Jay Ma n°79          Hiver 2005-2006

 

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Paroles de Mâ

 

Le sentiment de manque surgit spontanément, c'est le Divin qui l'éveille.

Perdre tout, c’est aussi tout gagner. Il est plein de miséricorde et de compassion. Tout ce qu'il fait à chaque instant est pour le mieux, bien que certainement parfois douloureux. Quand il se manifeste en tant que 'tout-perdu', il y a une chance qu'il puisse aussi se manifester sous forme de 'tout-gagné'. Aspirer intensément à ce qui aide pour progresser vers la lumière de Vérité est salutaire, car cela éveille la conscience de cette Vérité.

Vraiment, il est partout en tout temps.

L'effort d'éveiller sa propre nature est le devoir de l'homme et de la femme en tant qu'être humain.

 

On doit passer toutes les vingt-quatre heures à la recherche de Dieu (sâdhan-bhajan).  Le désir de trouver Dieu doit être particulièrement encouragé. Exister en tant qu'être humain signifie placer d'abord et avant tout le désir de la réalisation du Soi. En dehors du peu de temps nécessaire pour le service de la famille, tout le reste doit être consacré au japa, à la méditation, à la lecture des Ecritures, l'adoration, la prière et l'offrande de soi-même. Aspirer intensément à Dieu et pleurez pour lui en tant que tel. Si vous en avez la possibilité et la chance, allez au satsang : quand ce n'est pas possible, efforcez-vous de garder un sentiment pur,  comme une pierre précieuse au fond de votre coeur.

 

 

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Dites la vérité à tous. Les petits secrets, les faux-semblants et les ruses reviennent à tromper les gens. Cela ne sert qu'à vous envoyer dériver sur une mer de misère. Une vie simple et pure tend à la joie et au bonheur suprême.

 

Travaillez avec vos mains et gardez le nom de votre divinité d’élection, ishta, présent à  l'esprit. Cela améliorera votre travail et peut aussi faire du bien à votre famille.

Mener une vie de famille sans tenir compte des devoirs religieux, c'est s'embarquer sur un océan de misère. Si on cherche la vie de famille, elle doit toujours être fondée sur les directives de la religion et de ce qui est juste.

 

 

 

Quelques réminiscences de Patoun

 à propos de Vijayananda  

 

 

 

 

     Patoun a été associé avec Mâ depuis la naissance. Ses parents ont rencontré Mâ à Shimla en 1936, et lui-même est né en 1940. Il a rencontré Vijayananda en 1951, dans leur maison de Delhi où il recevait les membres de l'ashram de Mâ quand ils passaient avec

 

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elle dans la capitale ou qu'ils y venaient pour des démarches administratives. Patoun est resté célibataire, mais n’est pas rentré dans les ashrams de Mâ : il a eu une carrière brillante dans le monde , il a été ingénieur-chef pour toute l'électricité de l'Uttar-Pradesh, une "province" qui compte quand même 150 milllions d'habitants...

Il est depuis quelques années à la retraite, sa mère est décédée il y a un an, et il s'est maintenant installé en permanence à l'ashram de Mâ à Kankhal. Il s'y occupe d'archiver de façon très systématique tous les documents écrits, sonores ou filmés à propos de Mâ. On peut dire qu'il vit du matin au soir dans le monde de Mâ. Même quand il parle d'événements qui se sont passés avant sa  naissance à lui, il en connaît tellement les détails que quand  il les raconte, on a l'impression qu'il y était !

 

 

Comment votre famille est-elle venue en contact avec Mâ ?

 

Cela a été à Shimla, en Himachal Pradesh,  en 1936. Il faut se rappeler que Mâ a commencé à voyager dans le nord de l'Inde à 1930, elle se déplaçait en suivant son khéyâla, et il n’y avait pas  d’itinéraire fixé longtemps à l'avance. En 1934 elle est venue à Solan et le raja du lieu est devenu un de ses fidèles proches, nous l'appelions Yogibhai, et il a même été le premier président de la Sangha de Mâ.

     Le médecin-chef de ce petit royaume de l'Himalaya était le docteur Joshi; il avait entendu parler de la venue de Mâ à Solan, il en a informé son frère Hari Râm Joshi, celui-ci est venu finalement

 

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rencontrer Mâ à Dehra-Dun. Il était lié aussi à Bhaïjî duquel il a reçu l'initiation, et c'est lui qui a organisé en 1960 l'acquisition du terrain de l'ashram de Dhaulchina au-dessus d'Almora, ville dont il était originaire.

     En 1936, probablement en juin, Mâ est venue soudainement de Shimla à Solan. C'était en réponse aux prières d'un sannyâsi avancé spirituellement, Dayal Baba. Celui-ci avait pris la résolution intérieure, le sankalpa, de quitter son corps à une date particulière. Il désirait beaucoup avoir la présence de Mâ auprès de lui pour ce passage, de fait il répétait son nom à voix basse, l'entourage ne pouvait pas très bien savoir s'il s'agissait du mantra de son ishtâ-dévatâ ou de celui de Mâ. Vers 3 h - 45 ou 4 heures dans l'après-midi, Mâ s'est présentée dans l'embrasure de la porte. Dayal Baba s'est exclamé : "Mâ,  vous êtes venue !" et il a quitté son corps. Dans les jours qui ont suivi, Mâ a habité dans la chambre juste à côté de celle de Dayal Baba, c'était une sorte de mini-dharamshâla attenante au temps de Kali où se réunissait la communauté bengalie des fonctionnaires intéressés par la vie religieuse. Il faut savoir qu'à l'époque, Shimla était la capitale d'été du gouvernement de Delhi, et que cette capitale venait de se déplacer, aux environs de 1930, de Calcutta à Delhi même. Il avait donc principalement des Bengalis à tous les niveaux du système gouvernemental. Ils appelaient leur temple de Kali à Shimla Kali bari, « la maison de Kali », comme au Bengale.

        Dayal Baba lui-même était probablement aussi d'origine bengalie, mais on ne savait rien sur son passé, il vivait avec juste des vêtements pour se couvrir, et tout ce qui lui venait en surplus, il le donnait aux nécessiteux. C'est à cause de cela que les gens de la

 

 

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région lui avait donné ce nom de Dayal, celui qui est plein de compassion.

     Il s'est trouvé que mon oncle, Dhirendranath Datta, étaient là au moment du décès de Dayal Baba, il a donc vu Mâ de près, mais n'a pas cherché à rentrer en contact : telles étaient les coutumes de séparation entre hommes et femmes à cette époque, ce que les hindous appelaient avec les musulmans le parda, le voile. C'est ce même oncle qui s'est occupé ensuite de la construction de l'ashram de Delhi. À l'époque, son emplacement se trouvait dans une zone tout à fait isolée au sud du temple de Kalkaji, le terrain était aride et infesté de scorpions et de serpents. Il y avait de plus très peu de ressources financières, les fidèles donnaient ce qu'ils pouvaient, et on peut dire que cet ashram a été construit brique après brique.

     Pour en revenir à Shimla, mon oncle a répandu la nouvelle qu'une certaine Mâ Anandamayî était arrivée du Bengale. Peu après, il y a eu l'anniversaire annuel du temple de Kali avec un déroulement qui était le suivant : on commençait les chants autour d'une colonne centrale décorée des images de Krishna, Râdhâ, etc. pendant toute la soirée, on arrêtait pendant la nuit et le lendemain on reprenait.

     Pendant toute la journée jusqu'au soir, on faisait la procession dans la rue, ce qu'on appelle depuis l'époque de Chetanya Mahaprabhu au XVIe siècle au Bengale le nagar kirtan. Le soir, Mâ est venue, elle était déjà dans une sorte de bhâv, mais elle ne l'a guère exprimé. Par contre, le lendemain matin, elle était complètement prise par ce bhâv comme à l'époque de Dhaka. C'était la première fois dans le nord de l'Inde que cela lui revenait. Elle s'est d'abord installée avec les femmes, qui étaient séparées par une cloison de bambou des hommes, chaque groupe étant assis d'un côté du temple de Kali. Elle a passé cette cloison et est venue danser au

 

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milieu des hommes entourée par Bholonath, Gurupriya Didi et le père de celle-ci, Akhandanandaji, qui essayaient de guider sa transe, mais celle-ci est vite devenue incontrôlable Cela se passait vers 9 h 30 ou 10 h du matin. Mâ s'est mise à pivoter sur un seul gros orteil en suivant le mouvement du groupe, ensuite elle s'est roulée sur le sol comme une feuille morte, puis elle est revenue en position assise avec le visage inondé par un éclat intense. Il faut comprendre que ce comportement n'était pas extraordinaire dans le milieu vishnouïte du Bengale en général, et en particulier dans ce groupe. Il arrivait régulièrement que certains soient pris par un bhâv, et cela  augmentait d’autant l'intensité des autres participants. Tout ceci pour dire que les réguliers de ce groupe de kirtans ont compris que Mâ avait en fait par rapport à eux une autre intensité : ils ont découvert en elle les signes qu'ils avaient lus dans la vie de Chaitanya Mahâprabhou; ils étaient pénétrés de cette culture et avait été souvent étudier l'art du kirtan à Navadveep au nord de Calcutta. C'était là qu'avait vécu Chaitanya Mahaprabhou et l'endroit était donc devenu depuis un  grand centre de pèlerinage du Bengale. A partir de ce moment-là, le groupe a été fortement attiré par Mâ. Quelques jours plus tard, elle est partie dans la ville d'à côté, Solan, et toute l’assemblée s'est déplacée pour la voir durant la fin de semaine. Mes parents en faisaient partie,  et c'est ainsi qu'ils sont venus en contact avec Srî Mâ.

 

 

Nos rapports avec Vijayananda

 

       Nous sommes revenus à Delhi de Calcultta en fin 1951. C'est à ce moment-là que Vijayananda a commencé à visiter notre maison,

 

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quand il accompagnait Mâ dans ses déplacements. À cette époque-là, il n'y avait que quatre "étrangers" autour de Mâ : Vijayananda, Atmânanda, Jack Unger et Keshavananda. Ce dernier, en tant que Parsi, était considéré comme étranger par les hindous orthodoxes de l'ashram, bien qu'il ait été de nationalité indienne. C'était la période où le centre de gravité des activités de Mâ se déplaçait progressivement de Bénarès vers Delhi. Les responsables de l'ashram  venaient souvent, car en cette époque de l'après-guerre, beaucoup de choses étaient encore rationnées : la nourriture, le ciment pour les constructions, et il fallait des autorisations gouvernementales pour tout, même pour organiser de grandes cérémonies religieuses. Au début, les ashramites avaient quelques hésitations à venir habiter dans une maison de gens "du monde". Mais Mâ les a rassurés en disant : « Allez-y ! C'est un ashram ! ».

     De fait, la vie de la maison était tout à fait réglée : mon père se levait vers 3 heures ou 3h30, et après son bain, faisait la poûjâ de quatre heures à 7h ou 7h30, moment où il se préparait pour partir au bureau. À ce moment là, ma mère continuait dans la même chambre consacrée aux rituels et à la méditation. Le soir nous avions des chants, sandya kirtan.

    Les gens de l'ashram se sentaient aussi à l'aise chez nous car la vie y était naturelle et sans inhibition. AvecVijayananda, nous avions des relations très amicales, et mangions régulièrement à la même table. Il se souvient que je lui ai posé beaucoup de questions à l'époque, c'est vrai que j'étais très curieux de savoir pourquoi un Occidental comme lui était venu vivre la vie traditionnelle de l'Inde auprès de Mâ. En fait, ces ashrams de Mâ représentaient notre famille, et pour les vacances par exemple,  c'était là que nous nous rendions.

 

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    Plus tard, quand mes parents ont quitté les logements de fonction pour construire leur propre maison à Aurobindo Place à Delhi, ils sont devenus comme des vânaprasthas, c'est-à-dire le stade intermédiaire entre la vie de famille et celle de sannyâsi. Nous les enfants étions  dispersés aux quatre coins de l'Inde, et Mâ est venue habiter trois ou quatre fois dans la chambre de séjour qui était plus ou moins séparée par la cour du reste de la maison. C'était le signe qu'elle considérait cette demeure comme un ashram, car sinon, elle observait la règle des sannyâsis de ne pas habiter dans les demeures des familles.

 

L'anniversaire de Mâ à Solan en 1955

 

     A cette occasion, nous avons habité dans la même petite maison que Vijayananda. Toutes les chambres donnaient sur la même véranda, nous étions quatre ou cinq garçons dans l’une d’entre elles, et Vijayananda en avait une autre petite où il résidait seul. Nous étions plutôt excités, et nos jeux s'accompagnaient régulièrement de cris et de rires aux éclats. De temps en temps,  Keshavananda et Tapanda (devenu maintenant Nirvananda) nous rappelaient que Vijayananda méditait et nous disaient gentiment de baisser le volume. Mais celui-ci ne se mettait jamais en colère contre nous, il ne sortait même pas de temps en temps pour nous dire de faire moins de bruit. Après plusieurs jours, nous avons nous-mêmes été étonnés de sa patience, et lui avons demandé ce qu'il faisait pour supporter tout notre chahut. Il nous a alors montré du coton et de la cire qu'il mettait dans ses oreilles...[Plus tard, Mâ a conseillé à Vijayananda de ne pas recourir à ce genre « d'aides au silence »]

 

 

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   Notre maisonnette commune était proche de l'habitation de Mâ, il y avait un court de tennis qui avait été transformé pour l'occasion en lieu de réunion, de kirtans et de satsang; mais Vijayananda, quant à lui,  ne se laissait pas impliquer dans les discussions avec ce qu'on appelait les bhaktas de Mâ, il était très centré dans sa sâdhanâ, et se tenait à distance. Il ne posait pas non plus de questions en public. Même dans le groupe pendant le satsang, il ne prenait pas le prasâd qui était distribué à tous. Il l'acceptait des mains de Mâ, ou alors s'il était envoyé expressément pour lui de la part de Mâ.  En fait, nous ne le voyions sortir de sa chambre que pour les nécessités de la vie quotidienne. Maintenant que j'ai plus d'expérience de la sâdhanâ et de me tenir à part, je peux bien apprécier ce fonctionnement. Quand on a ses états intérieurs, on a envie de continuer dedans sans être dérangé.

   De nos jours, il parle beaucoup plus aux gens : le changement s'est opéré à l’époque où Atmânanda nous a quittés. Je me souviens avoir parlé avec lui après cet événement, il m'a dit qu'effectivement, il sentait que c'était désormais à lui de répondre aux questions des Occidentaux à propos de Mâ et de la vie spirituelle comme Atmânanda l'avait fait pendant des dizaines d'années. Il reconnaissait que ces étrangers avaient fait l'effort de venir de très loin recevoir quelque chose de Mâ, est donc qu'il devait servir de lien.

   Ce qui nous frappait aussi chez Vijayananda, c'était qu'il acceptait les coutumes brahmines comme elles étaient. Pourtant, ils ne pouvaient pas manger sous le même toit que les autres, on leur servait la nourriture dans des embrasures de portes, parfois par la fenêtre, et on les envoyait manger sur des terrains qui étaient parfois sales. Mais pas une fois n'avons-nous vu sur leur visage de réactions de mécontentement ou de colère. Ils restaient indifférents. Il était

 

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clair  qu'ils étaient venus là pour Mâ, et non pour des questions de salle à manger.

   A la base, la vie traditionnelle de l'Inde ainsi que celle des brahmines du Bengale avait beaucoup de points positifs. Les relations étaient moins dictées par l'argent, et finalement plus humaines. Par exemple, les servants faisaient réellement partie de la famille, c'était la coutume par exemple qu'ils mangent d'abord et que la maîtresse de maison mange après. Ils participaient pleinement aux fêtes de famille, par exemple aux mariages à l'extérieur. L'idée d'un service ponctuel en échange d'un paiement également ponctuel n'existait guère, les échanges se déroulaient dans le cadre d'une relation à long terme, et le résultat global consistait en des rapports beaucoup plus humains.

      Dans la dernière partie de l'existence de Mâ, il y a eu des gens importants, des politiciens qui sont venus visiter fréquemment l'ashram, et les membres de la communauté se sont mis à être distraits, à choisir ceux qu'ils aimaient ou non, en un mot d’avoir leurs préférences, d'où l'apparition de clans. Mais pendant toute la première partie, nous formions réellement une famille, chacun étant centré sur Mâ à sa manière. Il y avait par exemple Bhagavatananda, un ex-journaliste devenu sannyâsi auprès de Mâ. Il recueillait de façon méticuleuse les paroles et les dialogues de celle-ci. Nous étions encore enfants, mais pourtant il nous indiquait en cachette des questions complexes à poser à Mâ pour qu'elle puisse les développer. Nous ne comprenions guère ce qu'elles voulaient dire, mais nous les posions néanmoins à sa suggestion. Nous formions une seule famille, et pour chacun d’entre nous, Mâ était le centre.

                                                                                                                                                                                                Patoun

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Ma première rencontre avec Mâ

 

par un Européen

 

 

 

         C'était en 1971, j'habitais à l'ashram de Ramana Maharshi à Tirouvannamalaï. Un jour, j'ai visité dans leur chambre un couple d'américains que je connaissais et ils m'ont dit qu'ils venaient d'aller à Calcutta et avaient rencontré une femme sage qui les avait fort impressionnés. Ils m'ont montré une photo de la vieille dame - mais c'était en fait juste l'impression que cela m'a fait - la photo d'une vieille dame. La pensée qu'une femme pouvait être sage me paraissait bizarre à l’époque et je n'étais pas intéressé.

   Quelque temps plus tard,  nous avons reçu la nouvelle que Mâ Anandamayî, qui était cette dame qu'ils avaient rencontrée, venait dans le sud à Madras pour la première fois en vingt ans - car d'habitude elle voyageait dans le nord de l'Inde. Je pensai alors que si je devais la rencontrer, il me fallait au moins avoir quelques renseignements à son sujet. Dans ce sens, j'ai rendu visite à Mme Talyarkhan, une dame qui vivait près de l'ashram et faisait partie de ses fidèles, comme je l'avais entendu dire. Elle me montra un petit album de photos à son sujet, et je l'ai pris dans ma chambre pour l'étudier. En en tournant les pages, je suis tombé sur une photo qui est devenue pour ainsi dire vivante. On pouvait trouver une telle énergie qui en émanait! Cela m'a profondément touché. Je n'avais jamais vu auparavant une photo qui ait eu cet effet.

    À partir de ce moment-là, je pouvais à peine attendre sa venue tellement j'étais impatient. Chaque jour, je comptais les journées qui me séparaient de son arrivée - 58, 57,56... Si le lecteur n’a jamais été envoyé dans une pension, il saura comment les jeunes enfants comptent les jours jusqu'à celui où ils

 

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pourront revenir à la maison. D'une façon inexplicable, il en était pour mo ur moi ainsi.

     Finalement cette journée en janvier est venue. Il y avait un groupe d'occidentaux qui résidait à l'ashram de Shrî Râmana Maharshi et peut-être une douzaine d'entre nous sont partis en car pour Madras. Mâ Anandamayî résidait pour trois jours dans une maisonnette secondaire située dans la propriété d'une grande demeure, celle de Madame M.S Subhalakshmi et de son mari Shri Sadasivan. Quand nous sommes arrivés là-bas, une foule s'était déjà rassemblée. Nous descendîmes une pente vers les gens, tous en blanc, et je me demandais si Mâ ressortirait d'une façon ou d'une autre. Même à distance, mes yeux ont été attirés par une silhouette assise sur un lit,  habillée en blanc avec des cheveux noirs. Quand je me suis approché, j'ai pu voir qu'elle était assise de côté en regardant vers la gauche de la foule, sans aucun mouvement. Elle semblait ne pas regarder qui que ce soit là-bas, ses yeux étaient fixés juste devant elle. Peu après, je me suis mis à contourner l'endroit pour arriver du côté des gens afin de la voir directement en face. Je me suis aperçu que mon corps s'était mis à trembler sans aucune raison. Heureusement, il y avait une rampe sur le côté du bâtiment, et je m'y suis retenu, secoué que j’étais par des tremblements. Tout ceci était mystérieux pour moi. Après quelques temps, le darshan s'est achevé et Mâ s'est retiré, retirée, nous ne pouvions plus la voir.

    Notre groupe est reparti vers les hôtels, mais cette nuit, je ne pouvais pas dormir du tout. J'étais juste allongé dans un état complètement paisible et alerte. Le jour suivant, nous sommes retournés à la maisonnette de Mâ et nous avons trouvé à nous asseoir juste en face de son lit. Comme nous étions en janvier, il faisait frisquet mais il y avait un ciel bleu et brillant, et le soleil  produisait des effets de lumière et d'ombre sur le sol à travers les branches des palmiers. Pushpadî et d'autres jeunes femmes de l'ashram chantaient des kirtans si beaux que l'on se sentait au paradis.

 

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    Après quelques temps, Shrî Mâ est sortie et s'est installée. Le kirtan s'est poursuivi, des vagues d'émotion remontaient en  moi, d'où, je ne sais, et je ne pouvais pas non plus dire pourquoi - mais c'était difficile à contenir. Une fois le darshan fini, Mme Talyakhan a fait en sorte que notre groupe puisse rencontrer Mâ en privé. En effet, nous la connaissions, et c'était elle qui avait organisé la tournée de Mâ. Celle-ci s'est assise dans un pandal à l'arrière de la maison et nous nous sommes prosternés devant elle un par un. Comme j'étais familier avec la manière dont Râmana Maharshi regardait directement dans les yeux, j'espérais qu'une telle chose puisse survenir. En m'agenouillant,  je regardai Mâ et je sentis que ses yeux étaient dirigés de ci de là... Ensuite, progressivement, elle les ramena et nos yeux se rencontrèrent, se touchèrent et les siens s'en allèrent de nouveau.

     Après le darshan, nous avons été invités à déjeuner dans la demeure de Mme Subhalakshmi et de son mari. Elle était en fait un vrai palais.

    J'ai oublié tous les détails des satsangs qui ont suivi tandis que Mâ était à Madras, mais ce qui est resté fortement gravé dans ma mémoire, c'est quelle était en silence. Elle écrivait sur la paume de sa main ou sur celle de quelqu'un d'autre ce qu'elle souhaitait exprimer. Mme Subhalakshmi et sa fille Radha ont chanté plusieurs fois - et ceux qui la connaissaient et étaient au courant de sa dévotion pourront imaginer comment l'exécution de ses chants pouvait être belle quand elle était assise au pied de Shrî Mâ. Mâ elle-même a chanté, en particulier He Bhagavan, je me suis dit que c'était peut-être à cause de l'influence visible des nombreux fidèles de Ramana Maharshi qui était présents. [Ramana Maharshi était souvent appelé Bhagavan, ce qui signifie Seigneur]

      Le jour suivant, je pense, est venu le moment pour Mâ de prendre le train de Trivandrum, où elle devait assister une cérémonie à la demande du Maharadjah de Travancore. Nous nous sommes rassemblés à la gare pour lui dire au revoir. Il était touchant de voir MS Subhalakshmi presser ses mains sur son coeur et ensuite vers Mâ, et Mâ,  (en maun à cette époque) lui

 

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répondre de la même manière silencieusement. Mâ était assise les jambes croisées sur son siège et quand le train a pris de la vitesse, j'ai couru avec lui et j'ai vu ses pieds menus quand elle les a mis sur le sol une fois que les gens étaient partis.

    Les effets de cette visite à Mâ ont exigé quelque temps pour être digérés, j'étais réellement bouleversé. Mais déjà, je faisais des plans pour savoir quand je pourrais aller la rencontrer une prochaine fois...

 

L’européen qui a écrit ces lignes vient encore régulièrement à l’ashram de Mâ, et il a pu redire ses expériences en novembre 2005 même à une équipe qui enregistrait sous forme d’un documentaire  vidéo les quatre grandes cérémonies de l’ashram de Mâ à Kankhal et effectuait des interviews de certains de ceux qui viennent y participer.

 

 

Védanta et modernité

 

par Bithika Mukerjee

 

 

Nous continuons la présentation d’extraits de ce livre de Bithika Mukerjee ; celle-ci est la biographe principale de Mâ et une ancienne professeur de philosophie à l’Université Hindoue de Bénarès. Il a été écrit à l’occasion d’une bourse qu’elle a obtenue pour étudier deux ou trois ans dans une université canadienne. Elle raconte dans ses souvenirs que son arrivée au Canada a été marquée par la découverte d’un cancer, c’était il y a une trentaine d’annése mais elle a guéri et est toujours bien vivante, maintenant

                                                  

 

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âgée de 80 ans. Elle habite à Allahabad. Elle n’avait parlé pratiquement à personne de cette maladie, et Mâ a loué hautement son courage quand elle a appris ce qui s’était passé.

 

Quelques questions posées par la modernité

 

Nous ne rentrerons pas dans le détail des problèmes posés par la modernité, en effet, les lecteurs français qui sont plongés dedans les connaissent directement d'expérience. Cependant, deux citations d'auteurs Occidentaux que fait Bithika Mukerji suffiront à poser les certains faits :

"Pourquoi à notre époque, des sociétés qui sont pleines d'abondance industrielle et  de génie scientifique sont devenues plus laides  par leur violence totalitaire qu'aucun peuple barbare ? …Pourquoi le nihilisme et la névrose planent sur ce que nous nous plaisons à appeler les sociétés "développées", prenant un tribut aussi grand de bonheur humain que les manques matériels évidents du Tiers-monde ? " [1]

    Cette autre réflexion situe également bien le problème de notre société de consommation postindustrielle. "La nausée existentielle a toujours perturbé les riches ; la démocratie l'a maintenant mis à la portée de tous".[2]

    Pour mieux comprendre les différences de contexte de fonds indien qui a donné naissance au védanta, il n'est pas inutile de

 

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rappeler quelques facteurs importants qui ont donné forme à la pensée occidentale. Commençons déjà par Platon :

   "Pour celui-ci, l'homme était en possession d'une raison qui pouvait l'amener à la vision du réel et du bien. La nature, donc, n'était pas épuisée en découvrant la cause des événements, elle restait enracinée dans l'ordre éternel des formes. L'âme de l'homme était activée par le même principe qui activait la nature. Celle-ci n'était pas simplement un objet pour la recherche mais elle se trouvait nécessairement reliée au bien-être de l’homme. En se centrant sur le fond immuable derrière l'ordre changeant de l'existence, la tradition platonique a agit comme un frein sur le processus d'aliénation qui a séparé l'être humain de la nature. "

    On sait que le christianisme, malgré son dogmatisme, a préparé à l'étude et à l'exploitation de la nature, en particulier en développant la notion d'individu séparé d'elle. Cela peut être une simplification, mais pas complètement illicite, de dire que les deux grands philosophes, Kant  et Hegel, ont fait un lien entre science et religion d'une manière qui a influencé pour de bon le cours de la pensée occidentale depuis leur époque. Le premier pas majeur dans l'avènement de l'âge de la Raison peut être identifié chez Kant dans la réfutation des preuves traditionnelles de l'existence de Dieu par l’établissement de la suprématie de la loi morale comme seul objet digne de respect. L'union de la vertu et du bonheur représente le bien suprême envisagé par la raison et la demande pour ceci vient de la loi morale elle-même ; la nature est indifférente à cette rencontre ; la seule source donc de ce bonheur est Dieu ; dans les mots mêmes de Kant,  "il est moralement nécessaire d'assumer l'existence de Dieu".

    Il a renversé ici la relation traditionnelle entre moralité et religion. Cette réorientation des arguments en faveur de l'existence de Dieu a

 

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eu de grandes répercussions dans la tradition occidentale. On peut dire que la coexistence pacifique de la raison et de la révélation a été bouleversée par la théorie révolutionnaire de Kant. L'autonomie morale est achetée à un certain prix : "Le même acte qui s'approprie la loi morale donnée par Dieu  réduit le fait qu’elle soit donnée par Dieu à l'inutilité."[3] En d'autres termes, dans un monde rendu vulnérable aux tendances séculaires par les découvertes scientifiques, Kant a procuré la clé pour l'indépendance morale. En lui accordant une volonté qui légifère d’elle-même, il a rendu possible ce phénomène de l'être humain, maître de sa propre destinée et debout seul au carrefour de l'histoire.

    Chez Hegel, la substitution du christianisme  par une foi suprême en la destinée historique de l'homme européen a été consommée… En conférant de la fluidité à la dimension de la vérité, Hegel  a garanti qu’une qualité de religiosité imbiberait toutes les théories de progrès devenues en vogue depuis cette époque. Si nous en venons maintenant au XXe siècle, de nouvelles questions sont apparues : "De tous les changements que le XXe siècle a apportés, aucun ne va plus profond que la disparition d'une foi aveugle dans le futur et dans la valeur absolue de notre civilisation, ce qui avait été la note dominante du XIXe siècle."[4]

     La question qui réclame notre attention maintenant, c'est de savoir pourquoi le fait de vivre à notre époque est une expérience d’aliénation pour l’homme d’Occident quand, paradoxalement, il a à

 

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sa disposition toutes les possibilités d'une richesse et d'un pouvoir croissants, ainsi qu'une religion fortement institutionnalisée qui peut agir comme une force d’unification pour l'ensemble du monde chrétien.

    Le facteur crucial qui sépare le XXe siècle du précédent, c'est l'échec de l'histoire pour l'Occident. En ces années où la science a apporté de plus en plus de mécanisation, l'être humain savait qu'il était aliéné de la nature. Après les deux guerres mondiales, il s'est senti en plus aliéné de l'histoire. Comme le dit un poète de l'après-guerre :

Notre divinité, l’Histoire, nous a creusé une tombe ;
pour en sortir, il n'y a pas de résurrection.[5]

   Les religions du Livre attendent une fin du monde –ainsi que la venue d'un Messie pour le judaïsme et le christianisme. Dans leur esprit, cela donne un sens, une réalité à l'histoire et à l'évolution du monde. Et ils pensent que les religions ou les conceptions philosophiques qui n’ont pas cette notion de l'histoire comme un axe à sens unique sont en dehors de la réalité. Mais considéré à partir de ces autres points de vue, l'attente d'un Messie est une illusion, et ce n'est pas en ajoutant une illusion à la réalité qu'on lui confère plus de réalité.

    Pour être bref, il faut aussi faire une distinction entre la science, qui en découvrant les lois de la nature, reste proche d'elle et d'un certain humanisme, et la technologie pure et dure qui fabrique seulement de l'artificiel. Celle-ci nous entraîne dans une course à la réalisation de toutes sortes de désirs, mais sans que nous ayons aucune idée du but final de ce marathon. Dans ce sens, on raconte

 

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l'histoire de la patte de singe, qui était en fait un talisman magique  pouvant réaliser automatiquement trois vœux de son possesseur. Quelqu'un qui venait de l'obtenir a demandé comme premier vœu 100.000 roupies. Peu après, un représentant de la société où son fils était employé vint pour lui dire que celui-ci était mort dans un accident de travail écrasé par un véhicule. Comme compensation, la société donnait au père 100.000 roupies. Son second vœu fut donc que l'enfant revienne, et par conséquent le fantôme de l'enfant  tout mutilé est apparu en frappant à sa porte la nuit. Etant donné tout cela, son troisième et dernier vœu fut que l'enfant s'en aille pour de bon...

    Pour conclure cette partie,  il faut aussi rappeler un fait nouveau qui a bien pénétré maintenant la pensée post-moderne, c'est la possibilité concrète d’auto-anihilation de l'humanité.

 

La réponse indienne à la tradition occidentale

 

     La question principale est maintenant, comme cela l'a toujours été, la liberté de l'homme. Toutes les traditions, chacune à sa façon, ont nourrit des idéaux de liberté personnelle, de justice sociale et de vénération pour Dieu. L'ombre de la néantisation plane sur ces idées car le processus de pensée lui-même est en train d'être remplacé ou pris de court par des statistiques et des planifications informatisées dans chaque aspect de la vie humaine.

   On peut facilement voir que les inventions technologiques ajoutent de nouvelles dimensions à notre monde, transformant ainsi toutes les structures existantes de significations par lesquelles  la vie en société est soutenue. Ce changement radical n'est pas du domaine des arts créatifs comme la musique ou la peinture. Ces créations ne changent

 

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pas ce qu'elles cherchent à comprendre. Un morceau de musique brillant, un chef-d’œuvre peut être copié une centaine de fois sans affecter la pureté première de l’œuvre originale. La répétition est ici simplement la célébration de l'unicité de la première vision. Le mystère du dialogue entre l'artiste et la nature est préservé de cette façon pour les générations à venir. Avec les inventions scientifiques, au contraire, on ne peut progresser qu'en rejetant ce qui est devenu désuet. Le premier type de création conquiert le temps, le second est vaincu par le temps.

    Pour le philosophe, connaître n'est pas faire et fabriquer, mais être prêt à recevoir. La pensée philosophique ne peut opérer qu’entre une recherche de connaissance et une expérience qui consiste à recevoir cette expérience d’un Autre, ce qu'on pourrait appeler "l'attente". La liberté ne peut survivre que dans le clair-obscur de cette "attente". Pour le philosophe, les questions sont plus importantes que leurs réponses, car par le fait même de formuler une question, il évite de lui donner une réponse automatique ; pourtant, poser la question est crucial puisque c'est la seule forme de préparation pour ce qui peut faire venir une vision de la Vérité. La vérité philosophique ne peut être créée mais simplement reçue,  vue, réalisée ou expérimentée sous forme de saisie immédiate.

   Ce qui sépare la pensée moderne occidentale des traditions pourrait être résumé en disant qu'il s'agit du "renoncement au concept de connaissance en tant que contemplation". Du point de vue de la pensée indienne, la séparation entre un ordre du monde changeant et ce qui reste caché et immuable est essentielle. Tout ce qui change est une présentation, une apparence de ce qui ne change pas. On peut dire que l'ensemble de la pensée indienne rend compte de cet Immuable sous-jacent à cet ordre d'existence dont le côté changeant

 

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nous est donné de toute façon a priori. Cette idée de "séparation" pénètre l'ethos de l'Inde. Celle-ci sous-entend une exigence de discernement entre ce qui est de la nature de la permanence et son opposé ; et inévitablement, il nous est instamment demandé de nous dégager de ces activités ou liens qui sont seulement agréables mais finalement insatisfaisants afin de concentrer notre attention sur ce qui amène à voir la vérité.

    L'usage inévitable de termes négatifs dans ce contexte donne malheureusement une mauvaise impression, mais il s'agit d'une référence à l'ontologie et c'est une manière légitime d'attirer l'attention sur cette discontinuité essentielle qui est précisément la manière de se relier au fonds de toute existence. Dans les Upanishads, le renoncement et la félicité de la plénitude  sont considérés ensemble, comme une seule et même Unité.

      Il est habituel de dire que l'axe principal de la pensée des Upanishads, c’est d'établir l'unité de Brahman, qui est le fonds ontologique de tout ce qui est. Il serait bon aussi d'ajouter qu'il y a également un effort majeur qu'on peut identifier en engageant l'attention de l'être humain dans le sens d'une recherche de cette réalité unifiée.

   Les textes sacrés sont considérés indispensables à cette recherche ; ils éveillent dans l'esprit le goût à la recherche ; cette quête de la base de notre être n'est pas naturelle dans la situation de l'être humain en ce monde. Nous sommes en général fascinés et suspendus à ce qui nous est donné comme expérience. Sans les textes, il n'y aurait pas d'indications de la connaissance d'autre chose que notre expérience du monde. Ces textes sont donc les seuls indicateurs d'une quête vers une région qu'on dit suprêmement signifiante pour l'être humain.

 

 

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       La tradition ne se centre pas sur la réalité du monde et tout ce que signifie une adaptation réussie dans celui-ci, car l'on ne peut échapper à cet engagement. Le monde est notre seule sphère d'activité connue, et il n'y a donc pas lieu d'insister sur ce qui est évident. C'est la nature de l'homme de prendre plaisir au monde et de sentir toutes les émotions qui le maintiennent en contact avec ses congénères. L'environnement de la nature est aussi un  élargissement de ses centres d'intérêt. Dans la tradition, la forêt est aussi importante que la cité, mais la vie de la cité est considérée comme une préparation pour celle de la forêt.

    Comme nous l'avons déjà dit, la tradition n'est pas la continuation absurde et la répétition de principes vieillissants. La tradition cherche à préserver et la pureté de ces indicateurs d'une vie qui, tout en étant vécue en ce monde, permet de recevoir cette bénédiction qu’est le don de la vérité. Ceci ne veut pas dire qu’une tradition ne peut pas changer du tout, comme le voudraient les intégristes. Cette attitude rigide n'est pas un bon moyen de soutenir de façon vivante les valeurs d’une tradition.

    Si les philosophes de l'Inde du XXe siècle se sont centrés sur Kant et Hegel, c'est aussi parce qu'ils n'avaient pas d'intérêt spécial pour le christianisme ; l'affirmation de celui-ci selon laquelle il possédait la vérité de façon exclusive les faisait fuir d'emblée, car ils considéraient que c'était directement contraire à l'esprit de la philosophie ; par contre, la réflexion et la comparaison avec des philosophes Occidentaux leur paraissait une bonne solution. Dans la tradition indienne, il y avait une haute exigence pour bien comprendre et présenter le point de vue des critiques et opposants. Par exemple, les universitaires indiens ont bien repéré qu'il y avait un lien entre le Soi de l'Inde et "la chose en soi"(das Ding) de Kant,

 

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au-delà de toute capacité d'appréhension de la raison, même pure. Par contre, ils ne sont pas d'accord pour dire que ce qui n'est pas perceptible par la raison n'est pas expérimentable. C'est là tout le champ de l'expérience mystique, autour de laquelle  gravite la philosophie traditionnelle de l'Inde.

        Les philosophes indiens du XXe siècle ont essayé d'expliquer le védanta aux esprits occidentaux à travers la philosophie comparée, mais ils n'y ont guère réussi. Les philosophes occidentaux ne se sont pas intéressés à cette entreprise, et les Européens ou Américains qui se sont plongés dans le védanta l'ont fait en général pour raisons spirituelles directement du point de vue de la tradition elle-même ; par ailleurs,  ce néo-védanta universitaire n'a pas eu non plus de véritable impact sous forme d'une nouvelle école de pensée, ou sous forme d'une pratique spirituelle renouvelée.

    Ce qui a rendu la base de cette philosophie comparée fragile, c'est que les philosophes indiens étaient sur la défensive, ils avaient une intention apologétique, il ne s'agissait pas d'une discussion d'égal à égal, mais la philosophie de l'Inde était rejetée comme n'étant même pas de la philosophie.

     La rencontre la plus sévère entre les deux mondes de pensée fut à propos de l'eschatologie. On peut dire que le thème central de la tradition occidentale après l’avènement du christianisme a été le temps. Le temps est l'aire de l'action providentielle de Dieu que nous devons réconcilier avec la conception du temps comme histoire qui a été établie par l'être humain. Le présent est ainsi maintenant à cause de la manière dont a été le début, et le futur dépendra de la manière dont on modifie  le présent, ce qui signifie que l’on peut  faire survenir dans le futur ce qui n'était pas auparavant. Un sens élevé de responsabilité pour ces processus qui surviennent dans le temps

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caractérise chaque mode de pensée philosophique en Occident depuis ceux qui sont le plus sévèrement pragmatiques et utilitaires jusqu'à ceux qui paraissent à l'extrême opposé, c'est-à-dire les idéalistes…. En ce sens, une religion qui n'avait pas d'eschatologie pouvait être seulement primitive, animiste, anthropomorphique, ou au mieux panthéiste, et le panthéisme en Occident n'est pas une position philosophique viable. Certains savants Occidentaux ont même donné comme raison pour l'attitude de "quiétude complète" de l'Inde un type d’hérédité inférieure, ou un climat très chaud qui  handicapait l'organisme pour un exercice actif et prédisposait à la vie contemplative...

    L'Occident monothéiste ne pouvait être patient avec une tradition qui maintenait un dialogue ouvert, depuis des siècles, entre un théisme soutenu par certaines écoles de pensée et l'Absolutisme de l'advaïta. Dans la perspective de la tradition elle-même, un tel débat était pourtant nécessaire afin de comprendre le thème central des Upanishads. La meilleure opinion des indologues occidentaux à cette époque, était que la tradition sanskrite avait à certaines périodes atteint des hauteurs sublimes de la spiritualité, comme l'avait fait d’autres cultures classiques ou païennes, mais qu'elle n’a pas été touchée par la dimension de charité et est donc restée inconsciente du fait que "la grâce de Dieu est toujours disponible, même si nous ne de la méritons pas."

   Ce genre de critiques a été résumé en une formule lapidaire par Radhakrishnan : "l'hindouisme est intellectuellement incohérent et  éthiquement malsain".

    Le fait est que la philosophie indienne n'était pas réfutée, mais rejetée en bloc par les penseurs occidentaux, comme étant une non-philosophie : pour eux, la diversité des écoles menait à l'incohérence, et la focalisation sur l'expérience mystique en faisait un système

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irrationnel. Ceci dit, la préférence pour le raisonnable par rapport au strictement rationnel est aussi le fait de la théologie et philosophie chrétienne. En voulant défendre de façon intellectuelle le védanta, les universitaires indiens ont insisté sur l’être et la conscience aux dépens de la félicité - qui est pourtant le centre mystique de l'expérience védantique. Celle-ci provient  d'un détachement  mental complet par rapport aux interactions avec le monde, même si on continue à vivre dedans. Certains philosophes ont essayé de faire dire au védanta que le monde était réel. Le raisonnement était le suivant : "Puisque Brahman est réel et que le monde est Brahman, le monde est aussi réel". Mais Shankarâchârya n'avait pas besoin de soutenir la réalité du monde pour présenter son chemin de libération. De plus, il faut savoir remettre en question le postulat sous-jacent à la pensée occidentale, selon lequel on ne peut agir de façon juste dans le monde si l'on ne croit pas que celui-ci est réel. Il y a une possibilité d'action juste, qui est selon le dharma, et nous avons vu que Shankarâchârya recommande comme préliminaires au védanta l'étude des Dharma-Shastras. De plus, les actions dictées par l'attachement mènent aux conflits, voire aux guerres. Ceci n'est pas pour le bien du monde.

    Pour Shankarâchârya, il est évident qu'on continue à vivre dans le monde de mâyâ. La "fausseté" de cette mâyâ consiste à expérimenter la multiplicité quand il n'y a qu'une réalité ; à percevoir la matière là où il n'y a pas de principe matériel ; à considérer l'Eternel comme permanent ; à manquer l'unité derrière les fragmentations et à demeurer inconscient du Soi caché par le non-Soi. La vérité, c'est que mâyâ n'est pas seulement une illusion mais c'est la "condition cosmique" qui fait apparaître l’illusion comme une réalité à laquelle on ne peut échapper.

 

 

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     Le védanta est basé sur une triade : révélation - raison – expérience, shrouti, youkti, anubhava. Les  philosophes du XXe siècle ont eu tendance à laisser tomber l'aspect de révélation et d'expérience. [On peut dire aussi que dans le néo-védanta occident actuel, on a souvent tendance à privilégier l'expérience comme un absolu en laissant tomber complètement la révélation, et même la raison, ce qui peut mener à des résultats étranges]...

 

    Dans le védanta, le monde n'est pas privé de son importance puisqu’il est l’unique sphère connue de l'activité humaine, mais on considère sa plénitude comme un voile qu'on doit pénétrer. La non-dualité bien comprise amène à voir l'autre comme soi-même,  et elle est donc la base même d’une véritable éthique. Il n’y a pas qu’en prêchant une relation à un Dieu personnel qu’on peut fonder une éthique, le bouddhisme de son côté le montre largement.

 

Extraits de Ces jours anciens avec Mâ Anandamayi

A paraître aux éditions Agamat, Paris.

Traduit par Mahâjyoti et Vigyânânanda

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le soleil du Soi

 

par Swami Râmatirtha

 

 

 

Védanta

 

 

   Les enfants de par le monde ont en commun

 une religion pratique d'amour, de jeu et d'innocence.

 Cette unité provient d'une confiance naturelle de chaque enfant

 dans son cher Soi qui est la douceur même.

 

Les raisons pour lesquelles le védanta n'attire pas les gens :

   Quand  une personne pense à quelque idée nouvelle, il y a une impression qui se crée dans la matière grise de son cerveau. Quand un enfant vient en contact avec de nouvelles associations, quand il lit un nouveau livre, des marques caractéristiques sont imprimées dans les profondeurs de son mental et quand il atteint un niveau plus développé de pensée, il peut aisément se remettre à suivre ces sillons, qui sont gravés comme dans un disque. Cela signifie qu'il est facile de se souvenir et d'exprimer des pensées qu'on a saisies auparavant dans son esprit. A chaque fois que celles-ci sont discutées, elles sont facilement comprises. Par contre, s'il y a une information sur un sujet inconnu avec laquelle une personne n'est pas familière ou à propos de laquelle il n'a pas formé d'impressions appropriées dans son cerveau, elle n'est pas facilement comprise et pleinement

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appréhendée. Dans de telles circonstances, le mental est dans la confusion ou ce genre de discussion le  porte à la perplexité…

   Devant de pareils sujets, les gens s'exclament : « Je ne suis pas intéressé. C'est assommant ! » Bien que les mathématiques, la philosophie et les sciences soient plutôt coriaces, nos jeunes gens doivent travailler dur dans ces matières pour simplement passer leurs examens à l'université. Si l'on admet que la connaissance divine du védanta aussi est difficile, il faut pourtant l’étudier si l'on souhaite s'assurer de réussir l'examen de la mort, c'est même essentiel. C'est une ironie du sort que la majorité des jeunes gens sont indifférents à cet examen de la mort, qui est des plus importants et finals. Ils ne réussissent pas à porter un intérêt quelconque à cet aspect  spirituel de la vie.

 

 

    Râma, dans certaines de ses conférences, développe en grand détail l'idée suivante : si nous avons en nous le sentiment intime d'immortalité, de liberté, de toute-puissance, d'innocence et de repos, ce sont des indices de la réalité du Soi sous-jacent, qui possède effectivement ces qualités.

 

    Lorsqu’on dit en védanta  jagat mithya,  le monde est illusion, Râma rapproche ce terme mithya de mythe : le monde en vérité est un mythe, seul le Soi est réel. Le fait que toute une culture ou groupe humain croie à  un mythe ne le rend pas plus réel pour autant. Râma interprète aussi Mâyâ, l'apparence du monde, comme mâ –yâ, « pas cela ».

 

         Si vous limitez votre identité au corps et au mental seulement, vous n’avez pas droit de dire Shivoham (Je suis Shiva). Ce serait vous tromper vous-mêmes. Cela reviendrait à préparer du gâteau de riz dans un pot de cuivre souillé et mourir d'empoisonnement. Le védanta vous autorise à

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manger des gâteaux, mais non pas à les cuire dans un pot en cuivre. Il ne veut pas que vous vous considériez comme le corps ou le mental ou que vous vous déguisiez avec le masque de Shivoham. Par contre, vous devez sentir Shivoham au plus intime de votre cœur afin qu'il consume, comme un feu brûlant, tout complexe d’infériorité. Celui qui connaît ce secret de l'unité avec le Tout devient sans peur et il  incarne la générosité.

 

    Sortez-vous de la boue de la conscience du corps et demeurez dans votre Soi réel. Réalisez et exprimez Shivoham, Shivoham et que le drapeau du Om sacré flotte librement au sommet du Mont Kailash d’ânanda, la Félicité.

 

     Je suis debout dans ce monde, ferme et libre. Mon cœur est plein de sérénité, de satisfaction en soi, et de calme. Le temps et l'espace agitent leur queue comme des chiens fidèles pour me faire plaisir. Comment puis-je être limité par les descriptions du monde ?

 

-  Moi et Moi seul existe. Il n'y a personne d'autre. Où devrais-je aller?

Une voix : - Va au diable ! 

Râma : - Même le diable va au diable à l’idée même de moi. Il est détruit. Il est annihilé. Même le temps et l’espace ne peuvent me laisser de place suffisante. Je suis au-delà du temps et de l'espace.

 

Voici comment Puran Singh  évoque Swâmî Râma lorsqu'il était encore à Lahore :

A cette époque, ceux qui le rencontraient dans les rues sentaient une étrange fascination envers lui. Concentré, absorbé en lui-même, vibrant avec le son du Om, il allait à travers les rues et même la chaussée vibrait sous son pas. "Dis que tu es Dieu, va au sommet de ta maison au cœur de la

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nuit et proclame « je suis Dieu »  ô Ram ! Réveille-toi, lève-toi et dit « je suis Dieu »", c'était ce qu'il prêchait. Il le proclamait au plus haut de sa voix et souhaitait que ses admirateurs l’affirment : "Je suis Dieu". Quand on lui rapportait la survenue d'une bonne chose, quand il voyait quelque chose de beau, ou quand il entendait parler d'une action héroïque, d’une pensée ou d’un exploit audacieux, cela évoquait chez lui cette remarque : « Ah ! c'est du védanta ! » Védanta était un mot qui exprimait tout ce qui était noble, beau, spirituel et glorieux dans l'histoire humaine. Pour lui, ce n'était pas une philosophie, c'était complètement de la poésie.

 

   En 1905,  après être redescendu de l'Himalaya pour une période, Râma reçoit la visite des chefs musulmans de Lucknow et leur souhaite la bienvenue en leur disant : Om ! Ils lui ont demandé pourquoi c’était sa salutation, il leur a alors expliqué que le Om n'existe pas seulement  dans l'hindouisme, mais qu’il est également présent dans la Bible sous forme de amen ; dans le Coran, il fait remarquer que le mot qui est en exergue du Livre est ALM. Comme en arabe, le l se transforme devant une consonne, souvent en o, nous avons ce AUM au début même du texte sacré des musulmans. Il disait que le Om était sa seule possession. Il conseillait,  comme une des manières de le réciter, de méditer sur a comme l'être, u comme la conscience, et m comme la félicité, retrouvant ainsi la triade du védanta sat-chit ânanda.

 

 

Voici maintenant des pensées extraites des Carnets de notes de Râma :

 

Réalisation.
   De même qu'un solide est relié à ses propres surfaces, ainsi la Conscience cosmique est reliée à la conscience ordinaire.

 

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   De même qu'un océan est relié aux vagues, ainsi la Conscience cosmique est reliée au monde.

  De même qu'un hyper-espace est supposé être relié aux autres dimensions de l'espace, ainsi la Conscience, jñâna, est reliée aux autres consciences.

   Veille, rêve et sommeil profond sont les trois  phases de la conscience personnelle, et ne représentent que les phases de l'autre Conscience ; des expériences qui semblaient éloignées les unes des autres au niveau de l'individu sont peut-être très proches dans l'Universel. L'espace lui-même, comme nous le savons, peut être pratiquement annihilé dans la conscience d'un espace avec un plus grand nombre de dimensions,  dont il n'est alors que la superficie.

 

   Agir au moyen de l'inaction, c'est Dieu.

 

     Dans le son de ta voix, je demeure en un monde protégé du mal.  [Ici, Râma fait probablement allusion au Om subtil qui n'est pas différent du son du silence].


   On ne peut diviser le Soi. Vous pouvez rendre un pot imperméable ou presque à l'air : mais pouvez-vous  rendre ce même pot imperméable à l'éther ? Si l’éther-espace ne peut être enfermé au-dedans ou en dehors, qui peut diviser et découper le Soi ou Dieu ? Ainsi donc, vous ne pouvez être (seulement) une partie de Dieu.

 

   Foi  et raison : cette Unité est un article de foi dans la mesure où elle est un axiome et un postulat de notre être le plus intérieur. Nous avons pu ne l'avoir vérifié en pratique que dans un nombre limité de cas, mais heureux sont ceux qui le voient à tous les niveaux de la vie.

 

 

 

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    Nous vérifions la relation entre l'hyperbole et son asymptote jusqu'à un certain point, mais pour le reste, nous sommes certains (croyons ?) que la même relation subsiste.

    Après avoir déterminé que le Soi est le substratum de l'univers, ne nous posons pas d'autres questions quant à savoir pourquoi et où est l’Atma : après avoir déterminé le centre du cercle, nous ne devons pas nous demander :

      « Où est le milieu du centre ? »

 

   Derrière nos parents et grands-parents demeure la Grande Volonté Eternelle ! Cela aussi est ton héritage - fort, beau, divin, un levier sûr de succès pour celui qui l'essaye.

 

Question : Quel est le plus grand champ du monde ?

- Le champ des améliorations possibles.

 

Après sept ans d'expérience :

   Pour le védanta, la pureté du réceptacle est extrêmement importante : si, avant que le lait pur de l'advaïta, non-dualité, ne soit versé, il reste la moindre trace d'ego, d'inclination à l'autodéfense, le tout va cailler, fermenter et se détériorer.

 

   Dans la montagne, là-bas, il y a une belle colonie de géants de la forêt qui s'épanouissent ! Quel lien les unit ? Ce n'est pas un attachement de l'un à l'autre (relation personnelle). Ils ont une organisation sociale, pour ainsi dire, seulement dans la mesure où ils envoient leurs racines à la même nappe d'eau souterraine reliée au lac. L'amour de la même eau les maintient tous ensembles. Puissions-nous nous retrouver dans l'amour de la même Vérité, nous rencontrer dans le ciel (du cœur), Râma. O vous qui gagnez

 

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des honneurs, qui  acquerrez de la connaissance, réformateurs sociaux, travailleurs politiques, messagers d’une religion, chers tâcherons du quotidien !... Râma est sur un ticket différent, il ne peut interrompre son voyage et faire des séjours dans les stations intermédiaires. Le terminus, ô le terminus interminable !

 

   Ton travail  en ce monde est terminé quand tu as réalisé la Vérité. Qu’elle soit communiquée à un être humain seulement, et tu en auras fini.

 

Libération

 

 

   Pourquoi ces larmes coulent-elles au moment de l'union délicieuse avec le Bien-aimé ? Est-ce qu’elles sont dues au deuil à propos de la perte de la conscience mentale ? C'est la fin de tous les rituels du monde. Tous les désirs se sont évanouis dans le néant. Tous les chagrins, souffrances,  soucis, ont disparu comme l'obscurité de la nuit. L'armada des maux et des vertus a été noyée dans le vaste océan de l'unité avec le Bien-aimé. Un poète ourdou dit :

Je suis Lui. La question d'une quelconque correspondance avec Lui ne se pose pas. Je suis moi-même l'intoxication. Il n’est point de nécessité pour aucun autre intoxiquant.

     Comme c'est merveilleux ! J'ai maintenant découvert et réalisé que je suis  moi-même Brahman ! Je suis moi-même le Témoin ! 

 

 

 

    Quand un enfant suce une mangue, elle explose et le jus se répand  sur sa bouche, ses mains et ses vêtements. Il y a du jus partout. De même, si vous

 

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goûtez la Vérité du védanta, vous aurez une expérience du nectar sucré de Brahman. Rien, si ce n'est Brahman, ne demeurera.

     Et évidemment, vous deviendrez vous-même Brahman.

 

   Une fois, Râma perdit ses amis dans une vallée envahie par une végétation dense. Ils ne pouvaient entendre les appels les uns des autres. Quand, avec difficulté, Râma put atteindre le sommet, il cria à pleine voix pour les appeler, et le résultat  fut qu'ils purent l'entendre et se réunir. De même, quand nous sommes dans la chute, personne ne nous entendra, mais quand nous parlons d'un niveau plus élevé, tous pourront nous écouter.

 

    Ceci est un extrait de la dernière lettre de Râma à être citée dans la biographie de Puran Singh ; elle date de juin 1906.

    Quand on le voit du point de vue du Dieu-Soi, le monde entier devient une effusion de beauté, une expression de joie, un déversement de félicité. Quand la limitation de la vision est dépassée, il ne reste rien de laid pour nous. « Le monde entier est beau est gracieux. » En réalité, les pouvoirs de la nature deviennent nos mains, pieds et autres sens.

  Comme le Soi est  Félicité et en même temps le Tout, il s'ensuit que la réalisation du Soi signifie la réalisation de mon propre Soi comme Félicité suprême cristallisée dans le monde entier.
    L'univers, étant une incarnation de mon propre Soi, il est la douceur incarnée. Qui devrais-je blâmer ? Qui devrais-je critiquer?


O Joie ! Tout est « Je ». Om

 

 

 

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Voici maintenant des pensées extraites des Carnets de notes de Râma :

    Le libéré-vivant, jîvan-moukta, quand il se détache du corps physique, entre dans l'état de ‘libéré-sans-le-corps’, videha-moukta, comme le vent qui finit par s'immobiliser.

 

   O feu qui brûle derrière tous les mondes, Essences immortelles, flammes de cet univers qui se consume à tout jamais, qui ne se consume jamais - rire et rire avec vous et que notre rire libère une impulsion qui ébranle la Création !

  Dans les yeux de ta bien-aimée,  dans le visage fidèle de ton ennemi pendant la bataille, sois conscient, (méfie-toi) au moins de ton propre Soi ! Joie ! Joie ! Joie inextinguible et rire.

 

     Comme le simple sens de l'espace dans le monde est merveilleux... après la chambre de malade et les journées de souffrance ! Et comme un autre sens doit être merveilleux, celui de l'espace sans mesure de l'âme, et de la liberté, et ainsi  donc inaliénable ! Regarde, là, à travers la vitre une fois de plus, et satisfais-toi en profondeur à ce sujet.

 

    Sois stable comme la lumière. Que les papillons de nuit viennent et soient consumés en toi.

 

    Celles qui sont vraiment belles, ce sont ces fleurs adorables, inconscientes de leur propre beauté.

 

   Si les trains et le télégraphe actionnés par électricité sont utilisés pour économiser notre temps et notre énergie, ce serait stupide de ne pas utiliser les conditions électrostatiques et météorologiques du cosmos - dans la

 

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forme d'une atmosphère inspirante et d'un climat qui aide -  pour favoriser en nous un progrès spirituel rapide. La brise qui nous embrasse et les rivières qui murmurent etc. ne doivent pas être mises de côté comme des aides extérieures ; tout est en nous  si nous pouvons le contrôler et le tourner à notre avantage.

 

    Je suis parti dans les bois parce que je souhaitais vraiment vivre  afin de faire face aux faits essentiels de la vie seulement, et je ne souhaitais pas vivre ce qui n'était pas la vie, la vie est si chère ! Je désire vivre profondément et sucer la vie jusqu'à la moelle !

 

    Un jñâni parfait ne pose pas de questions personnelles, il n’y pense même pas.

 

   Ne vous laissez pas dévorer par le « trop de concessions ». Soyez seulement vous-même. Pas de politesse avec la « nuit de l'ignorance ». Pourquoi le monde serait-il si pauvre qu’il vous demande constamment ceci ou cela ? Le fait que vous viviez comme Dieu est une faveur suffisante pour les gens. Soyez Dieu et c'est la plus grande grâce que vous puissiez conférer à l'humanité.

 

   « Les tentations de l'extérieur continuent à m'assaillir, mais il n'y a plus rien à l'intérieur qui leur réponde. »

 

   Donnez-vous l'absolution, et vous recevrez les suffrages du monde.


   L'être qui vit la Vérité ne la connaît pas plus que le poisson ne connaît la mer. Un tel être ne pense pas qu'il vaille la peine de la formuler.

 

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Maintenant,  Râma vous dit au revoir par un poème :

 

 

La lune s'est levée, ils voient la lune,
Je bois à la lumière de Tes sourcils.
Ce sont de grands spectacles qu’ils organisent, pleins de foule, bientôt,
J'observe et observe la source de la vue !

En fait, n'appelle pas de chirurgien, pas de docteur
Car ma souffrance est tout entière délice.
Adieu! O vous citoyens ! Cités, au revoir !
O bienvenue, hauteurs enivrantes, éthérées !

O modes, coutumes, vertu et vice.
Lois, conventions, paix et guerre !

O amis et ennemis, relations,  liens,
Possession, passion, le vrai et le faux.
Au revoir, O espace-temps ; au revoir !
Au revoir! O monde et jour et nuit,

 Mon amour est fleurs, musique, lumière
Mon amour est jour, mon amour est nuit,
Dissous sont en moi l'obscur et le lumineux.
O quelle paix , paix et joie !

 O laissez-moi seul, mon amour et moi,
Au revoir. Au revoir. Au revoir.

Om !

 

 

 

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Fleur de Cactus, Fleur de Lotus,

 

Par Mahâjyoti

 

Qui s’y frotte s’y pique, m’a-t-on dit souvent

Quand j’étais petite, et même maintenant.

Savoir me défendre, j’y crois mordicus !

Fleur de Cactus !

 

Pourtant à quoi bon ? Et si le fossé

Qu’il faut traverser, comme le bouclier

Qu’il faut transpercer, n’étaient pas un ‘plus’ ?

Fleur de Cactus ?

 

Et si le guerrier qui en nous s’obstine

Comme le porc-épic rentrait ses épines,

Cessait de combattre à la Spartacus,

Fleur de Cactus ?

 

Sur mon grand balcon, à force de soin,

Agaves et Chardons ont fleuri soudain,

A force d’amour : 6 jolis Brutus !

Bébés Cactus !

 

Leur cœur s’est ouvert, laissant apparaître,

Roses, tendres et fous, semblables à mon être

Qui à l’intérieur recèle une fleur.

Bébés sauveurs !

 

Tout l’amour de Mâ a brisé mes chaînes.

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Je l’ai pris en moi, cet amour m’entraîne.

Je suis transformée, j’en reste motus !

Fleur de Cactus !

 

On s’y pique un peu, mais au fond du cœur,

Si on sait la voir, s’élève cette fleur.

Une vraie douceur, un Stradivarius !

Fleur de Lotus !

 

                                                            Mahâjyoti, 2005

                                                  (Geneviève Koevoets)

 

 

 

 

 

 

Nouvelles

 

Swâmî Bhaskarânanda a fait une grande tournée aux États-Unis, avec en particulier un rassemblement important pour Gourou-pournima.

- Swâmî Nirgunânanda, comme d'habitude, a été en France en juillet et août, à Epernon et à Terre du Ciel. En Allemagne, il a enseigné pendant un week-end à 300 ou 400 étudiants dans l'un des plus grands centres de Yoga du pays, tenu par un disciple de Vishnou Dévânanda, lui-même disciple de Shivânanda.

- Nous avons fêté les 91 ans de Vijayananda le 26 novembre par une belle cérémonie au centre international. Un petit groupe de fidèles

 

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s'est réuni des quatre coins du monde pour cela. Il ne marche plus comme un jeune homme, mais le reste du corps va bien et il continue à assumer soir après soir sa responsabilité du satsang en face du samâdhi de Mâ. Les visiteurs anciens et nouveaux sont toujours touchés par sa présence et l'amour qu’il répand.

- C’est Swami Vijayananda qui s’est retrouvé en « tête de liste » des cinquante Occidentaux interviewés par Malcolm Tillis dans le livre New Lives. Cette réédition en 2004 d’un ouvrage  d’il y a une trentaine d’années par Indica Books à Bénarès (indicabooks@satyam.net.in) a été augmentée de nouveaux interviews et préfacée par Râm Alexander. Les fidèles de Mâ le connaissent, il a été 10 ans auprès de Mâ et vit maintenant à Assise. Il a aussi préfacé et  fait publier Voyage vers l’immortalité d’Atmananda.

- Le film sur Amma qui a été montré pour le festival de Cannes au printemps est sorti récemment sur les écrans français. Nous souhaitons qu’il touche le cœur d’un grand nombre.

- Une nouvelle revue sur l’Inde paraît en kiosque. Elle est dirigée par François Gautier qui a été pendant quinze ans correspondant du Figaro en Inde et  qui vit entre Auroville et Delhi. Elle a l’air d’être une revue de haute qualité dans le style de l’ancienne Revue des deux Mondes. Ceux qui  utilisent  l’internet peuvent s’abonner directement à :

  http://www.lesbelleslettres.com/html/abonnements.htm#Inde

et aussi visiter le site de François Gautier lui-même http://www.francoisgautier.com

Sinon, on peut la prendre en kiosque ou contacter Marie-José d’Hoop aux éditions Budé-Les Belles Lettres, Bd Raspail 75006 Paris.

 

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On y trouvera dans le site non seulement des articles fort intéressants, mais aussi deux livres complets qui éclairent beaucoup d’aspects de l’Inde et déboulonnent nombre de clichés à son propos.

- Un groupe de trente français guidés par Jacques Vigne sur le thème Psychothérapie et spiritualité a passé une semaine à Bénarès, et a également visité l'ashram de Mâ sur les ghats. Ensuite, ils sont venus à Kankhal et ont participé aux débuts de la Samyam Sapta.

- Le soleil du Soi de Swâmî Râmatîrtha traduit par Jacques Vigne est paru en juin dernier aux éditions Accarias. Sa version anglaise est en cours de relecture pour publication chez Indica Books à Bénarès.

- Peut-être n'avons-nous  pas mentionné dans le Jay Ma un numéro spécial du Monde des religions de 2004 consacré au Maîtres spirituels du monde entier : il avait en couverture Mâ jeune, assise en  samâdhi.

- Les carnets du Yoga vont publier un article sur Vijayananda et un autre sur Mâ Anandamayî. Le texte leur a été envoyé.

- Bettina Bäumer est une amie proche de Bithika Mukerjee ainsi qu’une sanskritiste de haut niveau vivant depuis trente ans à Bénarès; de passage à Kankhal, elle vient de rencontrer Swâmî Vijayânanda, et a demandé à Vigyânânand un article sur lui pour le petit journal de la fondation Swâmî Abhishiktânanda qu'elle dirige, et qui s'appelle Setu, c'est-à-dire en sanskrit pont.

- Patoun est maintenant quasi permanent à l’ashram de Kankhal et travaille intensément sur les archives des documents écrits, audio et filmés de Mâ. Il va guider un pèlerinage sur les lieux de Mâ pour un groupe de quatre Bengalis et Vigyânânanda pendant dix jours en janvier au Bangladesh sur les lieux de la première partie de la vie de Mâ, jusqu’à trente ans.  Vous aurez certainement un compte-rendu de l’expédition dans le prochain Jay Mâ.

 

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     Pour ceux qui voudraient prendre un nouvel abonnement, ils peuvent le faire en écrivant à Nadine et José Sanchez

L’Olivette

26 Hameau Beausoleil

Chemin de la Sainte-Croix

          84110 Vaison-la-Romaine.

 

    Envoyez un chèque au nom de Jacques Vigne de 8 €, et de 4 € pour l'abonnement par courriel. À ce moment là bien sûr, communiquez aussi votre adresse électronique et  envoyez de plus directement une copie de votre message à jacquesvigne@yahoo.fr. Etant donné l'incertitude des acheminements par la poste indienne, cette formule mérite d'être considérée sérieusement.

Table des matières

 

Paroles de Mâ                                                                                     1

Quelques réminiscences de Patoun à propos de Vijayananda             2

Ma première rencontre avec Mâ par un Européen                                11

Védanta et modernité par Bithika Mukerjî                                               14

Le soleil du Soi par Swâmî Râmatîrtha                                         27

Fleur de cactus par Mahâjyoti                                                             38

Nouvelles                                                                                             39

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[1] Theodore Roszak, Where the Wasteland Ends : Politics and Transcendence in Industrial Society  London, Faber &Faber, 1973, p.xxviii

[2] Dennis Gabor Fighting Existential Nausea in Technology and Human Values Centre for the Study of Democratic Institutions 1966 p.13

 

[3] E.L. Flackenheim The Revealed Morality of Judaism and Modern Thought : A Confrontation with Kant in Quest for Past and Future  London and Bloomington : Indiana University Press 1968, p.215

[4] Christopher Dawson Dynamics of World History  London , Sheed and Ward, 1957, p.54

[5] Ingeborg Bachmann „Message“  in Modern European Poetry  New York Bantam Books, 1966, p.175