur les étangs, je scintille dans leur fontaines. Je suis le carillon lointain qui soudain fait vibrer l'espace: la vallée devient comme un vaste carillon dont tu es le centre, dont tu es le battant. Je suis cette résonance de la résonance qui n'a ni dedans ni dehors. Je suis le tintement, là-bas, qui rappelle qu'un ailleurs existe. Je suis la vibration fragile entre deux masses d'espace éternel. Je brise le silence au moment même où je l'évoque; je suis le jeu du son et de l'écho, du réel et de l'irréel. Je suis insaisissable, et pourtant perceptible. Quand je passe, la conscience s'arrête et quand j'effleure, le désir se suspend. Je suis le choc du sabot de la vache sur la pierre, lorsqu'elle tarde le matin devant la porte; je suis loin, je suis proche, je Suis.

 

Le corps de la fleur s'élance en sa tige unique, et sa corolle s'épanouit en un œil unique. Pauvre fleur, elle peut te fixer pendant des heures de cet œil unique, mais toi, tu ne lui accordes même pas un coup d'œil. Je suis cet élan de la tige vers son calice; et ce regard vide du calice vers toi, vide et précieux comme la prunelle de tes yeux,

Je le Suis.

 

Dans l'appréhension qui saisit le voyageur traversant des sous-bois la nuit, dans la maladie qui ravage le bétail, me reconnais-tu ? Je suis la pierre sur laquelle se tue celui qui tombe, mais dans la larme qui perle, je suis aussi la lumière qui brille. Je suis les pleurs, je suis le rire;

Je Suis.

 

Quand je respire, le vent souffle. La tempête est mon exercice de Yoga, la brise ma méditation et quand il n'y a plus un souffle, c'est l'extase. As-tu connu l'extase, Parvati, quand plus une haleine ne s'exhale ? As-tu connu l'Arrêt, où tout devient possible, l'infini comme la mort ? As-tu vécu la cessation, et la vie totale qui en jaillit ? La quiétude radicale, et l'invasion de la joie ? Déesse de la montagne, as-tu jamais éprouvé le vestige, et son tournoiement immobile ? Ici, nous sommes tellement loin que même les avalanches n'ébranlent pas mon silence. Regarde, elles sont comme des effondrements sur fond blanc, elles viennent du blanc et retournent en lui. Elles s'en détachent, puis s'y plongent à nouveau, et, dans le Tout, rien n'a changé. Oui, en vérité, elles n'ont même pas troublé mon silence. L'immobilité demeure. Je suis le mouvement, je suis l'immobilité;

Je Suis.

 

Peut-être que les gens connaissent trop de choses: ils sont au courant des moindre détails d'évènements lointains sur lesquels ils ne peuvent avoir aucune influence, mais quand il s'agit de parler à leur voisin, ils n'osent pas; ils savent tout sur le monde, mais ne comprennent même pas leur propre enfant. Moi, je ne sais rien sur le monde; je me contente d'être le monde. Et si un nouveau venu vient me visiter, je me contente d'être lui. Pour moi, il n'y a pas de nouveau venu, aucune venue n'est nouvelle. Tous sont faits de la même farine et de la même eau, du même levain et du même sel. Seules les formes changent et s'écoulent; leur apparente pérennité n'est que cette suspension brève, cette hésitation fugace entre la fin de mon inspir et le début de mon expir. Englobant votre monde, ainsi que sa ronde indéfinie et close, il est un espace ouvert où il n'y a ni allée ni venue, et cet espace,

Je le Suis.

 

Dans l'appréhension du crépuscule, je suis la pleine lune qui se lève, si légère qu'elle laisse presque transparaître le ciel derrière elle, comme un visage d'enfant laisse transparaître la joie. Sa lumière apaise et dissout les démons.

 

Au cœur de la nuit, je suis le cœur qui veille.

Dans la pâleur de l'aube, je suis le point du jour.

Au point du jour, je suis l'Éveil.

Je Suis.

 

Je Suis Celui qui Suis ( L'omniprésence, le «Je suis » est une base de la philosophie Indienne. Pour les hindous, le divin est diffus dans I'univers, il est plus concentré en l'homme et dans la statue du Dieu, et il est très concentré dans le Gourou. Pour eux, il n'y a rien de surprenant d'entendre un vrai sage parler comme un Dieu. Simplement, ils chercheront à vérifier que le dit sage est authentique, en vivant quelques temps auprès de lui et en observant s'il correspond à l'attente de leur coeur et aux critères traditionnels. Ramana Maharshi disait que les deux paroles qu'il préférait dans la Bible étaient " Je suis celui qui suis "et la parole divine dans les psaumes 46 et 11 " Soyez calme, et sachez que je suis Dieu ".)

 

Les onze stances de la présence et de l'absence Calando, ma non troppo... (Mélodie en contrepoint)

 Parvati dit: « Shiva, mon tendre époux, on prétend que tu es partout mais moi, souvent, je ressens ton éloignement tout autant. Pour un moment, j'ai été charmée par le sortilège de ta cantilène. Mais après ? J'ai peur que tu ne partes loin, même quand tu es proche. Je sens ton absence qui s'enroule autour de ta présence comme le liseron s'enlace au lys ».

 

1 - Shiva sourit et dit: « les familles dans les villages pensent qu'on m'a chassé parce que je n'étais pas comme tout le monde mais c'est l'inverse. Parce que je suis parti, que j'ai quitté les cités et les villages pour vivre à l'écart, dans la nature vierge, parce que je n'ai vu personne pendant longtemps, mon troisième œil s'est éveillé. A force de n'entendre personne, ma troisième oreille s'est ouverte également; là-bas, dans les villages, ils sont aveuglés à force de regarder des corps qui se traînent dans un quotidien opaque. Ils sont assourdis à force d'entendre des conversations d'une banalité criante, à hurler. D'ici, de ma montagne, je vois leurs âmes directement. D'ici, des bords de mon ruisseau, je perçois le bruissement sourd du sang dans leurs artères. Près de mes buissons frissonnants, je devine le chagrin et l'amour qui frémit en leur cœur. Je suis loin, mais je suis aussi au milieu d'eux, je suis en eux.

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue. (« Mon absence relative deviendra ma présence absolue » est une réponse de Nisargadatta Maharaj, un Maître spirituel décédé en 1982 à Bombay. Il enseignait la voie de la Non-Dualité, de l'unité de toute chose (Védanta). Avant sa mort, il disait aussi à ses disciples: « il ne me reste plus beaucoup de temps: parlez-moi de Dieu, de vous ou de moi »; et aussi « Je ne vous parlerais pas de cette manière si je n'étais déjà mort ». Ce sur quoi le disciple qui traduisait se mit à pleurer. Les recueils de ses entretiens - car Maharaj n'écrivait pas - sont publiés aux Deux Océans.)

 

2 - Qui plus est, j'ai découvert que j'avais un second esprit. Le premier esprit, doux et peureux, répète et pense ce que tout le monde dit, pour être gentil et ne pas avoir d'ennuis. Mais le second esprit, celui qui danse derrière le voile, n'est pas comme cela: une fois mis en branle, il détruit ce qu'il y a derrière le voile, il détruit le voile, il détruit tout et danse de plus belle dans cette vacuité neuve, dans cette félicité sans barrière. Mon esprit se répand dans le vide, comme l'eau pure versée dans l'eau pure.

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

3 - J'ai quitté, ils m'ont mis hors-caste: je n'ai pu supporter la grossièreté de mon beau-père Daksha qui ne m'a pas invité à son banquet, et qui a poussé mon épouse Sati au suicide. J'ai foudroyé le vieux de mon troisième œil. Ensuite, pour le consoler, on lui a recollé une tête de bouc. C'était finalement ce qui lui allait le mieux. (L'histoire de Daksha s'est passée, dit la tradition, à Kankhal, à l'endroit où le Gange sort de l'Himalaya. Il y a là maintenant un grand temple proche d'une plage au bord du Gange, où l'on brille les morts. J'habite entre le temple et la plage, dans un palais du XVIII ieme siècle un peu décrépit, et c'est là que « Ce que le vent disait aux rochers » a été écrit, après un mois de retraite intensive en silence.)

 

J'ai quitté, ils m'ont mis hors-caste: je n'ai pu supporter le mensonge de Brahma qui a prétendu faussement avoir vu le sommet de mon lingam de lumière; je lui ai coupé une de ses cinq têtes, celle qui dépassait. Ils ont eu peur, ils se sont rassemblés, ils ont fait des conciliabules: « Si on se met à couper la tête des brahmanes, c'est la fin de la religion » ont-ils chuchoté dans leurs cryptes grisâtres. Et ils m'ont mis hors-caste: j'ai quitté; ils pensaient que ce serait terrible pour moi, mais j'ai quitté content, et j'ai erré heureux. Si tu gardes en ton cœur, Parvati, le souvenir de Celui qui erre heureux,

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

4 - J'ai quitté, ils m'ont mis hors-caste; depuis lors, les brahmanes adorent un hors-caste: j'en ris matin, midi et soir quand le prêtre bourru, dodu et pansu vient faire le rituel en marmonnant ses prières entrecoupées d'éructations. Le bonhomme se prosterne, s'allonge dans la poussière devant un hors-caste; s'il réalisait cela, il en mourrait sur le coup, il ne se relèverait plus !... Ces brahmanes prétendent être des deux fois nés ( Les membres des castes supérieures sont appelés deux fois nés (djiva) car ils ont été initiés officiellement durant la grande enfance dans leur groupe social. Je me suis souvenu, après les avoir écrites, que ces stances trois et quatre ne sont pas sans rapport avec l'hymne du hors-caste attribuée à Shankaracharya. Son refrain est: « Celui qui pense ainsi (de manière non-duelle), que ce soit un hors-caste ou un deux fois né, celui-là est un Maître. Telle est mon conception du Gourou » Evidemment la réalité quotidienne de la religion de l'Inde est plus complexe et moins libérale.. (cf « Hymne de Shankaracharya », traduction de René Allar Editions Orientales, Paris, 1977, p.31).), mais je préférerais, pour ma part, qu'ils soient des deux fois morts: morts déjà une première fois à leur orgueil de caste; qui peut être sûr que ce sont réellement les bonnes actions de leurs vies antérieures qui les ont amenés là ? Et évidement, qu'ils meurent une seconde fois, comme tout le monde: les deux fois nés, eux aussi, sont mortels. Quand un brahmane s'aperçoit que je ne suis pas ce qu'il pensait, que je ne suis pas obligé de descendre et d'être là, dans le lingam, à chaque fois qu'il m'y invite,

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

5 - Les gens des villages, là-bas, tournent en rond comme des poissons dans leur bocal. Ils avancent, bien sages, droit devant eux, en suivant le cercle qui les ramènera exactement à leur point de départ. Parfois, I'un d'entre eux se cogne contre le verre; il a peut-être alors l'intuition passagère que ce monde est un globe qui a un dedans et un dehors, et que le dedans où il nage gentiment n'est qu'un côté de la réalité. Mais quel est le poisson qui saura, comme moi, devenir l'englobant lui-même ? J'englobe ces existences que j'ai vécues, et que je vis et que je vivrai. Je joue avec elles comme le jongleur avec ses balles. La source de l'attention n'est pas dans les balles, mais dans le regard du jongleur.

Ils pensent que je suis idiot parce que j'ai quitté. Mon absence les dérange, parce qu'elle les oblige à réfléchir. Mais c'est l'idiot qui dérange par sa présence, quand on l'a toute la journée sur le dos. Le sage, lui, dérange par son absence. On se demande dans quel océan de l'esprit il vogue, sans guère laisser de traces, et cette question même fait rentrer dans le courant du fleuve, de ce fleuve qui s'étire vers l'océan. Ils pensent que je suis une bête pour courir ainsi les forêts et les montagnes; mais celui qui sait faire la bête comme moi, c'est plus qu'un ange, c'est un dieu. Ils m'en veulent de cette absence, de ce doute, de ce vide que j'ai créé dans leur âme et autour duquel tout s'est mis à tourner, comme la roue autour du moyeu.

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

6 - Les gens des villages sont émotionnellement incultes. Non pas qu'ils soient dépourvus d'émotions; ils en ont, et de grosses, qui s'entrechoquent avec un vacarme effroyable digne de piles de casserole vides qui tombent à la renverse

sur le carrelage de la cuisine. Mais ce qu'ils oublient, c'est qu'ils s'y sont habitués comme à une drogue. Ils sont devenus à moitié sourds, et vont leur chemin en se répétant: « C'est ça, la vie... je dirais même plus, la vie, c'est ça ». S'ils n'ont pas leur chahut émotionnel quotidien, ils s'ennuient. Et si l'ennui dure, ils sont obligés de se regarder eux-mêmes: le spectacle est parfois si désolant que c'est la débâcle, et ils en font une dépression. C'est alors qu'ils se tournent vers moi. Te souviens-tu, Parvati, de ces moments dans la montagne où la brume est sur le point de se condenser en pluie ? Quand les gens de la vallée sentent que leurs rêves sont en train de se condenser en larmes, c'est alors qu'ils se souviennent de moi; quand leur gorge se serre et qu'ils sentent leur poitrine remonter jusqu'au visage, c'est alors qu'ils tournent leurs pensées vers moi, Parvati.

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

7 - Les gens des vallées ne cessent de se rabattre sur ce qu'ils connaissent déjà; je ne trouve en eux ni feu, ni sel. Regarde comme ils te mettent sur leurs autels de famille à mes côté, Parvati, comme bonbon et bobonne. En réalité, je ne te vois pas, je te sens plutôt, siégeant dans le cœur de mon cœur. Et là, dans l'intime de ton cœur à toi, je sens le point blanc, I'indestructible: il se déplace constamment, et trace la ligne de la vie et de la mort, le fil de la destinée, ce fil si frêle, mais que rien ne peut trancher avant que l'heure ne soit venue. Quand je m'absorbe en ce point, tout disparaît, sauf la lumière claire, dynamique et omniprésente.

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

8 - L'enfant peut être si fasciné par une bulle de savon que ses deux yeux en deviennent comme deux autres bulles de savon, aussi flottantes et aussi rêveuses que la bulle initiale. Puis, soudain, fin de l'hypnose: la bulle éclate, et une goutte d'eau trouble s'écrase lamentablement sur le sol; et bientôt, plus rien; ou si... peut être encore pour quelques temps, deux larmes qui troublent les yeux de l'enfant. Tant qu'elles fascinent, les théories peuvent avoir une certaine réalité dans l'homme, une réalité flottante, une réalité rêveuse. Puis un jour, ce qu'il avait presque divinisé s'évanouit, la bulle éclate, les larmes coulent. Puis, plus rien.

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

9 - Te souviens-tu, Parvati, du jour où notre enfant Ganesh vint en courant, une petite boite de bois à la main: « Papa, regarde, je l'ai attrapé ». Il entrouvrit mystérieusement le couvercle. << Je ne vois rien. Qu'est-ce que tu as donc attrapé ? » « L'espace ! » « Ganesh, mon enfant Ganesh, quand comprendras-tu que c'est dans ta tête qu'il y a trop de petites boites ? Si tu les laissais s'ouvrir, tu n'y perdrais rien, car elles ne contiennent rien de particulier; mais ça, pour encombrer, elles encombrent, ces boites ! Quand l'espace qui est au-dedans est aussi au-dehors, qu'est-ce qui peut aller où, et pourquoi irait-il, Ganesh ? Si tu comprends que la présence est partout, tu n'as plus besoin de fermer le couvercle pour l'empêcher de s'envoler ! »

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

10 - Vos théories sur moi, vos théories sur l'Esprit sont comme ces murs de pierres sèches abandonnés dans la montagne, sur lesquels se jette une végétation aussi vierge que folle... Soudain, on distingue un carré, une maison, sans doute; un foyer où l'on est né, où l'on a aimé et où l'on est mort. Un intérieur bien abrité, qui vous protégeait de la jungle, de ses jours torrides et de ses nuits féroces. Puis, de l'autre côté d'un mur, une autre maison où vécut une autre famille, sans doute. Peut-être que les deux familles se sont battues et réconciliées, génération après génération, à propos du mur mitoyen. « Un peu plus par-ci, un peu plus par-là C'est à moi ! Ce n'est pas à toi ! » Mais est-ce que changer des murets de place a jamais changé la dimension de la montagne ? Est-ce que faire ou défaire vos théories a jamais changé la nature de l'Esprit ? Réalises-tu, Parvati, que les théories ne peuvent pas plus saisir l'Esprit que cette vieille toile d'araignée qui s'accroche entre deux cailloux ne peut saisir le vent, le grand vent qui vient d'au-delà des étoiles et y retourne. Si tu fais ton deuil des concepts, Parvati,

C'est alors que mon absence relative devient présence absolue.

 

11 - D'ici, j'ai le sens de la profondeur. Les gens d'en bas ne peuvent guère développer ce sens: ils ont des falaises à droite, des falaises à gauche, des falaises au fond; et juste un étroit défilé par devant, pour qu'ils puissent aller faire leur marché de la saison, ou pour que les jeunes puissent aller se faire tuer à la guerre. Ils vivent dans une dimension deux maximum. D'ici, je perçois la troisième dimension, ce n'est pas difficile. Quant à la quatrième, celle du temps, elle a cessé de m'hypnotiser; j'ai mis le grand magicien en déroute; ce n'est pas si compliqué, quand on réalise que seul le présent est réel: le passé n'est qu'un tas de vieilles coquilles vides, et le futur m'impressionne encore moins: c'est le même tas de coquilles vides que le passé, mais ficelées un peu différemment et projetées vers l'avant, voilà tout. Devrais-je décrire la cinquième dimension qu'ils ont beaucoup de peine, non seulement à sentir, mais même à imaginer ? Peut-être pas, mais c'est dommage; en effet, c'est l'ultime dimension, la dimension sans dimension où la conscience du << je >> se réabsorbe et disparaît en elle-même.

Après, c'est alors que mon absence relative est présence absolue.

 

Psaume du non-pouvoir Allegro con giasto

 Parvati dit: « Shiva, noble époux, le peuple te redoute, mais moi, je ne te crains pas. Pourtant, tu es le roi des dieux, et tu connais l'essence. Je t'en prie, révèle-moi le secret de cette connaissance, montre-moi ton pouvoir véritable ».

 

Shiva sourit et répondit: « Ainsi, cette connaissance plus secrète que le secret va t'être révélée par moi-même. Médite-la entièrement, puis fais ce que veux ». ( Cette réponse est inspirée de la Bhagavad-Gita, XV111, 63. Il s'agit d'une des dernières paroles de Krishna à son disciple Arjuna, montrant bien que la relation à un véritable Mâître spirituel n'est pas contraignante, mais libératoire. Elle mène à une indépendance mûrie.)

 

« Les gens du village font courir le bruit que je suis le détenteur de pouvoirs magiques, sous prétexte que je pratique le Yoga et que j'éveille l'énergie. Ils disent que j'ai tué Brahman, Daksha ainsi que Kama, le dieu du désir. J'ai donné la mort au tigre d'un coup de trident. Mais ces pouvoirs, je ne m'en sers plus. Regarde, Parvati, je tiens bien en main ce trident. Ses trois pointes sont dirigées vers le ciel, elles ne blessent plus personne; elles représentent les trois sortes fondamentales de fil dont est constitué le tapis de la nature, dont est tissé la tapisserie de l'âme. Ces trois fils ont pour nom Paresse, Passion et Pureté (Tamas (inertie, paresse), rajas (mouvement, passion) et saliva (lumière, pureté) sont les trois qualités fondamentales: elles constituent la trame de la Nature et du psychisme. Le Yoga consiste à transformer l'inertie (tamas) en mouvement (rajas), puis le mouvement en lumière (saliva), et à se stabiliser dans le pur sattva et à aller au-delà. Certains disent que le seul fait d'arriver réellement à se maintenir dans un état de saliva de manière prolongée est suffisant pour, un jour, faire le saut au-delà). Mon vrai pouvoir, c'est de dénouer les fils des trois qualités, les tenir en main et les diriger vers le haut. Ainsi, je peux bénéficier de l'irruption soudaine de la Réalisation au-delà de la Pureté, je peux recevoir la Libération dans la spontanéité.

 

Si j'ai un pouvoir magique, C'est la spontanéité du non-pouvoir! ( Svayambounath, le Seigneur de la spontanéité (littéralement « qui existe en lui-même ») est un nom de Shiva, ainsi que de Bouddhâ.)

 

Considère mon symbole, Parvati. Existe-t-il signe plus simple que ce lingam, ce galet ovale ramassé dans une rivière sacrée ? Il n'est pas fait de main d'homme, sa teinte est noire, la couleur de l'absence de couleur. Mes serviteurs en l'adorant sont-ils plus compliqués ou idolâtres que ceux qui, pour adorer une pierre noire, ont besoin de la recouvrir d'une Kaaba et d'une tenture bordée d'argent ? Je ne suis pas plus idole que les dieux iconoclastes, Parvati. Où donc est mon pouvoir ?

 

Si j'ai un pouvoir magique, C'est la spontanéité du non-pouvoir!

 

Mon troisième œil a mis les mondes en fusion, mais mon cœur les contient. Je suis contenu dans le vide, et je contiens le vide. Je suis vêtu d'espace (digambara) et espace de conscience (chidam-baram). J'aime ce peuple de l'Inde qui a osé appeler une de ses villes « Espace de conscience ». Dans quel autre pays oseraient-ils le faire ? Je suis l'espace. Quel pouvoir magique l'espace peut-il bien donner ?

 

Si j'ai un pouvoir magique, C'est la spontanéité du non-pouvoir !

 

Les gens qui m'adorent par peur craignent que le feu de mon ascèse se transforme subitement en colère. Jour et nuit dans les temples ils font couler de l'eau goutte à goutte sur mon lingam pour le rafraîchir. Ils me représentent avec le croissant de lune sur le front, pensant que sa lumière va m'apaiser. Ils font couler le Gange de ma chevelure, pensant que ses eaux vont me rafraîchir, ou bien que je pourrai refréner leur impétuosité quand elles se lancent vers la plaine. Mais si j'ai été capable d'allumer et de faire grandir le feu du pouvoir, je serai bien capable de l'utiliser et maîtriser en l'enfermant à double tour dans la chaudière du non-pouvoir.

 

Si j'ai un pouvoir magique, C'est la spontanéité du non-pouvoir!

 

Le Chant des chants: ma véritable statue, c'est l'être libéré. Andante cantabile

 Ma véritable statue, c'est l'être libéré.

C'est moi qui vous mène à lui, et c'est lui qui vous mène à moi.

Telles sont les règles du jeu que nous avons convenues entre lui et moi, avant même que la lumière ne soit. Il est maître spirituel, je suis dieu et nous sommes un; d'une main, il vous tire, de l'autre, je l'attire.

 

Devant un tel être, je suis heureux de me prosterner;

Après tout, je ne suis qu'un dieu.

 

L'être humain ordinaire, qui a un corps chaud et un cœur qui palpite, se prosterne devant cette pierre froide et inerte qu'est le lingam. Mais moi, je me prosterne devant l'être humain parfait, le libéré qui sait qu'il n'est pas seulement ce corps chaud et ce cœur qui palpite, qui a réalisé qu'il est Conscience. Comme il se voit lui-même, dans cette même Conscience, il voit les autres humains, il te voit et il me voit.

 

Devant un tel être, je suis heureux de me prosterner.

Après tout, je ne suis qu'un dieu.

 

Quand la tempête siffle et que le froid fait éclater le tronc des mélèzes, quand même les loups ont les pattes gelées et que les avalanches emportent des villages entiers, I'être libéré - et lui seul - est assez fou pour penser: « le monde a la perfection du flocon de neige: parfait vu de loin, encore plus parfait vu de près, et complètement parfait vu de très près.

 

Devant un tel être, je suis heureux de me prosterner.

Après tout, je ne suis qu'un dieu.

 

J'ai moi-même été Gourou, quand à l'ombre d'un arbre, sous la forme du jeune homme Dakshinamurti, j'ai éveillé la Réalisation chez les quatre fils de Brahma par mon simple silence. Mais les gens ont peur de s'approcher du Gourou: ils craignent d'être critiqués ou remis en question; ils préferent me prier, moi qui siège sur mon lointain Kailash. De même, un jour d'été à midi ils ont peur de mettre le pied dans le sable brûlant, alors qu'ils peuvent encore supporter le soleil lointain. En vérité, tu peux trouver un être de ce type qui a accumulé en lui le divin, et qui fait brûler le cœur par son simple contact.

 

Devant un tel être, je suis heureux de me prosterner.

Après tout, je ne suis qu'un dieu.

 

L'être libéré est ample comme l'espace. Il y a parfois des éclairs de conscience où l'on voit, I'espace d'un instant, I'instant d'un espace; c'est de cet espace dont je te parle. L'œil de l'homme libre est un espace transparent où la souffrance des disciples s'exprime, s'étire et s'efface. C'est la matrice ouverte de tous les possibles, le champ sans clôture de toutes les expansions. C'est la source sans origine et la rivière sans rives, où les ego s'étendent, s'étalent et expirent. C'est le miroir où les espérances viennent mourir, se voyant comblées. Le disciple qui vit auprès d'un tel maître habite une maison dont la porte donne sur le précipice: un jour ou l'autre, il finira par glisser dans le vide. Tu peux trouver un être qui donne le vertige par sa seule proximité. ( L'image de la maison au bord du précipice est tirée des « Lettres à un ami spirituel » de Nagarjuna, maître bouddhiste du début de notre ère, et champion de la Vacuité: d'après lui, c'est l'approche la moins inexacte de l'Absolu. (cf «letters to a spiritual friend » Tibetan Library of Works and Archives, Dharamsala, Inde)

 

Devant un tel être je suis heureux de me prosterner.

Après tout, je ne suis qu'un dieu.

 

L'être libéré a la connaissance du Yoga. De paroles pareilles aux siennes, tu n'en entendras que rarement. Elles s'écoulent comme un fleuve sans méandre, allant droit de sa source jusqu'à son embouchure. Sa simplicité est celle d'un verre parfaitement plein, si plein qu'un instant, on pourrait croire qu'il est vide. Sa Lumière irradie spontanément. Elle s'échappe de ses yeux, ses oreilles, ses narines, sa bouche et tous les pores de sa peau; Il vient d'une contrée où il n'y a ni jour, ni nuit ( L'image du pays où il n'y a ni jour ni nuit se trouve dans Ramprasad, un fidèle de Kali au XVllléme siècle. Jusqu'à nos jours, ses chants sont souvent repris au Bengale. (cf « Les chants à Kali » de Ramprasad traduction de Michèle Lupsa, Les Belles Lettres Editeur Paris); Là-bas, il a acquis le savoir, Le savoir faire et le faire. Celui qui l'approche et qui suit son enseignement ne pourra plus distinguer le jour de la nuit, il saura endormir son propre sommeil en le berçant; il demeurera stable dans le Soi grâce au Soi. Ainsi, le Gourou aura un disciple véritable, un successeur authentique. La pierre philosophale aura fait plus que transformer le plomb en or, elle l'aura transformé en seconde pierre philosophale.

 

Devant un tel être, je m'étends comme la terre aux pieds du ciel.

Après tout, je ne suis que moi; il Est.

 

Le Cantique des Sept Noms nouveaux Largo bene

 La réalité se glisse entre les mots, tel le vent entre les rochers. Parfois, elle jaillit de la rencontre de deux noms, comme l'étincelle du choc de deux pierres. Mon serviteur Vishvamitra, par le feu de son ascèse, a créé des mondes. ( Vishvamitra est le sage du Ramayana qui a accueilli Rama et Sita lorsqu'ils ont pris la route de l'exil et sont partis habiter dans la forêt. Il était connu pour ses pouvoirs magiques, ainsi que pour ses désirs et ses colères effrayantes; malgré tout, il a fini par atteindre la libération.) Quant à moi, il me plaît parfois de créer des langages, ensuite je les dissous. Vos langues aussi, dont vous êtes si fiers, se dissoudront. Le premier langage est le balbutiement de l'enfant, le dernier langage est le mantra, quand mon serviteur invoque mon Nom sur son lit de mort. Avant le premier, après le dernier langage, c'est le silence. J'ai décidé donner à ce serviteur fidèle qui m'invoque sept Noms nouveaux; je veux louer, mettre en lumière ses qualités rares, si rares qu'on ne leur a pas encore trouvé de nom. Fais silence, Parvati, et prête l'oreille à ce Cantique nouveau:

 

1 - Certains sont trop doux, et tombent dans le flou par excès de douceur.

D'autres sont trop précis, et deviennent tranchants par excès de précision.

Mais mon serviteur, lui, suit la voie du juste milieu.

Il sait unir les deux tendances, douceur et précision.

Cette qualité rare, je lui donne pour nom « doucision ».

 

2 - Certains veulent trop le progrès des autres, et ces derniers se cabrent.

Certains ont trop de compassion pour eux, et ces derniers s'endorment.

Mon serviteur lui, suit la voie du juste milieu.

Il sait unir les deux tendances, progrès et compassion.

Cette qualité juste, je lui donne pour nom « propassion ».

 

3 - Certains, par les barrières obsessionnelles de leur intellect, limitent l'esprit.

D'autres, par une dissolution trop rapide du garde-fou de l'habitude, se perdent dans l'espace.

Mon serviteur, lui, suit la voie du juste milieu.

Il sait unir les deux tendances, esprit et espace.

Cette qualité immense, je lui donne pour nom « espace ».

 

4 - Certains croient que la panacée, c'est la vacuité, et ils deviennent aussi vaporeux que stuporeux.

D'autres croient que la panacée, c'est la félicité, et ils deviennent trop heureux, trop peureux également.

Mon serviteur, lui, sait unir les deux tendances, vacuité et félicité.

Cette qualité ambidextre, je la nomme « vacuicité ».

 

5 - Certains obtiennent momentanément l'ouverture de leur esprit au Tout, mais ils s'affaiblissent et se diluent.

D'autres obtiennent momentanément la convergence de leur esprit vers un objet de désir donné, mais ils s'y attachent et se renferment.

Mon serviteur, lui, suit la voie du juste milieu.

Il sait unir les deux tendances, ouverture et convergence.

Cette qualité unique, je lui donne pour nom « ouvergence ».

 

6 - Certains aiment les idées.

Ils les aiment tant qu'en croyant jouer avec elles, ils se font plutôt jouer par elles.

Certains aiment la réalité. Ils s'y collent comme l'huitre à son rocher:

Pauvre huître, que connais-tu de la grande réalité ?

Pas même une fois depuis ta naissance, tu n'as pris la peine de te retourner, de soulever les paupières de ta coquille et de regarder l'océan !

Mon serviteur, lui, suit la voie du juste milieu.

Il sait unir les deux tendances, idées et réalité.

Cette qualité utile, je lui donne pour nom « idréalité ».

 

7-Certains pensent que le Suprême, c'est le Vide.

D'autres pensent que le Suprême, c'est la plénitude.

Mon serviteur, lui, ne pense à rien.

Si on le pousse à parler, il dira « le Suprême, c'est le Suprême ».

Si on le pousse encore plus, il attirera l'attention sur l'exemple même qu'il donne:

Il suit la voie du juste milieu.

Il unit les deux tendances, Vide et Plénitude.

Cette qualité ultime, je lui donne pour nom « viditude ».

 

Les alchimistes disent « solve et coagula », et moi, je complète en disant « coagula et salve »: tu peux donc oublier, Parvati, ces mélanges étranges, ces mariages inattendus, et dissoudre ces coagulations transitoires, comme finit toujours par se dissoudre l'union de deux êtres qui s'étreignent et qui s'aiment.

Oui, en vérité, par se dissoudre l'union de deux êtres qui s'étreignent et qui s'aiment.

 

L'allée au-delà: le Conte des trois Amis Andantino (quasi cadença)

 Connais-tu, Parvati, ce Conte? ( Le Conte des Trois Amis est inspiré d'un récit du Sud de l'Inde. (WisHorn through Indian Folktales, Vivelananda Rendra PatiLa, Madras,1980, p.7 ) Trois amis entendirent parler d'un vieil homme riche qui n'avait pas de descendance; il avait fait annoncer sur la place du marché qu'il cherchait quelqu'un d'intelligent à qui léguer ses affaires. Les trois amis se présentèrent:

« Je vous donne à chacun dix pièces d'argent, et une chambre vide. Essayez de remplir entièrement la chambre vide, mais en dépensant le moins possible ! Le premier ami, qui n'avait guère d'imagination, acheta du coton: mais il dût dépenser ses dix pièces pour remplir la chambre: il avait perdu. Le second acheta de la paille; quand le vieil homme ouvrit la porte, il reçut la paille sur la tête, se mit à éternuer très fort et ne fut pas satisfait du tout. Le troisième ami, lui, acheta pour presque rien une coupelle de terre et un peu d'huile. Il ramassa un bout de ficelle, fabriqua ainsi une petite lampe qu'il installa au beau milieu de la chambre; cette dernière fut instantanément remplie de lumière: il avait gagné.

Ce conte est une invention: le vieil homme n'a jamais existé, pas plus que les Trois Amis, et, de mémoire de marchand, on n'a jamais entendu d'annonce pareille sur la place du marché; mais la petite lampe, elle, existe pour de bon. Elle est là, Parvati, au centre de ton être, cachée sous le boisseau de l'ignorance; si tu n'es pas complètement aveugle, tu finiras bien par la voir brûler. Oui, en vérité, tu finiras bien par la voir brûler.

 

Ils ne savent pas aller au-delà, ils n'ont pas aperçu par où passait l'allée au-delà. Ils parlent du mythe de Shiva, mais ce sont eux, en fait, qui sont des mythes; par rapport à cette vérité de l'absolu que je représente, le monde est un songe, un mythe et un mensonge. C'est un vieux manteau grignoté par la vacuité, c'est un mythe, miteux, mité. Tu n'es pas d'accord, Parvati; peut-être qu'avec le temps, tu réaliseras; souvent, ce genre de réalisation vient sur le tard; mais c'est bien de le réaliser tôt aussi: les leçons du Gourou sont peut être dures, mais elles le sont bien moins que celles de la vie. Et pourtant, il y a aussi l'autre face de la médaille: de ce que je suis, tout est symbole. Celui qui ignore cela est aussi plat qu'un plat frappé à plat: plat avant, plat pendant et plat après. Peut-être qu'il dit des choses logiques, mais il n'a pas d'harmoniques. Peut-être qu'il raisonne, mais en lui, personne ne résonne, c'est ce qui l'emprisonne. De ce que je suis, tout est symbole: celui qui sait cela, qui le voit, I'entend et le goûte a le son riche du cristal qui tinte.

Oui, en vérité, le son riche du cristal qui tinte.

 

Mais ne l'attache pas aux symboles, Parvati: eux aussi sont mortels; bien qu'essentiellement vides, ils encombrent, ils peuvent donner des indigestions; la symbolophagie devient une sorte d'aérophagie qu'on doit soigner, sinon il y a risque de ballonnements, de spasmes mentaux chroniques. Quand un marcheur traverse un sous-bois épais en-dehors des sentiers battus, il enlève presqu'automatiquement les fils de toiles d'araignées qui viennent se coller régulièrement sur son visage. De même, Parvati, dans l'itinéraire solitaire de ta méditation, débarrasse-toi des symboles quand ils ont fait leur temps, débarrasse-toi des concepts, en particulier de ceux que tu t'es fabriqués à mon propos. Ce sont des chaînes que tu te forges pour m'agripper; mais même au moyen de chaînes d'or, qui peut me forcer à rester en place ? Je suis le vent, je caresse et je passe, je suis passant.

Oui, en vérité, je suis passant.

 

Deviens comme l'eau vive de la rivière qui se trouble un instant d'un nuage sous-marin lorsque le baigneur y pénètre. Rapidement, elle retrouve sa clarté antique et neuve, sa pureté prime et ultime: deviens pareille à mon lingam de quartz: le cristal géant n'a pas de couleur en lui-même, mais reflète les couleurs de tout ce qui passe devant lui. Deviens pareille au miroir que des sages ont installé dans certains de mes temples ( Swami Narayan, un adepte du Yoga de la Non-Dualité (Védanta) et réformateur du Sud de l'Inde, a installé au début de ce siècle un tel miroir dans un temple qu'on inaugurait: en effet, la moitié des gens voulait qu'on mette une statue, et l'autre moitié une autre. C'est de cette manière qu'il résolut le problème.): son enduit d'argent ne contient pas de forme en lui-même, mais reflète les formes de tout ce qui passe devant lui.

Oui, en vérité, les formes de tout ce qui passe devant lui.

 

La dernière danse Apassionata

 Je suis le Bon (Shiva), mais je suis aussi ce cadavre (shava) sur lequel je danse.

 

le frappe lourdement la terre des humains de mes deux talons, le talon du bonheur et le talon du malheur.

Partout retentissent les clochettes de mes deux chevilles, les clochettes du désir, et les clochettes du deuil. Le monde, c'est comme ça que je l'ai: à portée de pied !

 

Je suis Shiva Sur le champ de crémation

Je danse ma danse de mort

Je danse la mort de la Mort

Je suis Shiva.

 

J'ai créé les mondes au rythme de mon tambour,

Je les ai protégés de ma main dressée en signe de non-peur,

Je les ai détruits au feu de mon feu.

Mon pied droit écrase l'illusion,

Mon pied gauche, tourné vers le ciel, indique l'Éveil'.

 

Je suis Shiva

Parmi les proches qui pleurent,

Je danse ma danse de mort,

Je danse la mort de la Mort.

Je suis Shiva.

 

Les soleils couchants ne m'impressionnent pas.

Tout ce sang pour l'agonie d'un jour.

Toute cette appréhension pour une nuit qui, elle aussi, finira bien par finir.

Cela n'impressionne que ceux qui restent identifiés au Temps

Comment moi, la Lumière, pourrais-je craindre l'ombre ?

Je n'ai jamais réussi même à l'apercevoir.

Je suis la colonne de cristal sous le soleil au zénith:

où est son ombre, dis-moi ?

 

 

 

 

Je suis Shiva.

Dans le Gange transparent, ( Parler du Gange transparent est une licence portique; en réalité il est boueux toute l'année...sauf peut être pendant deux semaines au printemps, quand fondent les neiges de l 'Himalaya.)

Je danse ma danse de mort,

Je danse la mort de la Mort.

Je suis Shiva.

 

Quand la dernière fumée du dernier bûcher emporte ton dernier rêve, je viens et danse avec toi ma dernière danse, la danse de la félicité. Dansons ensemble, toi et moi.

Dansons ensemble, toi...

Et Moi.

 

Je suis Shiva.

Dans les cieux immobiles,

Je danse ma danse de mort,

Je danse la mort de la Mort.

Je suis Shiva.

 

Je suis la Vie.

 

Final: Le Choral à sept fois sept voix Maestoso

 1 - La parole qui parle du Yoga n'a ni début ni fin.

Elle résonne avant que le temps ne fût,

Elle résonne après que le temps a été,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

Elle se répand de vallée en vallée, telle le tonnerre en montagne lorsque l'orage arrive.

Elle se répercute de falaise en falaise, comme le gong du solitaire dans une gorge déserte,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

2 - La parole qui parle du Yoga est réverbérée, sans diminution, de Cycle en Cycle.

Elle englobe l'espace, subtile,

Et le baigne de sa vibration immobile,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

C'est le tremblement puissant, fondamental, des fleuves en chute.

C'est le tintement aigu et fragile du cristal qu'on percute,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

3 - La parole qui parle du Yoga est la Parole ( J'ai une définition large du Yoga: elle inclut toutes les pratiques menant à l'intériorisation, qu'elles proviennent du Nord ou du Midi, de l'Orient ou de l'Occident. En cela, je continue la tradition initiée par le Rig-Veda, un texte fondamental de l'Inde. Il dit dans l'un de ses versets « puissent de nobles pensées nous venir de toute part. »)

Dont les autres paroles ne sont que symboles Qui parlent et passent, comme les oiseaux s'envolent

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

Le Chant du Monde est un contrepoint,

Ecoute la basse continue, écoute au loin

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

4 - La parole qui parle du Yoga est la Parole

Et tout le reste n'est que parabole,

Vacarme de cymbales en carambole.

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

Les livres sacrés sont morts, leurs images sont vides

Tant que tu ne l'a pas rencontré, le maître, et que tu ne l'as pas écoutée,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

5 - La parole qui parle du yoga est caresse suprême.

De sa vibration, elle enveloppe de tous côtés l'abandonné,

De sa vibration, elle va jusqu'à masser le cœur de l'emmuré

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

Ami, si tu te tortures et te détruis,

Si tu te fais mal, écoute, ami,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

6 - La parole qui parle du Yoga est d'une tendresse extrême. Elle sait s'avancer au devant de l'esseulé, Elle sait mouiller de larmes les yeux du desséché, La parole qui parle du Yoga.

La parole

 

Ami, si au jour de ta naissance, ta mère est morte,

Si toi-même tu meurs après tous tes fils, écoute, ami,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

7 - La parole qui parle du yoga demeure statique,

Car c'est en elle-même qu'elle se communique,

Car elle vibre et chante dans un espace unique,

La parole qui parle du Yoga

La parole

 

Sa présence est sensible, quand Maître et Disciple se font face,

Dans cette nuit paisible, dans ce silence où le Secret passe,

Le silence qui parle du Yoga.

Le silence

 

Ce qui advint au voyageur une fois redescendu du sommet, l'histoire ne le dit pas. On a vu s'effacer sa silhouette dans la brume des vallées, voilà tout. Mais si, cependant, nous savons une chose, et ce de source sûre: après avoir consigné par écrit ce Chant du Levant et du Couchant, ce Chant qui évoque et qui éveille, sa joie demeure et elle est grande.

Oui, en vérité, grande est sa joie.

 

Sources du poème

 Ce poème est composé de manière à ce qu'on puisse le lire d'un trait et respecter ainsi son rythme; on pourra lire les notes insérrées au fur et à mesure, pour éclairer quelque détail qui intrigue. J'ai fait en sorte que le lecteur parvienne à développer sa culture sur l'Inde et le Yoga, tout en goûtant la poésie; ainsi, peut-être enrichira-t-il son esprit autant que son cœur et pourra-t-il, au moins pendant quelque temps, joindre l'utile à l'agréable.

 

J'ai eu plaisir à écrire ces chants. La poésie mue par ses ailes légères, peut aller au-delà de bien des obstacles que ne peuvent ni détruire, ni même contourner la psychologie ou la philosophie avec « l'artillerie lourde » de leur langage technique. La forme du morceau, mettant en scène un dialogue entre le dieu Shiva et son épouse Parvati, est une forme traditionnelle dans les textes hindous médiévaux, qu 'ils aient nom Agamas, Pouranas ou Tantras. Le culte de Shiva parait être le plus ancien culte du monde. Juste reconnaissance pour un dieu qui est, par bien des aspects, un dieu de la vitalité; on trouve des traces probables de Shiva et de la pratique du Yoga dans la civilisation de l'Indus (Moendjodaro) quelque quatre mille ans avant notre ère.

 

Quant à mes sources littéraires, je ne peux les citer toutes. Je dois d'abord mentionner des personnes, comme Henri Cheddorge, M.L. Van Veen ou G. Lazare-Madenot, qui m'ont initié à une conception vivante de l'art et à l'intégration mutuelle de leurs différentes branches. Ils ont fait passer un rayon de lumière poétique dans la grisaille des leçons d 'anatomie et des amphithéâtres ternes de la Faculté de médecine: car j'ai été carabin, certes, je l'avoue; mais un carabin poète. Sinon, tel l'abeille, j'ai fait mon miel: les principaux poètes français bien sûr, des écrivains plus récents comme Marcel Brion par exemple, les Chants de Milarépa et les Chants de la Vie de Marpa, les Odes de Rumi ou les histoires d'Attar, les hymnes de Shankaracharya et la Bhagavad Gita m'ont certainement inspiré, bien qu'indirectement. Il s'est trouvé que j'ai composé ce poème durant la semaine de l'anniversaire de la Gita: de par toute l'Inde, on présente au livre sacré et à ses dix-huit chapitres une offrande de dix-huit lampes et de dix-huit fruits.

 

Parmi les sources de cette œuvre je dois aussi faire une place aux... sources du Gange: le calme himalayen des sommets qui les entourent, le Mont Mérou, le Shivaling, ont probablement influencé le sentiment principal (sthayi bhava) et la saveur esthétique (rasa) de ce poème: il s'agit de shanti, la paix, la sérénité, le neuvième et ultime rasa après le grotesque, l'érotique et l'héroïque. C'est sans doute le rasa dont les êtres humains, génération après génération, ont le plus besoin. J'ai préféré l'unité de style à un trop grand mélange. Ce poème s'est formé à partir de la méditation. Puisse-t-il se fondre à nouveau en méditation dans l'esprit du lecteur, si toutefois le goût lui en vient.

 

Le sentiment de l'unité est la source commune de l'inspiration, qu'elle soit artistique ou spirituelle. Les poètes pressentent cette unité, et les grands mystiques l'atteignent, même si son expression est parfois voilée par le vocabulaire d'une religion extérieurement dualiste. Si on observe les tendances d'ensemble, on peut dire qu'en Inde, où les pratiques spirituelles les plus variées ont la liberté de foisonner côte à côte, on a plus développé l'art de la spiritualité que la spiritualité de l'art. On s'est plus intéressé à l'art de la méditation et de la Réalisation qu'à l'art de la mise en forme. En Occident, où l'expression d'une spiritualité libre était gênée par les dogmatismes, qu'ils aient été cléricaux ou rationalistes, d'Église ou d'État, la spiritualité de l'art a été pour un certain nombre la voie libre qui restait, une fenêtre ouvrant directement sur l'essentiel. Certains esprits chagrins ne manqueront pas d'étiqueter cette insistance sur une méditation de l'unité « panthéisme ». S'ils veulent jouer le jeu des étiquettes, ils ne seront pas forcément gagnants: on pourra les traiter de « crypto-manichéens » impénitents; en effet, ne cherchent-ils pas à empêcher Dieu de s'écouler dans cette Nature qu'il a lui-même créée, comme s'ils pouvaient limiter avec leurs pauvres barricades rationnelles l'expansion torrentielle de sa substance ?

 

C'est par une méditation soutenue sur l'Unité, quelle qu'en soit sa méthode, qu'on redonnera un souffle à un esthétisme qui fatigue. L'inspiration vive vient de l'unité, c'est du moins ce que je sens.

 

Evidemment, cette méditation n'est pas facile. Même si beaucoup l'entrevoient, peu la font systématiquement. Il y faut de la méthode et de la persévérance, et tout le monde n'en est pas doué.

 

Pour en revenir une dernière fois à mes sources, il me faut citer maintenant celle qui est sans doute la principale. Le contact direct avec certains Yoguis, en particulier de la lignée de Ma Anandamayi, l'écoute de ce qu'ils disent et l'intuition de ce qu'ils transmettent. Puisse ce poème, qui est un panaché d'Orient et d'Occident, contribuer à une plus grande reconnaissance de ce que les deux mondes ont de meilleur. Puisse-t-il aider à dépasser les sempiternelles séparations que les gens ne peuvent s'empêcher d'élever entre eux; si hautes que soient les murailles érigées par l 'humaine peur - ou que soient les murailles érigées par l'humaine peur- ou l'humaine sottise - il y aura toujours le vent, le grand vent, pour les enjamber en se jouant.

Dr Jacques VIGNE


Rédactrice: Nathalie MASIA