Tous les chemins ne mènent pas à Rome

Quelques réflexions sur les fausses voies de la spiritualité

Jacques Vigne, Docteur en médecine, a obtenu, en tant que psychiatre, des bourses de la Fondation Romain Rolland et de la Maison des Sciences de l'Homme pour étudier en Inde, où il vit depuis plusieurs années, les rapports entre la guérison psychologique et l'enseignement traditionnel du Yoga. Il est l 'auteur des ouvrages "Le maitre et le thérapeute" (Éd Albin Michel, Le maître et le thérapeute" (Éd Albin Michel, 1991), "Eléments de psychologie spirituelle" (odeur`, 1993), "Méditation et psychologie" (idem, l996).

 

 

 En choisissant ce titre, je veux mettre en lumière d'emblée deux points: d'une part, nous vivons une période de pluralisme religieux, dont l'existence même de l'Alliance mondiale des religions est une preuve; d'autre part, le discernement est plus que jamais nécessaire: le fait qu'il n'y ait plus d'autoroute du spirituel en France ne signifie pas que toutes les routes soient bonnes. La tolérance ne doit pas amener à la myopie, mais au contraire à une vision claire des valeurs de base, nécessaire pour reconnaître comme sérieuse et saine une voie spirituelle.

C'est, en fait, tout l'enseignement spirituel qui apprend à discerner une voie authentique parmi toutes les fausses routes possibles. D'après mes propres expériences, l'enseignement oral que je reçois et mes lectures, je vois certains points importants qui se dégagent. A la demande du Dr Donnars je les ai notés, et j'estime que c'est un honneur qu'il me fait de pouvoir les communiquer au congrès de Alliance mondiale des religions.

Les Fausses voies par défaut d'intensité religieuse

    La paresse, l' inertie peuvent expliquer de nombreuses déviations des voies religieuses. Ce sont des défauts tellement courants qu'on ne pense pas à les mentionner et qu'ils passent inaperçus. Les gens investissent toute leur énergie dans l'acquisition des biens matériels ou de gratifications sensuelles. Ils cherchent le bonheur, comme l'abeille qui se cogne indéfiniment contre la même vitre cherche à aller vers la fleur dans le jardin. Ils ne s'aperçoivent pas que la voie qui semble la plus courte est en fait une fausse voie, et qu'il serait plus astucieux de passer par la porte du jardin qui a toujours été ouverte juste à côté. Ce phénomène est aggravé par la société de consommation et le matérialisme ambiant; mais il existe aussi dans les pays pauvres. Il n'est pas nouveau non plus. Un des mots pour désigner le matérialisme dans l'Inde ancienne signifie "ce que les gens pensent". Déjà à l'époque la tendance générale était au matérialisme.

    Le manque d'intensité, de capacité d'être à la hauteur d'un idéal donné mène aussi à l'hypocrisie religieuse. En plus du tort qu'elle fait au sujet lui-même l'hypocrisie a le désavantage de dévaloriser la religion aux yeux du public. Cela est une évidence de dire que si la religion était pratiquée sincèrement, elle serait bien mieux acceptée par la société. L'hypocrisie a diminué en Occident avec le déclin du prestige social de la religion mais elle reste une déviation courante en Inde où les temples permettent toujours de faire de bonnes affaires. Une des pièces de théâtre française qui a eu un grand succès lorsqu'elle a été mise en scène en Inde c'est le "Tartuffe" de Molière...

    Un des facteurs importants du succès de la psychanalyse a été de réagir contre l'hypocrisie religieuse de début de siècle; mais sous prétexte de sincérité a été évacuée la notion de conflit intérieur dans le cadre d'une évolution religieuse réelle. La psychopathologie est devenue une obsession des théoriciens de l'esprit signe du manque d'envergure spirituelle de notre XXe siècle occidental. Le psychologisme mène à confirmer le client dans la moyenne voire la médiocrité ce qui est en soi une fausse voie du spirituel. Soit les psychologues exercent en milieu institutionnels et ils ont affaire à des patients globalement trop perturbés pour envisager de suivre une voie religieuse en profondeur soit ils exercent dans le secteur privé et peuvent avoir affaire à des clients qui ont un fort désir de développement intérieur qu' ils associent ou associeront peut-être à un engagement dans une voie spirituelle. A ce moment-là du point de vue traditionnel cela pose question de confier le soin de sa vie intérieure à quelqu'un qui dans la mesure où vous le payez à l'acte est en quelque sorte votre employé. La direction spirituelle est dans la majorité des casréservée aux renonçants dans la tradition de l'Inde. Cela a été le cas également de façon assez stricte dans l'Église d'Orient au premier millénaire.

    Un dernier défaut d'intensité spirituelle que je voudrais mentionner c'est la grégarité. Faire comme les autres ne demande guère d'énergie ou d'intensité de conscience. Ce n'est pas parce qu'un mouvement religieux a un certain développement ou une certaine stabilité dans le temps que toutes ses idées sont nécessairement saines: certains microbes peuvent donner lieu à des épidémies à court terme ou à des endémies à long terme sans pour autant être des signes de bonne santé. Dans chaque cas il faut se demander si une idée religieuse doit son succès de masse à une qualité ou un défaut de l'être humain. Il n'y a pas de réponse toute faite.

    La comparaison entre l'Inde et les religions du Livre est intéressante. Dans les deux mondes, I'influence du groupe, c'est-à-dire dans ses aspects négatifs de la grégarité est considérable au niveau de la religion populaire. Par contre au niveau du renoncement je perçois une différence. Le judaïsme, l'islam, le protestantisme, l'0rthodoxie, le bouddhisme et l'hindouisme le reconnaissent. De ces quatre branches religieuses, c'est l'hindouisme qui encourage le plus le mystique indépendant de la communauté même monastique, et n'ayant de comptes à rendre qu'à son maître spirituel. C'est ce dernier, et non la communauté qui est pour l'hindou le garant ultime de l'authenticité de l'expérience spirituelle. Cela devrait nous faire réfléchir; en tous les cas, cela m'a f'ait réfléchir et a influé mon choix de vie actuelle. L'évolution présente de l'Occident favorise l'individu; par ailleurs, il y a une désafection des formes habituelles de religion communautaire comme la paroisse chrétienne; même des formes de communauté plus attrayantes a priori parce que plus soudées comme les communautés charismatiques ne rencontrent pas de succès foudroyant dans les masses. Par ailleurs, l'insistance mise sur le peuple élu favorise la politisation et la radicalisation de la religion avec toutes les conséquences sanglantes que cela entraîne. De plus, la critique actuelle des sectes même si elle relève parfois de la paranoïa, a au moins l'avantage de remettre clairement en question l'autorité d'un groupe spirituel, quel qu'il soit, sur l'individu et la validité de celui-là comme référence ultime.

 Les fausses voies par excès d'intensité religieuse
    Commençons par la déviation à laquelle on pense bien sûr en premier lieu: le fanatisme. On peut déjà faire remarquer un paradoxe: ce n'est sans doute pas par excès,mais plutôt par défaut d'une expérience spirituelle authentique que quelqu'un devient fanatique. Il fait semblant d'avoir une expérience du Divin alors qu'il n'en a pas, et au fond de lui-même, il le sait bien. D'où une colère d'abord contre lui-même, mais qui n'est pas acceptée et qui se trouve projetée contre l'autre par un mécanisme paranoïaque bien connu. Il est vrai que l'idée de pureté et de perfection est commune au fanatique et au saint, mais dans le premier cas, il s'agit d' une pureté que le fanatique veut imposer aux autres dans un contexte de haine, alors que le saint recherche la pureté pour lui-même et dans un contexte d'amour : cela représente une différence du tout au tout.

    Le fanatisme est un désir de plaquer une uniformité religieuse sur la société; en ce sens, on pourrait le considérer comme le délire de compensation de celui qui n'a pas réussi à faire l'expérience intérieure de l'Unité. L'uniformité, même si elle est plus facile à gérer par les gouvernements et les administrations, étouffe la vie, en particulier cette forme éminemment fragile et personnelle de vie qu'est le spirituel. En cette fin de XXe siècle, on en est arrivé non sans mal à la constatation que les grands monopoles d'État étouffaient l'économie. Peut-être arrivera-t-on aussi un jour à la même conclusion dans le domaine religieux. En tous les cas, c'est la tendance que je perçois dans l'évolution actuelle.

    Du point de vue psychologique, il est intéressant de remarquer que ce sont les voies dévotionnelles qui parlent le plus de l'amour mais ont le plus tendance à l'intolérance, et ce, dans diverses traditions. Les voies de la Connaissance acceptent mieux la diversité. En psychologie indienne, on parlerait du fonctionnement des émotions en "dvandva' en paires d'opposés; en Occident, de phénomène d'Ombre de refoulement. Le premier texte que j'ai jamais publié - c'était il y a dix ans de cela - portait sur la psychologie de l'intolérance avec pour titre: « Peut-on guérir un fanatique ». Je le joins à ce texte comme document.

    Parmi les excès d'intensité religieuse, le prosélytisme missionnaire mérite d'être discuté à part. Pour clarifier le sujet, on pourrait le comparer à la concurrence en économie: il y a celle qui est loyale, et celle qui ne l'est pas... par ailleurs à mon sens et de l'avis, je pense, de Maryse Choisy qui a fondé cette Alliance Mondiale des Religions. Ceci dit, il y a de nos jours toute une partie de la population qui n'a pas de conditionnement religieux du tout, ou des notions plutôt primitives sur le sujet. Pour elle, l'activité missionnaire se comprend, avec cette réserve qu'elle ne cherche pas à imposer une culture complètement différente.

    Il y a aussi des types de personnalités qui ont besoin d'un soutien psychologique fort, comme les psychopathes par exemple. Pour eux faire partie d'un groupe religieux aux idées, disons, musclées leur fait du bien, ou au moins leur évite l'aggravation. Parmi des gens évolués, par contre, l'activité missionnaire ne se justifie pas. Un sage ne va pas vers les autres, mais laisse les autres venir à lui. Pour reprendre l'image des Védas: « Lorsque la fleur de lotus est épanouie les abeilles y viennent d'elles-mêmes. »

    Les excès d'ascèse ne semblent pas être une déviation majeure qui guette l'occidental d'aujourd'hui; ce serait même plutôt l'inverse... Cependant, des débutants, en particulier des adolescents, peuvent être tentés par cet excès; leur plus grand risques c'est de provoquer une réaction qui amène à rejeter, en même temps que l'ascèse, I'ensemble de la voie spirituelle, ce qui serait évidemment dommage et injuste. Sinon, des formes subtiles d'excès d'ascèse peuvent se traduire par des préoccupation de régime maladive ou par une conception masochiste de la pratique corporelle, que ce soit le hatha-yoga ou autre. La tradition relie ces excès à la recherche de pouvoirs. Dans le cas du hatha-yoga par exemple, une forme de pouvoir sera d'exciter l'admiration, voire la jalousie des autres pratiquants ou des membres d'autres écoles, et d'attirer un grand nombre d'élèves. Tout cela n'aide pas à un véritable progrès spirituel. J'ai analysé ailleurs (Question de n°99, "Marcher, méditer") les excès d'ascèse et leur pourquoi chez les premiers moines chrétiens. De manière générale, ces excès viennent d'une colère retournée contre soi-même et sont fréquents chez ceux qui s'essaient à pratiquer le célibat; c'est pour cela que l'Inde parle le plus souvent en un seul mot de "kamakrodha", du désir (kama) et de la colère (krodha). On ne peut pas maîtriser la racine de l'un sans maîtriser la racine de l'autre. Les Grecs sentaient cela aussi, eux qui utilisaient deux mots apparentés pour désigner l'organe et la colère,"orgue". La psychanalyse a largement mis en lumière le lien entre les deux impulsions, ainsi que la biologie qui souligne la corrélation chez l'homme entre la testostérone et l'agressivité. On peut remarquer en passant qu'aux États-Unis, si mes souvenirs sont bons, 80 % de la violence interpersonnelle et 90 % des crimes sont dus aux hommes: à tel point que certains mouvements féministes ont demandé qu'on perçoive un impôt spécial sur la gent masculine pour financer le système pénitentiaire... Tout cela pour dire que la question de l'orientation à donner à l'intensité de la force vitale est d'actualité; elle ne se réduit pas à un détail de l'histoire monastique.

    Une dernière déviation de cette énergie qui devrait devenir spirituelle, c'est l'excès d'imagination. Cela peut paraître une déviation anodine, mais ça ne l'est pas quantitativement pour la société. Par exemple, dans une enquête faite en juin 1996 par le magazine Newsweek, 40% des américains croyaient aux interventions des extraterrestres et aux soucoupes volantes. Quand on examine de plus près ce qu'ils décrivent, on retrouve à l'évidence de multiples idées d'influence qui sont un des ingrédients principaux de la psychose, ainsi qu'une imagination tellement débridée qu'elle ne peut pas ne pas évoquer la paraphrénie fantastique. Je ne suis pas du genre à vouloir psychiatriser certains phénomènes parapsychologiques, mais quand 40 % des citoyens du pays le plus puissant du monde se mettent à parler régulièrement, voire parfois à faire l'amour avec des extra-terrestres, et qu'en plus ils étiquettent cela "spirituel", je dis qu'il y a un problème, une fausse voie quelque part, d'où l'importance du sujet d'aujourd'hui.

    Je serai heureux si ces quelques points évoqués peuvent stimuler la réflexion des participants au congrès de l'Alliance mondiale des religions.

    Dr Jacques VIGNE



     
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