APERCU SUR LA VIE DE

SRI SRI ANANDAMAYI MA

 

Traduction d’après le livre:

« From the life of Sri Anandamayi Ma »

par Bithika Mukerji 1970 Volume I

Traduction de Jack Gonthier, parue dans le bulletin mensuel de Panharmonie de 1972 à 1978, et autorisée par la Shree Shree Anandmayi Sangha, Bhadini.

Reproduction avec l’aimable autorisation de Panharmonie.

 

 

SOMMAIRE

page

Préface 4

I. L’Enfance (1896-1909) 7

II. Avec la famille de Ramani Mohan 1909-1918 13

III. Bhajitpur : le jeu de la Sadhana 1918-1924 21

IV. La vie à Shabagh (Dacca) 1924-1926 29

V. L’arrivée des fidèles 35

VI. L’atmosphère de miraculeux 44

VII. Différentes formes d’expression de la Sâdhanâ 49

VIII Vasanti-pûjâ à Siddheswari / Bhaiji 56

IX. Les premières pérégrinations 65

X Histoire de la statue de Kâlî 70

XI. Premier voyage de Mataji en Inde du Nord 1927 77

XII. L’adieu à Shabagh 81

XIII. Un aperçu du futur mode de vie 84

XIV. Mataji a le kheyâla de quitter Dacca 89

XV. Bholanath 92

XVI. Le cercle s’élargit 97

XVII. Adieu à Dacca 1932 102

 

 

PRÉFACE

 

Mataji ou Sri Anandamayi Ma tient une place unique dans le milieu culturel (2) de l’Inde contemporaine. Elle n'a inauguré ni une religion nouvelle, ni un nouveau courant de pensée ;elle n'a pas de message à délivrer ou de mission à remplir. Pourtant, elle attire à elle des gens de tous âges, de toutes conditions sociales et de toutes croyances. A tous ceux qui viennent la trouver, elle offre un accueil que rien ne limite. S'intéressant à des choses très humaines, elle en est cependant suprêmement détachée. Ce détachement va de pair avec l'intérêt qu'elle manifeste pour toutes les entreprises humaines. Aucun aspect des affaires humaines ne lui est indifférent. Il est impossible de dire qui elle est ou ce qu'elle est, car on ne peut trouver nul autre exemple qui présenterait cette palette extraordinaire de traits caractéristiques.

Au cours des années 1924-32, son état de constante exaltation spirituelle attira sur elle toute l'attention publique. Les gens la comprenaient diversement selon leur propre niveau de compréhension. Certains pensaient qu'elle était une grande sâdhikâ (3) vivant dans l’ivresse divine. C'était vrai, et pourtant on ne s'expliquait pas comment elle pouvait par ailleurs se comporter d'une façon si parfaitement naturelle et participer - d'une manière bien spéciale toutefois - aux affaires du monde qui réclamaient son attention On peut dire qu'elle transformait les activités les plus banales en les auréolant de beauté. En outre, il apparut bientôt à ses fidèles que dans le cas de Mataji, il ne s'agissait pas d'une vie de sâdhanâ. Ainsi, les diverses idées qu'on se faisait d'elle durent-elles céder le pas à une prise de conscience plus vaste et plus profonde qui intégrait tout ce que ses disciples voyaient en elle et le transcendait.

C'est à Dacca (4) au cours des années 1924-32 que l'extraordinaire personnalité de Mataji fut pour la première fois reconnue publiquement. Le présent recueil vise à satisfaire une demande d'information sur cette période initiale. Les sources de ce livre sont pour la plupart des récits de vive-voix émanant de

 

(2) En Inde, toute culture étant étroitement liée aux valeurs spirituelles, Il faut éviter d'interpréter cette expression dans le sens qu'elle aurait eu Occident où la culture est surtout d'ordre intellectuel.

(3) Celle qui suit une sâdhanâ ou discipline spirituelle ayant pour but de préparer à la Réalisation (masculin : sâdhaka).

(4) Maintenant au Bengla Desh (ancien Pakistan oriental).

 

personnes qui la connurent à Dacca et même avant. Beaucoup de ces, premiers disciples quittèrent Dacca avec leur famille à l'époque de la partition de 1947 et sont maintenant établis à Bénarès. Au cours des années 1924-32, les proches de Mataji allaient fréquemment à Dacca. C'est grâce à eux que les disciples de cette ville purent connaître l'enfance de Mataji. Par la suite, nombre d'entre eux se rendirent à Khéora, son village natal,

ainsi qu’à Alpara, Bajitpur et d'autres villages où s'était déroulée son enfance. Les villageois leur apprirent quel y avait été le mode de vie de Mataji.

Didi Gurupriya a rendu grand service aux disciples de Mataji en tenant un journal depuis 1926. Didi est totalement incapable d’exagération ou de sentimentalisme. C'est une personne très prosaïque (elle prendrait cela pour un compliment) et ses comptes-rendus de la vie de Mataji sont un modèle de fidélité. Néanmoins, elle n'avait pas toujours la possibilité de connaître l'ensemble des activités de Mataji. Bien que précieuses, ces notes sont une source d'information incomplète ; elles constituent toutefois un document de valeur. Les épisodes relatés en détail dans ce livre sont bien connus des habitués de l'Ashram. La plupart des personnes mentionnées, ou bien leurs proches, leurs amis, sont encore en vie. J'ai eu connaissance de nombreux épisodes, tel par exemple la mort de Vinodini Devi, de la bouche même de Birendra Chandra Mukherjee, le frère aîné de Didi. Ces événements me furent également rapportés par Srimati (5) Hiranbala Ghosh, Brahmachari (6) Kamalakantaji, Jogeshdada et d'autres. Inutile de préciser que les événements rapportés ici sont aussi authentiques et aussi dignes de crédit que peuvent l'être ceux rapportés par des gens intelligents et de bonne éducation, ayant une large ouverture d'esprit.

Il va sans dire que ce document illuminant les mille et une facettes de la personnalité de Mataji n'est qu'un piètre substitut à sa présence vivante. Je suis tout-à-fait consciente des imperfections de ce travail et le souhaiterais mieux écrit. C'est très imparfaitement qu'il décrit cette scène d'une beauté admirable, tournée vers l'invisible, qui se joue spontanément, sans discontinuer et à laquelle se joint un nombre toujours plus grand de participants. J'ai essayé de présenter les faits de façon impartiale. Puisse quelque artiste utiliser un jour ce travail et en faire une oeuvre digne de son sujet; c'est mon voeu le plus cher.

Août 1970 Bithika Mukerji.

 

(5) Srimati = Madame, masculin : Srî = Monsieur.

(6) Étudiant religieux qui se consacre à une discipline spirituelle (novice).

 

 

I - L'ENFANCE (1896-1909)

 

Au coeur de la campagne bengalie, dans le district de Tripura se trouve un petit village nommé Khéora. Vers la fin du siècle dernier, ce n'était qu'un hameau aux maisons à toits de chaume. Les habitants étaient pour la plupart musulmans mais il y avait aussi une minorité hindoue. Loin des grands centres commerciaux et de l'agitation d'un monde en perpétuelle évolution, c'était un oasis de paix. Les maisons se nichaient dans des bosquets de bananiers ou bien à l'ombre des manguiers. De grands palmiers se découpaient dans le bleu du ciel. De vastes prairies où couraient de petits ruisseaux, parsemés d'étangs aux lotus rouges et blancs, s'étendaient à perte de vue.

C'est dans ce village que vivaient Sri Bipin Bihari Bhattacharya et sa femme Srimati Mokshada Sudari Devi. Dans la cour de la maison, d'une propreté exemplaire, le traditionnel tulasî (1) indiquait que c'était le logis d'un hindou ; et à l’intérieur, le Nârâyana Silâ (2) indiquait que cette maison était celle d'un pieux brahmine (3).

Tous les témoignages de l'époque s'accordent pour voir en Bipin Bihari Bhattacharya un homme hors du commun. Il venait de la noble famille des Kâsyapa, brahmines de Vidyakut, autre village du district de Tripura, Dans son village natal, ainsi qu'à Khéora où il avait hérité de la propriété de son grand-père maternel, on le tenait en haute estime; on aimait sa nature honnête et droite, son détachement du monde. Le plus clair de son temps était consacré à l'adoration de Nârâyana (4), la divinité d'élection (ishta) de sa famille. Toutefois, son occupation préférée était de chanter des chants dévotionnels. Il avait une très belle voix, bien timbrée. Parfois, ses chants pleins de ferveur semblaient le mettre en rapport direct avec le Divin. Les villageois le comparaient à Ramprasad, le célèbre saint et poète Bengali qui, croyait-on, était capable par ses chants dévotionnels d'évoquer la présence de Dieu. Son goût marqué pour l'ascétisme ne lui permettait pas d'accorder beaucoup d'attention aux affaires familiales. Après la naissance de sa première fille, il vint habiter avec sa famille chez sa mère à Khéora. Cherchant à se libérer de tous les liens, son âme ne trouvait pas de repos. On ne fut guère surpris d'apprendre un jour qu'il avait quitté sa maison pour devenir un ascète et vivre un vie de renoncement. Malheureusement son enfant devait mourir peu après. La détresse de

 

(1) Plante aux feuilles très odorantes que les hindous tiennent pour sacrée ; une variété de basilic.

(2) Petite pierre spéciale que les hindous considèrent comme l’emblème de la Divinité.

(3) Les brahmines constituent la caste la plus élevée de la société hindoue.

(4) Un des noms de Vishnou..

 

la jeune mère émut ses voisins et ses amis. Ils entreprirent de faire sortir Bipin Bihari de sa retraite. Non sans difficulté, ils le persuadèrent de revenir, après une absence de trois ans. Il reprit les devoirs et les responsabilités incombant au chef de famille, mais on voyait bien que sa vie était placée sous le signe du détachement Parfois, il accompagnait dans leurs pérégrinations les groupes de chanteurs itinérants qui passaient au village, chantant des bhajans (5) et des kîrtans (6).

La femme de Bipin Bihari, Srimati Mokshada Sudari Devi était, et est restée (7), l'une de ces rares personnalités qui incarnent les plus douces vertus humaines. Elle était l'héritière de toute une sagesse villageoise. Les autres femmes ne pouvaient égaler la patience, la dignité et le courage avec lesquels elle affronta les épreuves de la vie. Matériellement, la famille était pauvre. Et pourtant la maison respirait le bonheur et rien n'y semblait manquer. Malgré la pauvreté, Sudari Devi ignorait ce qu'était le laisser-aller ou l'amertume Le peu qu'elle possédait était toujours bien rangé, la maison était toujours impeccable. Un hôte survenant à l'improviste pouvait toujours s'attendre à un accueil chaleureux et pour le moins à quelques friandises. Elle était incapable de se mettre en colère ou même de prononcer une dure parole. Bipin Bihari était musicien; sa femme avait une âme de poète. Elle composa de nombreux chants d'une douce sagesse, exprimant l'aspiration spirituelle. Certains de ces poèmes ont été mis en musique et on les chante parfois au cours de réunions religieuses.

Le 30 Avril 1896, le couple eut une seconde fille, que toute l'Inde connaît actuellement sous le nom de Sri Ma Anandamayi ou plus simplement Mataji. Avant et aussitôt après la naissance de cet enfant, Mokshada Devi rêvait souvent de dieux et de déesses. Elle les voyait dans son humble maison qu'ils inondaient de lumière. Émerveillée et terrifiée à la fois, elle leur rendait hommage. Elle racontait qu'au montent de l'accouchement, elle ne ressentit pratiquement aucune douleur. Les femmes qui étaient là se souviennent aussi de cette chose inhabituelle: on ne put faire émettre au nouveau-né le moindre son. On craignit quelque malformation physique chez le bébé. Mais ces craintes n’étaient pas fondées et il se mit à pousser normalement. L'heureux couple donna à la petite fille le nom de Nirmala (8) Sundari (9) Devi. Mokshada Devi ne pouvait oublier la mort de son premier enfant ; aussi plaçait-elle le bébé sous le tulasî afin qu'elle

 

(5) Chants dévotionnels.

(6) Chants et psalmodies sur les noms du Seigneur, s'exécutant seul ou en groupe, avec accompagnement musical, principalement cymbales et tambourins.

(7) La mère de Mataji a quitté son corps en août 1970.

(8) L'immaculée.

(9) La belle

 

y reçoive les bénédictions de Dieu. Dès que cela fut possible, la petite Nirmala alla d'elle-même sous la plante sacrée accomplir le rituel, au grand soulagement de sa mère à qui il était difficile de trouver un moment de liberté, tant elle avait de travail.

Modeler ainsi son comportement selon les voeux de son entourage devint chez l'enfant une caractéristique de plus en plus visible au fur et à mesure qu'elle grandissait. Si mère ne se souvenait pas avoir jamais entendu Nirmala formuler un souhait, un désir, en vue d'obtenir quelque chose pour elle-même. Dès que son âge le lui permit, elle se mit avec entrain à faire des menus travaux, non seulement pour sa mère, mais aussi pour les amies de sa mère. Nirmala était une petite fille heureuse et gaie. Sa nature rayonnante lui valut de nombreux surnoms tels Hâs (sourires) et Khusîr (l'heureuse). Elle devint la préférée de la famille et celle également des amis, des voisins, tant hindous que musulmans. On pouvait toujours compter sur elle pour faire la cuisine, s'occuper des petits, aider les voisins. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Quand une femme du village préparait une pâtisserie spéciale, elle en mettait un peu de côté pour Nirmala. Tout naturellement, elle se fit aimer de sa famille, des amis et des voisins.

Un autre trait dominant de la petite fille, c'est qu'elle acceptait sans discussion de se soumettre aux exigences des autres. De nombreux exemples illustrent bien cette obéissance absolue qui n'allait pas quelque fois sans déconcerter.

Un jour, sa mère lui demanda d'aller laver une tasse d'agate dans l’étang. Mokshada Devi voyait que Nirmala ne faisait pas très attention à l'objet qu'elle tenait. « Lâche-la donc pendant que tu y es » lui dit-elle, voulant par là la rendre plus attentive. Aussitôt dit, aussitôt fait : la tasse alla se fracasser sur le sol !

Une autre fois, une parente emmena l'enfant à une fête du village et l'installa devant un temple de Shiva en lui ordonnant de rester assise tranquillement jusqu'à son retour. Sa tante, malheureusement, absorbée par les différentes attractions, l'oublia complètement. Et c'est seulement beaucoup plus tard que, brusquement, elle se souvint de l'enfant. Elle se précipita vers l'endroit où elle l'avait laissée, en proie à une inquiétude compréhensible. Mais elle fut bientôt rassurée en apercevant Nirmala toujours assise à la même place, figée comme une statue, regardant fixement devant elle. Elle n'avait pas bougé d'un centimètre !

Lorsqu'il faisait lire sa petite fille, Bipin Bihari lui disait qu'elle devait s'arrêter seulement en arrivant à un point. Quand Nirmala rencontrait une longue phrase, Son petit corps se tortillait sous l'effort qu'elle faisait pour parvenir au point sans reprendre sa respiration. Si elle était obligée de respirer au milieu d'une phrase, elle recommençait depuis le début. L'obéissance poussée a cet extrême chagrinait un peu sa mère, mais elle ne pouvait gronder l'enfant qui était manifestement pleine de bonnes intentions.

L’éducation de Nirmala fut très élémentaire. Pendant une courte période, elle fréquenta l'école du village. Mais il ne lui était pas possible de s'y rendre régulièrement car elle aidait sa mère aux travaux du ménage. Six autres enfants naquirent après Nirmala : trois frères qui moururent peu de temps après, deux soeurs, Surabala (1) et Memalata (2) et un autre frère, Makhan, qui vit toujours. Nirmala avait beaucoup d'affection pour eux et ils le lui rendaient bien. Mais s'occuper d’eux signifiait qu'il ne lui restait guère de temps pour étudier. Et puis l'école était assez éloignée et quand Mokshada Devi ne trouvait personne pour y accompagner Nirmala, cette dernière était obligée de rester à la maison. Son matériel scolaire consistait en tout et pour tout en une ardoise fêlée. Malgré toutes ces difficultés, Nirmala était toujours bien classée. Après une visite de l'inspecteur, elle fut retenue avec trois autres petites filles pour entrer à l'école primaire. L'inspecteur la plaçait au même niveau que les élèves régulières les plus studieuses de sa classe. Sri Anandamayi donnait un jour cette explication : « Les choses se passaient toujours de telle sorte que je révisais immanquablement les questions mêmes que le maître allait me poser ; ainsi il me trouvait toujours bien préparée, même après de longues absences. La signification des mots inconnus se révélait spontanément. Si par exemple je rencontrais le mot « hasti », je m'y arrêtais un moment et puis sa signification (éléphant) m'apparaissait. Mes parents n'avaient pratiquement pas le temps de m'aider à apprendre mes leçons. Si bien que mon éducation est restée très rudimentaire ».

Au sujet des pratiques religieuses, l'enseignement qu'elle reçut fut tout aussi élémentaire. Sa mère lui permit d'aider aux préparatifs de l'adoration quotidienne du Nârâyana Silâ et son père lui apprit à chanter des chants dévotionnels. Ses enseignements étaient très simples : " Viens avec moi " disait-il, « nous allons chanter les louanges de Hari. ».

 

(1)Surabala devait mourir vers l'âge de 16 ans, après son mariage.

(2) Memalata eut cinq enfants et vécut plus de 40 ans.

 

-« Qui est Hari ? «

-« Le Seigneur de l'univers. Il est immense. Nous sommes tous ses enfants « .

-«  Est-il aussi grand que cette prairie ?" »

-«  Beaucoup plus grand. Il nous faut l'adorer et Lui demander Sa grâce. Il est très gentil et veille sur nous. Il porte de nombreux noms ; Hari est l'un d'entre eux «

Cela suffisait à Nirmala qui devint fidèle compagne de son père chaque fois qu'il pratiquait ainsi l'adoration.

Nirmala passa la plus grande partie de son enfance à Khéora. Elle allait parfois à Sultanpur, le village de son oncle maternel. Elle y avait de nombreux cousins avec lesquels elle pouvait jouer. L'un d'eux. Sushila, raconte qu'un jour ils étaient partis pour une promenade à travers champ. Dans l'étroite ruelle du village, ils se trouvèrent face à face avec un troupeau de vaches qui rentrait des pâtures. Les enfants s'enfuirent. Quand ils furent loin, ils se retournèrent et virent Nirmala qui se tenait sans bouger au milieu de la ruelle, entourée par les vaches. Certaines avancèrent leur tête et la frottèrent contre son corps en léchant doucement. Quand le troupeau fut parti, Nirmala courut rejoindre ses amis.

On a déjà dit que Nirmala était d'une nature enjouée. Mais en certaines occasions, il lui arrivait aussi de pleurer. Deux de ses frères moururent à l’âge de sept et huit ans, un autre à six semaines seulement. Lorsqu'ils vivaient, Nirmala s'occupait d'eux avec dévouement, manquant pour cela l'école et les jeux. Non seulement elle accepta leur disparition sans se plaindre mais jamais elle ne laissa sa mère s'abandonner à son chagrin. Chaque fois qu'elle la trouvait pleurant ses enfants disparus, elle éclatait en sanglots si déchirants que Mokshada Devi était obligée d'oublier son propre chagrin afin de consoler la petite fille. Elle dit que ce furent les seuls moments où Nirmala pleura dans son enfance.

Nirmala grandissait dans ce cadre paisible, petite fille heureuse et charmante. Plus tard, sa famille comprit que même en ces premières années, elle était plus qu'une charmante enfant simple et docile. On se souvint d'incidents qui revêtirent une signification plus profonde qu'on ne leur en attribuait à l'époque. Sri Anandamayi parle quelquefois des événements de cette période. Ils témoignent d'un don d'observation, d'un degré d'intelligence et d’un sens de l'humour bien supérieurs à la moyenne. En voici un exemple : " Une nuit mon père vit un serpent enroulé autour du chevronnage de la maison. Dehors il pleuvait, et à la lumière incertaine de la lampe à huile, il ne crut pas bon de déranger le reptile. Il se sentait encore moins disposé à aller dormir en courant le risque de voir le serpent nous tomber dessus pendant la nuit. Il construisit alors une sorte de barricade avec les lits et nous fit tous mettre derrière. Ayant ainsi assuré notre sécurité, il alla lui-même se mettre à l'abri autre part. A cet instant, je pensai que l'homme était vraiment bien peu de chose. Celui qui nous protégeait était incapable de se protéger lui-même ; il lui fallait rechercher la protection de quelqu'un ou de quelque chose d’autre ».

Elle donne parfois cette illustration : « Les gens se plaignent d’être dérangés par les pensées durant la méditation ; elles deviennent encore plus virulentes qu'en temps ordinaire. Je leur dis que cela est normal. Lorsque j'étais enfant, j'observais ma mère verser de l’eau-de-chaux sur le sol tout autour de la maison. Cela avait pour résultat de faire sortir tous les vers de terre. Elle faisait alors place nette et nous pouvions jouer sur le terrain. La méditation joue le rôle de l’eau-de-chaux : elle fait sortir tout ce qu'il y a de malpropre en vous ».

Il y a quelques années, Sri Anandamayi discutait. avec des femmes ait sujet des différentes manières de cuire un certain légume. Mokshada Devi était présente. Sri Anandamayi dit en souriant : « Devinez comment maman nous faisait la cuisine ? Elle bouchait avec son doigt le goulot de la bouteille d'huile avant de la retourner au-dessus de la poêle. Connaissiez-vous cette méthode ?» Mokshada Devi rit avec les autres et dit avec bonne humeur : Je ne pouvais pas me permettre de perdre une seule goutte d’huile. Si tu l’avais voulu, je crois que tu aurais pu naître dans des conditions différentes et avoir une enfance plus agréable ». Mataji répliqua aussitôt : « Mais non, je ne dis pas que nous ayons jamais manqué de quoi que ce soit. En fait ce n'est qu'en grandissant que je compris, d'après ce que disaient les gens, que nous étions pauvres. Maman était une ménagère très économe. Nous autres enfants étions très bien soignés ».

Mais à l'époque, Mokshada Devi ne pouvait voir en sa fille qu'une enfant douce et adorable. Elle avait même des inquiétudes au sujet des facultés mentales de l'enfant. Nirmala était sujette à d'inexplicables « absences ». En plein milieu de son travail, de ses jeux ou bien au moment des repas, la petite fille se figeait, le regard perdu dans le vide. Sa mère la secouait et la grondait ou bien criait son nom comme si elle se trouvait au loin. Il fallait à l'enfant plusieurs minutes avant qu'elle reprit conscience de ce qui l'entourait. Sa mère, cela se comprend, ne voyait là que le signe d'une faiblesse d'esprit. Et puis Nirmala n'était pas dissipée ou espiègle comme les autres enfants, si bien qu'on s'interrogeait sur ses capacités mentales. Quoi qu'il en soit tout le monde l'aimait pour sa nature douce et son sourire radieux.

 

 

II - AVEC LA FAMILLE DE RAMANI MOHAN (1909-1918)

 

Se conformant aux anciennes coutumes villageoises de l'Inde, les, parents de Nirmala se mirent en devoir de lui trouver un mari alors qu'elle sortait à peine de l'enfance. On disait grand bien de la famille de Sri Jagatbandhu Chakravarty du village d'Alpara ; et c'est ainsi que son troisième fils fut estimé être un bon parti pour Nirmala.

En conséquence, le 7 février 1909, Nirmala fut mariée à Sri Mohan Chakravarty, à l'âge de douze ans et dix mois. A la campagne, la coutume veut qu'après la cérémonie, la mariée s'en retourne vivre chez ses parents ou bien que la famille du mari l'accueille comme leur nouvelle fille en attendant qu'elle mûrisse. En tout cas la jeune épouse a la possibilité d'aller voir très souvent sa famille, ce qui lui permet de s'adapter progressivement veulent à son nouvel entourage. Après son mariage, Nirmala resta donc quelques temps chez ses parents. Ramani Mohan avait appris qu'elle était élève à l'école primaire et il eut l'idée de lui écrire. Cela fit sensation dans le village où l'arrivée d'une lettre était un évènement. Tout le monde fut au courant. Mokshada Devi mit la lettre bien en évidence afin que sa fille puisse la prendre sans être gênée. Mais la lettre restait à sa place et il fallut que les amies de Nirmala l'incitent à l'ouvrir et à la lire. Au milieu des rires et des taquineries, Nirmala et ses amies s'employèrent à rédiger une réponse.

Au bout d'un an environ, Bipin Bihari accompagna sa fille chez Revati Mohan le frère aîné de Ramani Mohan. Leur mère était morte avant le mariage de Ramani et c'est la femme du frère aîné, Srimati Pramoda Devi, qui occupait les fonctions et les responsabilités de sa belle-mère. Nirmala resta chez cette famille près de quatre années. Ramani Mohan avait cinq sœurs et quatre frères, dont le plus jeune était écolier. L'un d'eux, Kamini Kumar, avait quitté son village et la seule chose qu'on savait de lui, c'était qu'il était devenu clergyman après s'être converti au Christianisme.

Revati Mohan était chef de gare. Il se déplaçait dans diverses gares situées sur la ligne Dacca-Jagannathgunj. Au moment de son mariage, Ramani Mohan travaillait dans les services de police. Sept mois plus tard, il perdit cet emploi et resta quelque temps au chômage. Il quitta alors son village natal et se rendit à Dacca pour trouver du travail. De temps en temps, il allait voir Revati Mohan et sa famille et apportait parfois de petits cadeaux pour sa femme. Sur ces premiers temps de mariage, Sri Anandamayi raconte " Au début, Bholanath (1) me rapportait des livres. Un soir il me demanda de lire à haute voix tandis qu'il se reposait. Je déchiffrai péniblement un passage, après quoi il m'arrêta en grognant " Très primaire, effectivement". ».

Après le départ de Nirmala, sa famille quitta Khéora et retourna dans son village de Vidyakut. Nirmala commençait une vie nouvelle dans la famille de son mari. Tout de suite, elle eut la charge de la maison de. son beau-frère, ce qui représentait un lourd fardeau. Il fallait aller chercher de l'eau, aider à faire la cuisine, s'occuper des enfants, faire les courses, tout cela pour une belle-soeur passablement exigeante. Tous. ceux qui virent Sri Anandamayi travailler dans cette maison témoignent de la vivacité et de la précision de ses gestes. Elle semblait accomplir un maximum de choses en un minimum de temps. Au début, son absolue docilité commença par exaspérer sa nouvelle famille mais bien vite, cette exaspération fit place à l'indulgence quand on s'aperçut que Nirmala était sincère dans cette pratique de l'obéissance envers ses aînés.

Les enfants de Revati Mohan s’attachèrent très vite à Nirmala. Labanya, la fille aînée, ne quittait plus sa tante. L'enfant lui dit un jour: «J'ai envie de t' appeler maman et pas ma tante,

 

(1) Mataji ne parle jamais de Ramani en disant « mon mari »;elle l'appelle Bholanath ou Pitaji.

 

je peux". Entendant cela, sa mère lui reprocha de dire des bêtises. Ashu, le frère de Labanya aimait aussi beaucoup sa tante (kakima). Un jour qu'elle le préparait pour l'école, il se mit à faire des histoires en disant qu'il ne voulait plus recevoir à manger des mains de sa tante. Comme c'était d'ordinaire un de ses plus grands plaisirs, sa mère se demandait ce que cela voulait dire ; elle finit par découvrir que les mains de Nirmala étaient dans un état pitoyable. A force de laver et de frotter continuellement, sa peau s’était usée et. des plaies étaient apparues sur le dessus des mains Tout le monde fut horrifié et voulut savoir pourquoi Nirmala n'avait rien dit. En fait, personne n'avait songé .à vérifier la somme de travail accompli tant le calme de son allure ne laissait jamais deviner la moindre souffrance , et personne ne comprenait qu'on puisse souffrir physiquement sans une plainte. Nirmala se laissa soigner aussi docilement qu'elle avait accepté les durs travaux qui avaient peu-à-peu rongé ses mains.

Bien que retrouvant chaque jour ses multiples tâches ménagères Nirmala put aussi s'initier à différents artisanats. L'après-midi, quand les hommes parlaient travailler, elle disposait d'une petite heure de liberté qu'elle employait à rendre visite à ses voisins Sa douceur lui ouvrait toutes les portes. Malgré une timidité et une réserve de rigueur chez une jeune mariée, elle avait toujours un sourire d'amitié pour les jeunes femmes de son âge. C'est ainsi qu'au cours de ces agréables moments, tout en devisant amicalement, Nirmala apprit à coudre, à canner, à filer etc. Elle prenait un vif intérêt pour tout ce qui était nouveau et apprenait vite.

L'une des soeurs de Ramani Mohan, connu plus tard sous le nom de Matori Pisima (tante Matori),vint passer quelques temps avec eux. Elle était à peu près du même âge que Nirmala et les deux jeunes filles se lièrent d'amitié. Matori Pisimâ était une personne très espiègle, au regard malicieux; elle imaginait toutes sortes de friponneries, comme par exemple, goûter aux conserves de sa belle-soeur pendant que cette dernière faisait la sieste. Même ces tours inoffensifs n'étaient pas dans la nature de Nirmala. Comme elle était la plus grande des deux, elle descendait les pots et les bocaux pour son amie mais ne touchait jamais leur contenu.

Nous avons déjà dit que dans son enfance, Nirmala était sujette à des « absences ». Or il arrivait à présent qu'au beau de son travail, on la découvrait parfois comme plongée dans le sommeil. Pramoda, sa belle-soeur, fut attirée une fois ou deux par une odeur de brûlé qui venait de la cuisine et découvrit Nirmala gisant sur le sol au milieu des ustensiles épars. Après qu'on l'eût secouée, elle reprenait ses esprits, semblait navrée à la vue de ce gâchis et s'employait aussitôt à le réparer.Pramoda pensait qu'elle s'était endormie et les choses en restaient là.

Il y a quelques années, Sri Anandamayi se rendit à Calcutta pour honorer de sa présence une grande cérémonie organisée par les fidèles (2) de cette ville. Pramoda Devi, devenue une très vieille dame, vint voir sa belle-soeur. Les choses avaient bien changé et tout cela dépassait ce qu'elle avait pu s'imaginer. On aurait pu croire qu'elle allait se sentir un peu perdue au milieu d’un tel rassemblement. Le programme de Sri Anandamayi était très chargé et il était bien difficile de l'approcher. Un soir, après le départ de tous les visiteurs, alors que l'Ashram se reposait, Sri Anandamayi sortit sans bruit de sa chambre. Il était plus de minuit et seuls quelques compagnons veillaient encore; ils la suivirent. Elle se rendit auprès de sa belle-soeur et doucement, elle s'assit à ses côtés, lui prit les mains et se mit à lui parler gaiement dans le dialecte de son village. Elle fit un saut dans les souvenirs, évoquant les vieux amis, les endroits familiers, les événements passés. Pramoda fut tout d'abord un peu déconcertée, mais parut bientôt tout à fait ravie. Leurs éclats de rire éveillèrent tous les dormeurs et la chambre fut bientôt pleine de monde. Chacun prit part à la conversation. Sri Anandamayi les faisait rire en racontant des anecdotes amusantes sur la vie au village. En riant elle dit à sa belle-soeur : "Tu vois, toutes ces ménagères se croient très expertes. Dis-leur si moi aussi je ne me suis pas bien occupée de ta maison? ». Pramoda réfléchit un instant puis dit le plus sérieusement du monde : " Vous ne pouvez pas vous imaginer comme elle était bonne et douce. Non seulement elle faisait tout mon travail mais je vous assure que je n'ai jamais eu à me plaindre d'elle au cours des années qu'elle passa chez moi. Vraiment, cet esprit de service est rare de nos jours ". Pour certains des témoins de cette scène, la satisfaction visible de Sri Anandamayi était encore plus merveilleuse que cette généreuse appréciation. Avec sa modestie naturelle, elle paraissait très heureuse que l'on reconnaisse et rende hommage à son dévouement.

En 1913, environ quatre après le mariage de Nirmala, Revati Mohan mourut plongeant, sa famille dans le chagrin. Sa veuve, ses enfants et sa belle-soeur Nirmala, allèrent à Alpara. Nirmala passa six mois avec la famille tandis que Ramani Mohan travaillait à Ashtagram. Elle dut s'occuper de la famille en deuil. Les soeurs de Ramani Mohan étaient toutes mariées et ses frères travaillaient dans des endroits différents. Tous considéraient Revati Mohan comme le chef de la famille. Sa mort les privait d'un foyer où ils pouvaient se voir. Petit à petit, chacun partit de son côté et c'est seulement beaucoup plus tard qu'ils furent à nouveau réunis par leur jeune belle-soeur, Nirmala Devi. Après cela,

 

(2) En anglais " devotee ". Mataji dit toujours qu'elle n'est pas un Gourou et qu’elle n'a pas de disciples.

 

Nirmala retourna chez ses parents à Vidyakut pour six mois avant de se rendre, en 1914, à Ashtagram pour tenir la maison de Ramani Mohan. En disant adieu à sa fille, Mokshada Devi lui donna ces instructions. « A présent, tu dois considérer ton mari comme ton protecteur. Il faut lui obéir et le respecter comme tu le faisais pour tes propres parents ". Selon son habitude, Nirmala suivit à la lettre ce conseil.

Plus tard, Sri Anandamayi donna à Ramani le nom de Bholanath. 0n peut affirmer que tant qu'il fut en vie, Mataji ne fit jamais rien sans son consentement : " 0n m'avait dit au moment de mon mariage que je devais respecter Bholanath et lui obéir. Je lui vouais donc le même respect et la même obéissance qu’à mon propre père. Dés le début, il fut un père pour moi. Il avait foi en moi et était convaincu que tout ce que je pouvais faire était bien ".

Bholanath était un simple villageois dont le savoir ne dépassait pas les connaissances élémentaires de la vie religieuse et de la sâdhanâ. A l'époque de son mariage, il ne se doutait guère des événements exceptionnels qui devaient radicalement changer le cours de sa vie. Mais il ne fut pas pris en défaut lorsqu'il dut faire face aux conséquences peu banales de son mariage. C’est à lui que fut révélée en premier la personnalité sans égale de Sri Anandamayi; il fut le premier à en recevoir le choc. Il eut le privilège d'être le témoin des merveilleux kriyas (3) de la sâdhanâ à Bajitpur; et c'est lui qui ouvrit au monde ses portes toutes grandes, malgré l'avertissement de Sri Anandamayi lui disant qu'il venait de déclencher un phénomène dont bientôt il ne serait plus maître. En dépit de sa fierté et de son caractère entier, Bholanath était aussi généreux et son coeur était très tendre. Il s'emportait soudain d'une manière enfantine, mais on l’apaisait facilement. Parmi les proches de Sri Anandamayi, il occupait une place particulière. D'une part, il la considérait comme son Gourou, son maître spirituel, et de l'autre, elle était sa femme obéissante et dévouée qui le servait avec désintéressement. Nous ne savons pas comment il parvenait à concilier ces deux positions. En tous cas, cela ne sembla pas lui poser de problèmes. Son assurance et son amour de la vie ne pouvaient manquer de toucher ceux qui l’approchaient. Les proches de Sri Anandamayi reconnaissaient en lui le chef de leur petit groupe, leur guide.

 

(3) Action yoguique ou rituelle.

 

Sa famille toutefois, n'appréciait pas tellement le comportement de Nirmala. Au fur et à mesure que la personnalité de cette dernière s'affirmait, il leur parut évident que Bholanath ne mènerait jamais une vie conjugale normale. Ils aimaient beaucoup Nirmala, mais pensaient que leur devoir était de pousser Bholanath à quitter sa femme pour se remarier. Ceux qui ont connu Bholanath savent bien qu'il n'aurait jamais pu envisager pareille solution On peut dire que pour ce couple, la vie conjugale ne fut pas un problème. Quand sa femme vint le rejoindre, Bholanath vit autour d'elle une aura spirituelle qui éloigna de lui toute pensée mondaine. Sri Anandamayi rapporte : " Au début, il disait souvent : " Tu es jeune ; tu es encore une enfant ; cela s’arrangera en grandissant ". Mais on dirait bien que je n'ai jamais grandi !  »

A Ashtagram, Bholanath était le locataire de Jai Shankar Sen. Charmée par le rayonnement de Nirmala, Srimati Sen l’appelait Khusîr Ma qui était un de ses surnoms d'enfance. les jeunes amies de Nirmala l'appelèrent «  Rangâ Didi  » (jolie soeur). Srimati disait : " Quand Khusîr. Ma va à l'étang, les ghâts (1) sont illuminés par sa radieuse beauté ". Nirmala Devi avait à cette époque dix-huit ans. Elle était très mince, sa taille était supérieure à la moyenne ; elle avait de longues tresses qui descendaient jusqu'aux genoux, de petites mains et de petits pieds menus et délicats. Tout le monde était frappé par la joie qui émanait d'elle. Un jour qu'elle rendait visite à un voisin, elle croisa en chemin un ami de Bholanath, Kshetra Mohan. Ce dernier la trouva si impressionnante qu'il se prosterna spontanément devant elle en l'appelant «  Devi Durga » (2).

 

(1) Nom donné aux bords des étangs dans le village, ou les femmes se rassemblent pour faire la lessive, échanger des nouvelles, bavarder.

(2) La Divine épouse de Shiva; dans les Ecritures, elle porte des vêtements rouges.

 

Hara Kumar Rai habitait chez sa soeur Srimati Sen. C'était un homme cultivé qui avait une bonne situation. Mais il était parfois submergé par la ferveur religieuse et pendant ces périodes, il lui était impossible de travailler normalement. La mère de Hara Kumar était morte dans la pièce occupée par le jeune couple. C’est peut-être pour cela, ou pour d'autres raisons qui lui étaient propres, qu’à sa première rencontre avec Nirmala, il se prosterna devant elle en l'appelant " Mère ". Puis il ne manqua plus une occasion de lui rendre service Cela n'était pas facile, car Nirmala, comme c’est l'usage pour une jeune mariée, ne parlait qu’aux hommes de sa famille. Il lui portait tout de même des légumes et réussissait à lui procurer du bois sec. On imagine combien ces attentions que personne n'avait sollicitées étaient mal vues par les voisins. Hara Kumar ne s'en soucia pas et, faisant fi des usages, il venait voir Nirmala chaque jour pour le pranâma (3) et pour avoir un peu de prasâda (4). Mais Nirmala ne voulait pas faillir aux traditions. Tirant son sâri sur son visage, elle se tenait à distance respectueuse sans bouger, sans rien dire. Elle ne pouvait l'empêcher de se prosterner, mais il lui était impossible de lui offrir le prasâda. En désespoir de cause Hara Kumar s'adressa à Bholanath. Ce dernier, touché par sa sincérité, demanda à Nirmala de lui offrir un peu de riz qui était dans son assiette. Nirmala obéissait toujours à son mari et les voeux de Hara Kumar furent ainsi comblés. Il dit : " Pour l'instant, je suis le seul à vous appeler « Mère » mais un jour viendra ou le monde entier vous reconnaîtra et vous appellera " Mère " . On considérait généralement Hara Kumar comme un original. S'il avait été membre de la société à part entière, ses paroles auraient eu plus de poids. Mais de toute évidence, le temps de la reconnaissance n'était pas encore venue ; aussi la prophétie de Hara Kumar ne fut-elle pas entendue. Il fut encore un précurseur en attirant l'attention sur les états extatiques (bhâvâvhasthâ) de Nirmala qui étaient jusqu'alors passés inaperçus. Il eut aussi l'idée d'inviter dans la cour de la maison de Nirmala un célèbre groupe de chanteurs religieux. Nirmala et les femmes du voisinage vinrent écouter les chants. Au bout de quelques instants, le corps de Nirmala se figea et elle demeura sourde aux appels de ses amis qui la secouaient. Maintenant qu'elle était une jeune femme, il n'était plus question de croire à de la somnolence, à des " absences " ou à une faiblesse d'esprit, comme l’avait fait autrefois la famille de Bholanath et la sienne. On ne comprenait pas. Après le kîrtana, elle retrouva son état normal.

 

(3) Prosternation: il en existe plusieurs types.

(4) Portion des aliments laissée par une personne respectée, le Gourou par exemple ; les Ecritures hindoues donnent une grande importance au prasâda Ce n'est plus un aliment ordinaire, mais un support grâce auquel il y a transfert de pouvoir entre Gourou et disciple.

 

Seize mois après son arrivée à Ashtagram, Nirmala tomba malade et partit chez ses parents en convalescence. Sri Anandamayi a parlé de ce séjour à Vidyakut : " Il n'y avait pas beaucoup de travail à la maison, car mes soeurs étaient assez grandes pour aider ma mère. J'avais beaucoup de temps libre que j'employais en rendant visite aux voisins, aux amis ou bien à me promener seule. Dans l'obscurité, je percevais parfois une étrange lumière qui enveloppait mon corps et qui paraissait se déplacer avec moi ". Au village de ses parents, Nirmala pouvait aller librement sans voiler son visage. Mokshada Devi disait que Musulmans comme Hindous aimaient accueillir Nirmala et parler avec elle.

Nirmala avait une jeune cousine, Annapurna, qui venait de se marier ; elle vivait avec ses parents. Elle se mit à manifester des signes inquiétants, tombant pendant des heures dans un état de transe apparente. Les gens du village faisaient cercle autour d'elle et l'observaient avec déférence. Un jour, Nirmala témoin de cette scène s’approcha de la jeune fille et lui murmura quelque chose à l'oreille. Annapurna reprit conscience et depuis ce jour, elle n’eut plus jamais ce genre de crise. Les mots magiques que Nirmala lui avait murmuré a l'oreille étaient les suivants : « Ne te tracasse pas. Tu recevras bientôt une lettre de ton mari ». Sri Anandamayi raconte en riant que les gens du village étaient persuadés qu'elle avait utilisé un pouvoir spirituel pour guérir la jeune fille. Elle parla de cet incident pour montrer qu'il était généralement difficile de reconnaître un authentique bhâva (5).

Tandis que Nirmala était à Vidyakut, Bholanath fut nommé dans une ville appelée Bajitpur. Il ne put y faire venir Nirmala immédiatement et elle demeura encore quelques temps à Vidyakut chez ses parents. Au début de 1918, il trouva un logement à Bajitpur ; Nirmala pouvait le rejoindre.

 

(5) Extase spirituelle, en général de nature émotionnelle, qui survient habituellement lorsqu'on a atteint un niveau élevé sur la voie de bhakti (yoga de l'amour divin).

 

 

III - BAJITPUR : LE JEU DE LA SADHANA (1918-24)

 

Pour les fidèles de Sri Anandamayi, Bajitpur tient une place bien particulière : c’est l'endroit où s'accomplirent les divers exercices d'une sâdhanâ intensive. Elle parla de cet évènement en ces termes : Un jour, à Bajitpur, j'allais prendre mon bain dans un étang. Tandis que je versais de l'eau sur mon corps, ce kheyâla (1) soudain me traversa l'esprit : Comment serait-ce de jouer le rôle d'un sâdhaka ? ». Alors ce jeu (lîlâ) commença ».

Ce que nous savons de ce jeu de la sâdhanâ repose sur les rares révélations que Sri Anandamayi en a fait, ainsi que sur les témoignages de Bholanath et de quelques autres personnes qui eurent la bonne fortune d'y assister. Il n'y eut pas de changement brutal ; comme avant, Nirmala s'occupait scrupuleusement de ses devoirs ménagers. Bholanath aimait avoir chez lui des invités ; Nirmala était bonne cuisinière et s'ingéniait à leur préparer de nouveaux plats. Elle avait aussi un grand sens de l'humour. Elle entendit un jour un ami de Bholanath dire qu'il pouvait tout manger à l'exception des radis. Quelques temps après, il vint dîner chez eux. Après s'être bien régalé, quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant que tout le repas, y compris le dessert, se composait de radis !

Bholanath travaillait sous les ordres de Bhudeb Basu qui était gérant adjoint des domaines de Nawab (2) de Dacca à Bajitpur Sa femme et ses enfants se prirent bientôt d'affection pour Nirmala. Une autre famille très amie fut celle de Janaki Sen et sa femme Usha Devi. Un jour, Bhudeb Basu organisa chez lui un kîrtana. Nirmala était dans la maison, s'occupant d'un enfant malade. Au bout de quelques instants, elle sentit que son corps entrait en bhava. Elle demanda à ce que quelqu'un la raccompagna chez elle. En apprenant que Nirmala était rentrée parcequ'elle se sentait « affectée » par le khîrtana, Bhudeb Basu en déduisit qu'elle n'avait pas les nerfs solides. Sa femme alla voir Nirmala quelques jours plus tard et lui conseilla de mieux se dominer. Nirmala sourit et ne dit rien.

 

(1) Généralement, impulsion psychique soudaine et inattendue, désir, volonté. attention, souvenir ou connaissance. Toutefois, Mataji a donné à ce mot un sens beaucoup plus large. Elle appelle kheyâla, les actions incompréhensibles du Suprême, comme par exemple le fait que dans la création, Il se soit divisé lui-même, etc... Chez Mataji, il n’y a pas d’ego pour expliquer ses faits et gestes, ses sentiments et ses pensées. Quand elle emploie le mot kheyâla au sujet de sa personne, Il faut entendre un jaillissement spontané de Volonté qui est divin et par conséquent, libre.

(2) Titre donné au gouverneur musulman d'une ville, d'une région.

 

Nous avons vu qu’elle avait eu le kheyâla de pratiquer la sâdhanâ. Elle avait toujours eu bien du mal à déchiffrer un livre et ce n’est donc pas dans les livres qu’elle pouvait apprendre ces pratiques. Elle commença par les préparatifs qu’elle avait vu faire par sa mère, sa grand-mère et d’autres femmes pieuses. Après la journée de travail, elle nettoyait très soigneusement sa chambre, jusqu’à disparition du dernier grain de poussière; puis elle faisait brûler de l’encens et, dans la paix du soir, la chambre s’imprégnait de l’odeur du santal. Elle s’installait alors dans un coin et répétait à haute voix les noms du Seigneur. Au bout de quelques instants, ses membres prenaient d’eux-mêmes les postures de padmâsana, de siddhâsana ou d’autres âsanas (1). Inutile de dire qu’à cette époque, Nirmala ne connaissait même pas le nom de ces postures de méditation. Elle constatait simplement que son corps prenait spontanément ces postures. D’autres mudrâs (2) et kriyâs se manifestaient au moment de l’adoration du soir. Après le dîner, Bholanath s’allongeait sur son lit, mais parfois il ne dormait pas : fasciné, il la contemplait jusqu’à une heure avancée de la nuit. D’autres fois, il s’endormait, épuisé par sa journée de travail, tandis que Nirmala se plongeait dans un monde à elle. Il reconnaissait certains des kriyâs, mais dans le nombre, la plupart lui étaient inconnus ; il voyait que de toute évidence ces mouvements s’effectuaient chez elle naturellement.

Nirmala répétait le nom de Hari simplement parce que c’était celui que son père lui avait appris. Bholanath, un fidèle Shakta (3), en fut un peu troublé. Un jour, il lui demanda : « Pourquoi répètes-tu le nom de Hari ? Nous ne sommes pas des Vishnouïtes, nous sommes des Shaktas ». Nirmala dit : « Que dois-je faire alors ? Répéter le nom de Shiva ? ». Bholanath, tout heureux, lui dit qu’elle pouvait le faire. Quant à elle, cela lui était égal. De plus, les kriyâs qui se manifestaient dans son corps ne parurent pas affectés par ce changement.

 

 

(1) padmâsana (posture du lotus) ; siddhâsana (posture parfaite) : postures de méditation de yoga. Asana : posture yoguique. Chacune correspond à un état mental particulier.

(2) Posture particulière du corps ou d’une partie du corps, représentant l’expression d’une deva shakti (force naturelle supérieure) particulière. La shakti ne peut fonctionner que lorsqu’on prend cette posture. La pratique des mudrâs produit les changements nécessaires dans le mental ou la caractère. Chez Mataji, ces mudrâs apparurent spontanément

 

Généralement, ces kriyâs se manifestaient quand il faisait nuit ; mais en fait, ils n’avaient pas d’heure fixe et survenaient aussi dans la journée. Le stimulus du Nama-japa (4) n’était pas toujours nécessaire pour les faire apparaître. Par les fentes de la clôture, des voisins en virent certains. Ces villageois, gens simples, étaient bien embarrassés pour expliquer cette conduite étrange. Nirmala n’avait pas l’air malade ni anormale, mais semblait complètement perdue dans son univers particulier. Ce phénomène leur était inconnu et ils pensèrent qu’elle était possédée par des esprits maléfiques. Même en dehors des heures de pratique, elle n’était plus la même ; elle semblait lointaine, distante ; les voisins se mirent à l’éviter, elle qu’on avait jusqu’ici tant appréciée. Perplexes, ses amies firent de même. Nirmala accueillit d’ailleurs très bien cette solitude. A présent qu’on la laissait pratiquer seule, elle pouvait consacrer plus de temps à sa sâdhanâ.

Nombreux furent ceux qui suggérèrent à Bholanath d’avoir recours aux ojhâs (5) pour chasser les mauvais esprits qui l’habitaient. Les gens qui avaient un certain niveau d’instruction lui conseillaient de consulter un médecin, convaincus que Nirmala était victime d’une forme inconnue d’hystérie. Bien qu’aucune de ces deux solutions ne fut à son goût, Bholanath, violemment critiqué par certains ou recevant d’autre part les conseils bien intentionnés de ses amis, demeurait perplexe et il finit par faire appel à un ou deux ojhâs. Mais ils ne purent rien faire. L’un d’eux tout spécialement avait la réputation de posséder de grands pouvoirs contre les esprits du mal; Lorsqu’il se présenta, Nirmala était assise dans un coin, ayant apparemment oublié ce qui l’entourait. L’homme prononça ses exorcismes et attendit les résultats. Tout à coup, il se mit à pousser des grands gémissements et à se rouler par terre, comme sous l’effet d’une violente douleur. Bholanath tenta vainement de lui porter secours. Très inquiet, l’idée lui vint de faire appel à Nirmala, il l’implora : « Qu’est-il arrivé à cet homme , je t’en prie, remets-le sur pieds ».

 

 

(3) Adorateur de Shakti, l’Energie divine, Shakti représente un pouvoir suprême, éternel, du domaine de la conscience. C’est ce pouvoir qui meut la nature et la Surnature. Dans l’Hindouisme, la Shakti est généralement symbolisée par une divinité féminine.

(4) Répétition du nom du Seigneur.

(5) Personnes qui affirment pouvoir chasser les esprits du mal.

 

Immédiatement, l’homme cessa de s’agiter. Lorsqu’il fut complètement remis, il se prosterna devant Nirmala qui, tout au long de la scène était restée impassible et dit : « Elle est le Devi (6) en personne. C’était de la folie d’essayer sur elle mes pouvoirs »

On n’a jamais vu Sri Ma Anandamayi faire usage délibérément des pouvoirs supranormaux. Ils ne sont pas systématiquement cachés, ils ne sont pas mis en jeu volontairement. Cet incident était peut-être nécessaire pour rassurer Bholanath et raffermir la foi qu’il avait en elle. Par bonheur Ramani Mohan avait un ami médecin , le Dr Mahendra Nandi, qui était non seulement un excellent praticien mais aussi un homme sage et intelligent. Il observa Nirmala pendant quelques jours et dit alors à Bholanath qu’elle se trouvait dans un état d’exaltation spirituelle et ne devait sous aucun prétexte être vue par les gens de l’extérieur ; Bholanath s’empressa de suivre ce conseil.

Nirmala avait une amie, Usha, qui venait la voir régulièrement, en cachette de sa belle-mère ; cette dernière n’aimait pas que l’on fréquentât une jeune fille au comportement si étrange. Un jour, le fils d’Usha tomba malade ; elle l’amena en cachette auprès de Nirmala. L’enfant guérit et sa mère fut convaincue que c’était grâce à Nirmala qui l’avait touché. Elle disait à son amie : « Tu es pourtant bien plus jeune que moi, mais tu sais, j’ai envie de t’appeler « Mère » ! ».

A partir du mois de mai 1922, elle parut s’absorber encore davantage dans sa sâdhanâ. Et c’est trois mois plus tard, le 3 août 1922, que toute seule, elle procéda à l’initiation spirituelle (dîkshâ). Sri Anandamayi explique parfois la signification de l’initiation spirituelle en ces termes : « Vous voulez appeler quelqu’un que vous apercevez mais dont vous ignorez le nom. Vous essayer alors d’attirer son attention d’une manière ou d’une autre ; vous lui faites un signe ou vous l’appelez en utilisant les mots qui vous viennent à l’esprit. Il finit par s’approcher et demande : « Est-ce moi que vous appeliez ? Je m’appelle untel »; De la même façon, jouant le role de précepteur spirituel (gourou), Dieu révèle Son Nom au pèlerin qui chemine en quête d’un guide. Après l’initiation, la période des efforts désordonnés est terminée pour l’élève (shishya). Il s’est saisi d’une perche qui le conduira au but. En dernière analyse, le disciple réalise qu’il ne fait qu’un avec le Nom et le Gourou. Et comment pourrait-il en être autrement ? Lui seul peut faire le cadeau de communiquer Son Nom et personne d’autre que Lui n’est capable d’en prendre connaissance ».

 

(6) Déesse, divinité.

 

Sri Anandamayi n’eut pas de gourou au sens où on l’entend généralement. Dans la soirée du Râkhi Pûrnima (7), elle fit la cuisine comme d’habitude et servit le dîner vers neuf heures. Elle mettait de côté sa propre nourriture et ne mangeait que tard dans la nuit, après sa sâdhanâ. Pendant des mois, elle ne prit que ce seul repas à minuit, ou plus tard, et bien souvent, elle n’en prenait aucun. Au début de la soirée, des voisins étaient venus lui demander si elle voulait les accompagner pour aller voir les temples décorés, mais elle avait décliné l’invitation. Quand les membres de la famille eurent gagné leurs chambres, elle s’installa pour son adoration quotidienne. Au bout d’un instant, elle vit que son doigt traçait un dessin mystique (yantra) sur le sol. Elle devint elle-même le Gourou ; elle perçut intérieurement un bija-mantra (8); elle écrivit le mantra avec son doigt à l’intérieur de la figure qu’elle venait de dessiner. Elle était aussi le shishya (disciple) et, acceptant le mantra, elle se mit à le répéter. Elle réalisa que le mantra n’était pas différent d’elle-même et que Gourou, mantra, ishta (9) étaient UN.

Au cours des cinq mois qui suivirent, sa sâdhanâ prit une forme plus concrète. Après le jeu (lîlâ) de l’initiation spirituelle, des mantras et des hymnes en sanskrit sortaient parfois spontanément de sa bouche, précédés généralement de la monosyllabe OM. Inutile de préciser qu’elle n’avait aucune connaissance du sanskrit ni de ces compositions. Pendant des heures et même des jours entiers, les fonctions naturelles de son corps semblaient suspendues ; elle n’avait ni faim, ni sommeil. Pour elle, il n’y avait pas de différence entre le matin et l’après-midi, entre le jour et la nuit : ce n’était que béatitude ininterrompue ; elle sentait dans sa bouche une substance au goût de miel parfois si abondante parfois qu’elle était obligée de l’avaler. Par moments, elle sentait son corps aussi léger qu’une plume et s’élever au dessus du sol ou au contraire il semblait aussi inamovible qu’un roc. De nombreuses personnes ont pu observer par la suite ces deux états. Pendant la sâdhanâ, elle ne ressentait plus la douleur physique. Il lui était devenu impossible de s’occuper de la maison ; Bholanath devait se débrouiller comme il pouvait. Une jeune domestique vint l’aider chaque jour ; elle se prit d’affection pour sa jeune maîtresse et fit, sans qu’on le lui ait demandé, pratiquement tout le travail ménager.

 

(7) Jour de la pleine lune au mois de Srâvana (août - septembre).

(8) Nom monosyllabique du Seigneur.

(9) Lit. « Bien-aimé »? La Divinité qu’on a choisit d’adorer. L’ishta est l’aspect du Divin avec lequel le disciple devra parfaitement communier avant que la Suprême Gnose Divine devienne possible.

 

En parlant de cette phase de sa vie, Sri Anandamayi dit que pour elle la question de la sâdhanâ ne se posait pas, puisqu’il n’y avait rien à atteindre. Et pourtant, on ne pouvait pas dire qu’elle « faisait semblant » ; elle était devenue pour un temps une vraie sâdhikâ, traversant toutes les expériences de la vie spirituelle. Sri Anandamayi a dit qu’il existait une variété infinie de sâdhanâs par lesquelles l’homme s’efforce d’atteindre la Réalisation et que chacune avait d’innombrables aspects. Elle en fit l’expérience lorsqu’elle jouait le rôle de la sâdhikâ. Elle pratiqua d’innombrables formes d’adoration, de rites, de cérémonies hindoues ou non. Sri Anandamayi parle rarement des expériences de la vie spirituelle, surtout en public. Mais nombreux sont les hommes et les femmes en Inde et à l’étranger qui peuvent affirmer avoir trouvé auprès d’elle espoir, consolation et encouragement, car elle savait parfaitement ce qui constituait leur problème particulier. En de rares occasions, elle parle un peu de sa vie de sâdhikâ. A ceux qui s’étonnent de la richesse et de la diversité de ses expériences, elle dit qu’elle n’a même pas révélé le millième de ce qui se passa.

 

 

L’initiation de Bholanath

 

Au cours de cette période d’intensive sâdhanâ, un cousin, Nishikanta Bhattacharya, vint en visite. Il fut stupéfait de voir ce qui se passait et reprocha à Bholanath d’admettre cet état de chose. Un jour où Nirmala était assise dans une posture de yoga, il entra dans sa chambre et avec la ferme intention de lui demander des explications. La coutume aurait voulu que Nirmala restât voilée en sa présence. Mais ce jour-là, sa conduite fut tout à fait inhabituelle et elle ne remit pas son voile sur son visage. De plus, quand Nishikanta lui parla, elle le regarda droit dans les yeux et s’adressa à lui d’une voix si étrange qu’il n’osa plus rien dire. Alors, Nirmala ajouta d’un ton plus doux : « N’aie pas peur, que veux-tu ? ». Nishikanta demande : « Que signifient ces kriyas et ces âsanas, tu as été initiée à la vie spirituelle ? ».

- Oui.

- Est-ce que Ramani aussi a été initié ?

- Non mais ce sera chose faite dans cinq mois ».

Elle indiqua également une date précise. Lorsque Nishikanta eut quelque peu retrouvé ses esprits, il dit : « Donne-nous une preuve de tes pouvoirs spirituels ». Nirmala fit signe à Bholanath de s’approcher et de s’asseoir à ses côtés. Puis elle le toucha. Immédiatement il se figea et paru absorbé dans une profonde méditation. Ashu, le petit neveu de Bholanath, prit peur et se mit à pleurer. Quand Nirmala vit cela, elle toucha de nouveau Bholanath. Il sembla émerger d’un profond sommeil. Il ne put trouver les mots pour décrire son expérience et demeura un certain temps dans un état extatique.

Le lendemain matin, Nirmala retourna comme de coutume à ses occupations. Le jour fixé par elle pour l’initiation de Bholanath approchait. Elle n’en avait plus reparlé, mais lui se souvenait de cette date là. Le matin en question, il s’empressa de filer à son bureau sans déjeuner, s’étant mis en tête d’éviter toute histoire. On demanda au futur initié d’observer le jeûne jusqu’à ce que tout soit terminé ; sans l’avoir voulu, Bholanath remplissait cette condition. A l’heure dite, Nirmala l’envoya chercher. Il fit répondre qu’il était occupé et ne pouvait quitter son bureau. Nirmala alors lui fit dire que s’il ne venait pas immédiatement, c’est elle qui se rendrait à son bureau. N’osant courir ce risque, Bholanath revint à contre-coeur à la maison. Nirmala lui dit de prendre son bain et lui apporta des vêtements propres. Puis elle le fit asseoir sur l’âsana (petit tapis carré) qu’elle avait préparé à son intention. Bholanath y prit place et attendit calmement la suite des événements. Pendant ce temps, Nirmala était entrée en bhâva. De ses lèvres, s’échappa un flot de mantras. Peu après, Bholanath entendit qu’elle ne répétait plus qu’un seul mantra, doucement. Il se pencha, approcha son oreille de sa bouche et réussit à comprendre le mantra. Il en conclut avec raison qu’il lui était destiné. Quand Nirmala sortit de son état exalté, elle lui expliqua en détail la façon d’utiliser ce mantra. Une seule autre personne, Sri Jyotish Chandra Roy (Bhaiji), eut le rare privilège de recevoir un mantra de Sri Anandamayi de la même façon. Elle n’a aucun disciple au sens strict du terme.

A partir du mois de décembre 1922, Nirmala devint mauna, c’est-à-dire totalement muette. Ce mauna avait en outre la particularité d’exclure aussi tout geste. Même son visage restait impassible. A cette époque, le frère cadet de Bholanath, Jamini Kumar, vint en visite à Bajitpur. Le silence de sa belle-soeur le contrariait beaucoup ; il la suivait pas à pas en la suppliant de lui parler. Un jour, assise comme de coutume dans une posture de yoga, Nirmala traça avec l’index de sa main droite un cercle (kundali) imaginaire autour d’elle. De l’intérieur du kundali, elle s’adressa à son jeune beau-frère d’une voix presque inaudible au début. Au bout d’un moment, elle effaça le cercle en procédant de la même façon, se leva et redevint silencieuse. Au cours des trois années que dura son mauna, elle interrompit parfois le silence en utilisant cette méthode quand cela était nécessaire.

Bholanath fut bientôt convaincu que l’univers de Sri Anandamayi transcendait l’espace et le temps. Une fois, elle lui demanda : « Qu’est-ce que l’Arabie ? ». Il lui dit que c’était le nom d’un pays. Alors elle dit : « Je vois deux fakirs (1) d’Arabie, un gourou et son disciple. Je les vois si nettement que si j’étais artiste, je pourrais peindre leur portrait ». Environ un an plus tard, elle eut l’occasion de se rendre sur la tombe de deux fakirs à Dacca. La description qu’elle en fit se trouva confirmée par ceux qui avaient connu les deux saints.

Les affaires du Nawab de Dacca ne prospérant guère, Bhudeb Basu, son représentant à Bajitpur, retourna à Dacca. Le poste de Bholanath fut supprimé en avril 1924. A nouveau, il fut obligé de chercher du travail et dans ce but décida de se rendre à Dacca.

 

(1) Saint ou religieux mendiant musulman.

 

 

IV - LA VIE A SHABAGH ( DACCA ) 1924 - 1926

 

Bholanath perdit son emploi en avril 1924. Ses patrons, pour des raisons d’économie, liquidèrent leurs affaires à Bajitpur. Espérant obtenir un meilleur poste dans une grande ville, il se rendit à Dacca avec sa femme le 10 avril 1924. Malgré tous ses efforts, il ne put trouver du travail immédiatement. Il décida de renvoyer Nirmala dans son village et de rester tout seul. Elle lui demanda l’autorisation de passer encore trois jours avec lui en disant qu’elle partirait si, passé ce délai, il était toujours au chômage. Et le troisième jour, Bholanath trouva du travail ! Il fut engagé comme intendant des grands jardins de Shabagh -propriété de la Nawabzadi Pyari Banu- par Rai Bahadur Chandra Gosh, l’administrateur de la Nawabzadi à Dacca. Jogesh Chandra Gosh avait entendu parler de Nirmala par son gendre, Bhudeb Basu, qui l’avait connue, ainsi que Bholanath à Bajitpur.

La propriété, plantée d’arbres fruitiers et de fleurs, était très vaste. Une grande partie était à l’abandon, livrée aux broussailles et aux mauvaises herbes. Il y avait une petite maison réservée à l’intendant et non loin de là, une très belle salle que les propriétaires utilisaient pour des spectacles de danse ou des programmes culturels. L’ensemble du domaine était entouré d’un grand mur car les femmes de la famille de Nawab venaient parfois se baigner dans la piscine. Les fonctions de Bholanath consistaient à surveiller le travail d’un groupe d’ouvriers et à s’occuper de l’entretien de la propriété. Après leur installation, Ashu, un neveu de Bholanath, vint habiter chez eux.

Nirmala observait toujours le silence. Dans la journée, elle était presque tout le temps dans un état d’exaltation spirituelle, absorbée dans son univers. Elle trouvait cependant le moyen de se lever tôt pour s’occuper d’Ashu et l’envoyer à l’école. Après quoi elle allait faire la vaisselle à l’étang et se remettait à cuisiner pour le bhoga (1) de la mi-journée. Il n’est pas rare que les gens consacrent la nourriture au moment qui leur convient plutôt qu’à l’heure prescrite ; mais avec Nirmala, il n’en était pas question. Il lui était également impossible de servir à Ashu les restes d’un repas précédent. Fidèle à sa nature, elle s’occupait de la maison avec compétence et dignité.

 

(1) Nourriture consacrée à la divinité de la famille ou à Dieu. Les Brahmanes ne doivent pas prendre de nourriture non consacrée.

 

Ses états de bhâvas devinrent plus fréquents et plus prolongés en comparaison de ce qu’ils étaient à Bajitpur. Lorsqu’elle servait le repas, sa main s’arrêtait en l’air ; quand elle faisait la vaisselle à l’étang, il lui arrivait de tomber à l’eau et d’y rester longtemps à demi immergée, elle se brûlait au feu de la cuisine et frôlait bien d’autres dangers. Bholanath qui était obligé de s’absenter pendant de longues heures chaque jour, craignait un accident. Il demanda à sa soeur Matari qui était veuve, de venir loger chez eux. Matari Pisima (tante Matari) avait déjà séjourné en famille et était très amie avec Nirmala. Elle était petite, mince et souriante. C’était merveille de la voir manipuler d’énormes ustensiles de cuisine, assez grands pour préparer les repas de plus de cinquante personnes. Une amitié solide se noua entre les deux belles-soeurs, jusqu’à la mort de tante Matari à Bénarès en 1949. La petite famille de Shabagh s’était donc agrandie et comptait deux nouveaux membres, tante Matari et son fils Amulya. Nirmala avait à présent une compagne qui la soulageait et Ashu avait un ami avec lequel il pouvait jouer et aller à l’école.

Janaki Guha et Bhudeb Basu vinrent aussi à Dacca. Par eux et par d’autres visiteurs de passage à Shabagh, les gens commencèrent à entendre parler de Nirmala. Quelques âmes qui cherchaient allèrent voir Ma Anandamayi et eurent envie de revenir. Tout ce que les hommes pouvaient apercevoir de loin, c’était la silhouette voilée d’une jeune femme. Nirmala se trouvait maintenant en compagnie de familles cultivées pour qui la religion ne jouait pas un rôle extrêmement important. Certains n’avaient jamais entendu parler de kîrtana , ni assisté à l’adoration rituelle d’une divinité (pûjâ). Quoi qu’il en fut, ces gens se comportaient comme s’ils étaient en présence d’une haute personnalité spirituelle. On s’adressait généralement à elle en l’appelant respectueusement « Mère ». Nous l’appellerons désormais « Mataji » puisque c’est sous ce nom qu’on la connaît de nos jours.

Que Mataji attire irrésistiblement jeunes et vieux n’est pas à démontrer. Ceux qui l’ont vue se sont rendus compte de l’effet formidable qu’elle produit sans même prononcer un seul mot ou fixer du regard. Tous, y compris les enfants, ont bien du mal à s’arracher à elle. Des centaines de familles réparties sur deux ou même trois générations lui sont totalement dévouées. Mataji donne parfois cette explication : « N’est-il pas naturel d’aimer spontanément ce qui est sien ? ». Mais les premiers fidèles durent faire face à des critiques parfois insidieuses, à l’indifférence ou au mépris. Nirmala était jeune et belle et cela constitua tout d’abord un obstacle pour les hommes soucieux de l’opinion publique. Par contre, les femmes pouvaient l’approcher sans difficultés et demeurer sous son charme.

Bholanath aimait accueillir des invités et ces disciples de la première heure eurent bientôt l’occasion d’apprécier la cuisine de Mataji. Ils apportaient provisions à Shabagh, poissons, légumes etc... Mataji utilisait dans la journée tout ce qu’on lui avait apporté. Elle ne gardait rien pour le lendemain et le plus remarquable, c’est qu’il y avait tout juste assez de nourriture pour le nombre de convives : rien n’était perdu et personne ne s’en retournait sans avoir reçu sa part. Ce genre de coïncidence est monnaie courante avec Mataji, encore aujourd’hui. Baul Chandra (1) apportait des épices en poudre pour épargner à Mataji la peine de les moudre comme on le fait chaque jour dans les foyers indiens. Bholanath céda un jour à la tentation : tandis que Mataji rangeait les paquets d’épices, il lui demanda : « Tu dis que ce que tu manges n’a aucune importance pour toi. Est-ce que tu pourrais avaler cette poudre de chilli ? » Mataji en prit une grosse pincée et la mit dans sa bouche. Un peu de cette poudre suffit à brûler la langue et le palais de n’importe qui. Mais le visage de Mataji demeura impassible. Elle se leva peu après et reprit son travail. Le jour même Bholanath eut une violente crise de dysenterie, qui le fit horriblement souffrir. Nuit et jour, Mataji le soigna infatigablement, ne le laissa jamais seul plus de cinq minutes. Elle lui fit cette remarque : « Combien de fois t’ai-je demandé de ne pas me mettre ainsi à l’épreuve ». Bholanath répondit avec humilité : « Je ne le ferai plus ».

En se promenant dans les jardins de Shabagh, Mataji aperçut un jour un petit mausolée. Les ouvriers lui dirent que, voici bien longtemps, deux fakirs d’Arabie, un gourou et son disciple, étaient venus à Dacca. Le Nawab et sa famille leur vouaient un grand respect et leur avaient proposé de s’installer à Shabagh. Quand ils moururent, on les enterra sur les lieux et le Nawab fit construire le mausolée pour abriter leur tombe. Rappelons que Mataji, lorsqu’elle se trouvait à Bajitpur, s’était enquise au sujet d’un fakir et de son disciple.

Elle avait eu également la vision d’un certain arbre qui, disait-elle, s’appelait « l’arbre Siddhesvari ». Les jardins de Shabagh étaient situés près de l’immense champ de courses et du terrain de polo de Ramna. Mataji traversait souvent cette mer d’herbe pour se rendre au temple de Kâlî. Avec quelques compagnons elle s’asseyait sous la véranda du temple pour de longues heures. Baul Chandra les y accompagnait parfois.

 

(1) Sri Baul Chandra Barak, conférencier à l’institution Vakil et ami d’enfance de Bholanath.

 

Au retour, tard dans la soirée, il s’engageait sur une piste mal tracée. A cette époque, l’endroit était solitaire désert. Par curiosité, Bholanath lui demanda un jour : « Ou vas-tu donc si tard ? ». Baul répondit : « Il y a un temple de Kâlî à Siddhesvari, un peu plus loin. C’est un endroit très beau et très ancien. J’aimerais bien vous y emmener tous les deux ». Mataji fit signe à Bholanath de ne rien dire à Baul au sujet de sa « vision » de l’arbre de Siddhesvari. Quelques jours plus tard, ils se rendirent à Siddhesvari avec Baul. Le chemin, envahi par la végétation, était à peine praticable. D’épais bouquets d ’arbres enfouis sous les plantes grimpantes faisaient à cet endroit une véritable jungle. Ils parvinrent à un temple de Kâlî très ancien. En face du temple, ils virent un énorme peepal (figuier sacré) abattu. Mataji reconnut l’arbre de sa vision. Elle le caressa doucement. Baul leur fit un petit historique des lieux. C’était un siddhapîtha, c’est-à-dire un endroit sacré ou les Sâdhakas avaient pratiqué de dures austérités pour atteindre siddhi (2), la Réalisation. Selon une légende locale, le temple avait été construit par un sannyâsi (3) nommé Samvarvan. A propos de l’arbre, on racontait aussi une histoire : au moment de sa chute, une lumière en émergea et s’en alla pénétrer dans le corps de la divinité qui se trouvait dans le temple.

La nuit était venue. Ils examinèrent le temple et ses environs à la lumière de leur lanterne puis retournèrent à Shabagh. Quelques jours plus tard, Mataji revint à Siddhesvari, mais à leur grand désappointement, ils trouvèrent la porte du temple verrouillée. Mataji s’avança et toucha le cadenas qui lui resta dans les mains : le portail s’ouvrit. Ils furent obligés de passer la nuit dans le temple car ils ne pouvaient le laisser ouvert à tout vent. Ils regagnèrent Shabagh au petit matin lorsque le gardien arriva.

En août 1924, la soeur cadette de Mataji, Surabala, tomba malade dans une ville voisine, Jaidevapura, où elle demeurait avec la famille de son mari... Elle était très attachée à sa soeur aînée. Mataji et Bholanath, ainsi que les parents de Mataji vinrent la voir. Les dernières pensées de Surabala furent pour sa soeur. Elle mourut à l’âge de seize ans. Après la mort tragique de la jeune fille, Bholanath invita les parents de Mataji à Shabagh. Il pensait que ce changement leur ferait du bien et qu’il serait aussi profitable à Mataji. Mais il avait encore beaucoup à apprendre au sujet de Mataji. Il s’imaginait que son chagrin était immense car elle aimait beaucoup sa jeune soeur. Peu à peu, il comprit que pour Mataji, santé ou maladie, vie ou mort, tout cela revenait au même.

(2) Il existe de nombreux types de siddhis. Une personne peut devenir vâksiddha (tout ce qu’elle dit se réalise) ou bien obtenir les huit siddhis (animâ, mahimâ, laghimâ, garimâ, prâpti, prâkâmya, isitva et vasitva), c’est-à-dire le pouvoir de devenir invisible, géant, très léger, très lourd etc... Le véritable sâdhakâ ne se laisse pas prendre au piège de ces pouvoirs qui lui viennent automatiquement : il poursuit sa marche vers la Réalisation, qui est le plus haut des siddhis.

 

(3) Celui qui a prononcé les voeux de sannyâsa. Il doit renoncer à la famille, la caste, la situation sociale, aux possessions, à gagner sa vie, aux rites et aux cérémonies etc... et s’abandonner totalement au Divin.

 

Ce ne fut en effet qu’après des années que Bholanath et les autres compagnons de Mataji commencèrent à se faire une idée de son indépendance absolue. Ils s’aperçurent petit à petit que les actions de Mataji étaient en fonction des besoins de son entourage, qu’elle n’avait de préférence ni pour un compagnon particulier, ni pour un endroit particulier. Tous se valaient. C’est le sens de cette réflexion qui revient souvent dans sa bouche : « Jo ho jâye » (4). Toute action spectaculaire susceptible d’attirer l’attention ou de créer une distance entre elle et ses compagnons étaient proscrite. Le plus remarquable, C’est qu’avec elle, les événements extraordinaires ont toujours l’air parfaitement normal. Elle bouleversa de fond en comble la vie de certains de ses compagnons mais sans jamais heurter qui que ce fut. Elle tenait compte de la personne et ne cherchait pas à la déraciner en lui imposant un nouveau mode de vie. Elle procède en aidant chacun à tirer le meilleur parti de ses capacités et des occasions qui lui sont offertes. En sa présence, il ne pouvait y avoir de place pour l’apathie ou le désespoir. Quand elle était là, l’atmosphère semblait se charger de vibrations divines. S’efforcer dans la voie de la religion et non pas détourner du monde paraissait être le mode de vie normal. Mais il fallut aux fidèles encore beaucoup de temps avant qu’ils puissent la comprendre un peu.

Au début du mois de septembre 1924, Mataji demanda à Bholanath de se procurer du riz, des lentilles, des pommes-de-terre et une noix de coco. Munie de ces ingrédients, elle se rendit au temple de Siddhesvari. Elle fit cuire les aliments qu’elle offrit à la Divinité puis elle partagea avec Bholanath. Elle lui dit alors que son kheyâla était de demeurer dans le temple pour quelques jours. Bholanath était un peu réticent car il ne pouvait songer à la laisser seule dans un endroit aussi isolé. Il fut finalement décidé que Dâdâmasâi (le père de Mataji) resterait à Siddhesvari pendant la journée, tandis que Bholanath s’y rendrait tous les soirs après son travail. Tout naturellement, le père de Mataji et son mari eurent l’occasion de vivre pendant quelques jours dans un temple à la manière des ascètes errants. Sans s’en douter, ils commençaient une nouvelle vie.

Baul Chandra, l’ami de Bholanath, venait le soir à Siddhesvari avec des fruits et des sucreries. Mataji s’était installée dans une petite pièce à l’extrémité du temple. A l‘aube, elle prenait son bain, se changeait et regagnait sa chambre ; elle n’en bougeait plus de la journée. Il n’était pas question de cuisiner. Tard dans la soirée, elle quittait sa chambre et tout le monde partageait les fruits apportés par Baul.

 

(4) « Quoi qu’il advienne, Tout arrive pour notre bien ». Cette expression implique un abandon à la Volonté Divine qui façonne le cours des événements;

 

Pour parvenir à cet endroit solitaire, les deux courageux amis devaient souvent traverser dans la plus totale obscurité une zone sauvage. Bholanath logeait dans le temple principal, tantôt occupé à sa sâdhanâ, tantôt se reposant. Baul s’installa à l’entrée principale. Il avait l’impression qu’un miracle se préparait et pour ne pas le manquer, il restait éveillé toute la nuit.

Une semaine s’écoula. Voici comment Mataji raconte la suite des événements : «  Au matin du huitième jour, il tombait une petite pluie fine. Je (5) fis signe à Bholanath qui était réveillé de me suivre. En sortant du temple, nous faillîmes marcher sur Baul, mais cela ne le réveilla pas. Epuisé par sa longue nuit de veille, il s’était endormi au lever du jour. Malgré notre ignorance des lieux, je me dirigeai sans hésiter vers le nord. Après avoir traverser une zone de jungle, nous arrivâmes à une clairière. On aurait dit que j’étais arrivée à destination, et je fis trois fois le tour du terrain comme pour le pradakshina (6). Traçant alors un cercle, je m’assis où j’étais, le visage tourné vers le sud. Puis, ce que vous appelez mantras furent prononcés. Entre temps, j’avais placé ma main droite sur le sol et prenais appui sur elle. Le sol paraissait dur mais pourtant ma main s’y enfonça sans rencontrer de résistance. J’avais l’impression que les différentes couches de terre n’étaient que des rideaux qui s’écartaient les uns après les autres et mon bras s’enfonça jusqu’à l’épaule sans difficultés. Bholanath prit peur et retira mon bras en disant : « allons- nous en d’ici ». Au même moment, une eau rougeâtre et chaude jaillit du trou que j’avais ainsi creusé. L’eau était si colorée que le bracelet blanc que je portait au mon poignet fut teint en rouge pendant plusieurs jours. Je demandais ensuite à Bholanath de mettre son bras dans le trou. Il commença par refuser. Je lui dis : « N’ai pas peur, c’est nécessaire ». Alors il s’exécuta et l’eau rouge jaillit. Nous regardâmes un moment l’eau qui s’échappait et coulait sur le sol. Puis nous partîmes après avoir reboucher le trou ».

Baul regretta beaucoup d’avoir finalement manqué cet étrange incident. En tout cas, il défricha l’endroit et plus tard, il y planta quelques arbustes et un tulasî. Ayant appris ce qui c’était passé, Pran Gopal (7) fit une donation pour que cet endroit fut préservé. Cet argent servit à construire une estrade (vedî) au-dessus du trou. Une petite clôture en bambou délimita un terrain de cinq mètres carrés avec au centre le vedî. Mataji se rendit fréquemment à Siddhesvari.

 

 

(5) Lorsqu’elle parle d’elle, Mataji dit généralement « ce corps », ce qui signifie qu’aucun acte de volonté ne motive sa conduite. Ici on a utilisé le pronom personnel.

(6) Rituel qui consiste à tourner trois fois autour d’une Divinité ou d’un temple. (7) Sri Pran Gopal Mukherji, receveur adjoint des postes à Dacca.

 

Elle s’asseyait sur le vedî, entourée de ses compagnons. Ils étaient parfois submergés d’une telle exaltation, qu’ils passaient ainsi la nuit entière, retournant à Dacca avec l’aube. Pran Gopal a dit qu’il ne se serait jamais cru capable de passer des nuits à la belle étoile sans dormir, sans dommages pour sa santé. Ces gens cultivés de Dacca faisaient l’expérience d’un nouveau mode de vie. Pour eux, la religion n’était qu’un devoir, une valeur qui avait son importance, rien de plus. A présent, la joie et la beauté de l’effort religieux leur ouvraient de nouvelles perspectives. Mais la vie tranquille à Shabagh touchait à sa fin.

 

 

V - L’ARRIVÉE DES FIDÈLES

 

A Shabagh se pressait un flot croissant de visiteurs. Bholanath en connaissait certains mais beaucoup d’autres venaient pour la première fois. Mataji leur parlait seulement si Bholanath l’en priait. Il voyait que ces hommes et ces femmes pieux étaient sincères et il ne lui serait pas venu à l’esprit de les décevoir pour le plaisir de respecter les conventions. Un jour Mataji lui dit : « Tu devrais bien réfléchir avant d’ouvrir ainsi les portes à tout le monde. Quand la marée sera trop forte, saches bien que tu ne pourras plus la contenir ». Bholanath n’entendit pas cet avertissement : ou peut-être savait-il pertinemment que la personnalité de Mataji n’était pas faite pour rester confinée entre les quatre murs de sa maison. Accédant donc à sa demande, Mataji se mêla plus volontiers à la foule.

Prafulla, le fils de Rai Bahadur, dit un jour à Bholanath qu’il n’aimait pas voir tout ce monde dans les jardins de Shabagh. Bholanath fut très contrarié par ce reproche immérité car il faisait son travail très consciencieusement et prenait grand soin de la propriété dont il avait la charge. Il était sur le point de donner sa démission mais Mataji l’en dissuada pour l’immédiat. Pendant ce temps, Prafulla raconta à son père qu’un grand nombre de gens venaient chaque jour à Shabagh sans autorisation et causaient beaucoup de perturbation. Quelques jours plus tard, le Rai Bahadur vint en personne se rendre compte de ce qui se passait. Il ne dit rien à Bholanath mais il l’invita à dîner chez lui avec Mataji. De toute évidence, il n’avait pas subi l’influence de son fils et Bholanath accepta l’invitation.

A cette époque, la Nawabzadi Pyaribanu, propriétaire du domaine de Shabagh, se trouvait à Calcutta. Pour des raisons personnelles, il y avait fort longtemps qu’elle n’était pas venue à Dacca. Elle était en procès au sujet de sa propriété et le jour où Mataji se rendit à l’invitation du Rai Bahadur, ce dernier avait reçu de mauvaises nouvelles au sujet de ce procès. Il pria Bholanath de demander à Mataji des détails sur ce qui se déroulait à Calcutta et de faire en sorte que la Nawabzadi remportât le procès. On a déjà dit que Bholanath avait le coeur sur la main; il ne put rester indifférent aux tracas de cette famille. Même des étrangers réussissaient presque toujours à le faire intercéder auprès de Mataji afin qu’elle guérisse telle ou telle maladie ou répare d’autres dommages. Il prêtait toujours attention au récit des gens dans le malheur ; Mataji faisait de son mieux pour le satisfaire. Ainsi ce jour-là, comme il insistait, elle décrivit ce qui se passait à Calcutta et déclara que le procès serait gagné. Avant de répondre aux questions et sans être remarquée de personne, Mataji avait placé une braise ardente sur le dos de sa main. Elle donna plus tard cette explication : « Il est possible de faire une action donnée (kriyâ) qui produira un effet concret sur un autre plan. Et puis, on dit aussi que s’il utilise délibérément les pouvoirs yoguiques, le sâdhakâ doit faire pénitence (prâyaschitta). Ce corps avait parfois l’attitude d’un sâdhakâ. Je ne dis pas que cette explication soit la bonne, c’en est une parmi d’autres également possibles ». Ce que Mataji avait dit au sujet du procès devait se confirmer. Après son passage chez le Rai Bahadur, il y régna une nouvelle atmosphère ; i se fit un changement subtil que l’on put ressentir par la suite.

Les visiteurs arrivaient maintenant en grand nombre à Shabagh. Parmi eux, le docteur Shashanka Mohan Mukherji et sa fille Srimati Adarini Devi (connue à présent sous le nom de Gurupriya Devi ou Didi c’est-à-dire soeur aînée) qui firent la connaissance de Mataji au début du mois de janvier 1926. Le docteur était chirurgien retraité à Dacca ; c’était un vieil homme de soixante ans au caractère impétueux, redouté dans sa faculté de Dacca. Et pourtant, en présence de Mataji, il restait muet comme un enfant intimidé. Dès sa première visite, il lui voua une dévotion et une obéissance inconditionnelles et cela jusqu’à sa mort. Didi était son troisième enfant. Malgré ses protestations, ses parents l’avaient mariée mais finalement, au moment où elle devait partir pour la maison de son mari, les deux familles décidèrent de respecter ses convictions. Elle envoya une lettre à son époux dans laquelle elle lui demandait de se remarier et elle demeura chez ses parents. Elle aimait la lecture et partageait son temps entre l’étude de la littérature religieuse et l’aide familiale. Il était alors pratiquement inconcevable qu’un jeune fille de famille honorable quittât la maison pour mener une vie religieuse. Il n’existait aucun endroit susceptible d’accueillir celles qui ne voulaient pas suivre les sentiers de la vie conjugale ou professionnelle. C’est pour cela que Didi demeura chez ses parents. Voici comment elle raconte sa première entrevue avec Mataji :

« J’étais d’une nature très timide. Il m’était difficile de parler aux étrangers. Mes parents avaient beau me gronder, je ne pouvais vaincre ma timidité. Mais je ne me sentis pas intimidée par Mataji. J’allai vers elle avec assurance, comme si je la connaissais depuis toujours. Il m’est impossible de décrire sa beauté radieuse. Dès que mon regard se posa sur elle, ma tête spontanément s’inclina en signe d’adoration ». Mataji lui fit un sourire de bienvenue et dit familièrement : « Où donc étais-tu pendant tout ce temps ? ». Après une période d’environ trois ans de silence, Mataji recommençait à parler et à s’entretenir avec les visiteurs.

Tous les soirs, Didi attendait son père impatiemment pour qu’il la conduise à Shabagh. Peu à peu, elle entreprit d’aider Mataji dans toutes ses tâches qui devenaient de plus en plus lourdes. Elle se mit à faire la cuisine, à servir les repas ou à veiller sur Mataji quand elle se trouvait dans un état exalté. Elle n’éprouvait jusqu’alors aucun attrait pour la cuisine. Avec Mataji, elle apprit à voir dans cet art plus qu’un simple moyen de maintenir le corps en vie.

De nombreuses familles de Dacca s’attachèrent à Mataji. Ceux qui la voyaient pour la première fois éprouvaient le besoin de faire partager aux autre la joie de cette expérience sans égal. Des famille entières, des plus vieux aux plus jeunes, se réunissaient à Shabagh. Les hommes s’installaient en compagnie de Bholanath. Mataji venait parfois s’asseoir dans la même pièce avec leurs femmes et leurs filles et parlait à tous. Mais ce petit cercle n’allait pas tarder à prendre des proportions qu’on était loin d’imaginer. A l’occasion d’une éclipse solaire, un 26 janvier, les fidèles voulurent célébrer un grand kirtana. Bholanath accueillit cette suggestion avec enthousiasme et prit les dispositions nécessaires. La grande salle de représentation fut mise à leur disposition et on lança de nombreuses invitations. Tous les assistants devaient recevoir le prasâda dans la nuit. Le kîrtana commença vers dix heures du matin. Mataji et ses compagnes se tenaient dans une pièce voisine. Ecoutons le récit de Didi :

« Mataji était assise tranquillement comme nous toutes. Mais soudain, son corps se mit à se balancer en cadence. Son sârî glissa de sur sa tête. Elle avait les yeux fermés et tout son corps ondulait au rythme du kîrtana. Tout en dansant, elle se leva ou plutôt c’était comme si quelque chose la soulevait de terre et la mettait sur ses pieds. On aurait dit qu’elle avait abandonné son corps aux mains d’une puissance invisible. Il était évident qu’elle n’obéissait pas à sa volonté. Elle fit le tour de la pièce comme si un souffle de vent l’entraînait. Par moments, son corps semblait vouloir retomber au sol mais avant d’achever son mouvement, il se redressait. On aurait dit une feuille morte tourbillonnant vers le sol puis remontant soudain au gré du vent. Son corps paraissait ne plus rien peser. Se déplaçant de cette manière, Mataji traversa la véranda et entra dans la salle du kîrtana, les yeux fixes, regardant en l’air, le visage resplendissant d’une vive lumière. Avant que la foule ait eu le temps de comprendre, elle s’écroula sur le sol de toute sa hauteur, apparemment sans se faire mal. Alors qu’elle gisait ainsi, son corps se mit à tournoyer à une vitesse folle comme une feuille dans la tempête. Quelques femmes tentèrent de la retenir mais elles furent incapables de s’opposer un tant soit peu à cette force . Au bout de quelques instants, le corps s’arrêta de lui-même et Mataji se remit debout. Elle resta figée comme une statue. Alors que le corps tournoyant avait été effrayant, cette paix totale était à présent merveilleuse. Son visage rayonnait et une aura lumineuse apparut autour d’elle ».

Peu après, Mataji se mit à chanter un passage du kîrtana d’une voix admirable qui fit battre le coeur de l’assistance :

Hare Murâre, Kadhukaitabhâre,

Gopâla, Govinda, Mukunda, Saure.

Les gens étaient debout, les mains jointes comme s’ils étaient en présence d’une Divinité. Beaucoup récitaient des hymnes à Dervi Durgâ. Ensuite, le corps de Mataji s’affaissa comme si la vie s’en fût retirée. Elle resta longtemps ainsi et Bholanath eut bien du mal à la faire sortir de ce état. Elle se redressa sans toutefois être redevenue maîtresse de ses mouvements. Elle dit quelques mots aux dames qui l’entouraient d’une voix indistincte et traînante. Mais son sourire ineffable ne tarda pas à revenir.

La nuit tombait. A la demande de Bholanath, Mataji et Didi placèrent des offrandes (sucreries et fruits) près du podium et Mataji retourna et évolua au milieu des chanteurs. Toute une série de bhâvas fascinants se manifestèrent dans son corps. Elle paraissait engagée dans une grande bataille, l’expression de son visage était terrible, son teint même était devenu plus foncé ; puis on vit qu’elle célébrait l’ârati (1) avec son corps tout entier. La terrible expression de tout à l’heure avait fait place à un magnifique mouvement de supplication. Les bhâvas se succédaient avec une telle rapidité qu’on avait à peine le temps de les apercevoir au passage. Un peu plus tard, Mataji regagna sa place. Bien qu’elle fut parfaitement tranquille, on sentait que quelque chose essayait de se manifester en elle. Bientôt s’échappèrent de ses lèvres des versets sous forme semblait-il de mantras sanscrits. L’assistance médusée écoutait ce flot de mantras sonores sans pouvoir en comprendre le sens. Puis la

 

(1) Une forme de rituel hindou ou l’on balance des lumières et de l’encens devant la Divinité et qui est généralement le couronnement de la pûjâ.

 

voix de Mataji s’éteignit et elle s’affaissa sur le sol.

Il se faisait tard, le kîrtana était terminé. Les fidèles attendaient le prasâda. Bholanath et les femmes s’employèrent à ranimer Mataji en l’appelant et en lui massant les mains et les pieds. Elle finit par se lever péniblement et dit à Bholanath : « S’il te plaît, fait rassembler tout le monde ; nous allons distribuer la nourriture ». Puis elle se mit à passer dans les rangs et à servir les gens. On avait peine à croire qu’il s’agissait de la même personne qui, un peu plus tôt, se trouvait en extase. Didi écrit qu’elle avait lu des textes sur les mahâbhâvas de Sri Gauranga (2) et de Sri Ramakrishna. Mais jamais elle n’aurait pu imaginer quelque chose d’aussi impressionnant et d’aussi fascinant que ce qu’elle avait vu ce jour-là.

Les instruments de musique qu’on s’était procuré pour le kirtana restèrent à Shabagh quelques temps. Mataji dit qu’on pourrait s’en servir pour jouer chaque soir un bref kîrtana. Amulya et Ashu furent enthousiasmés par cette proposition et avec l’aide de Bholanath, il se forma un petit noyau de chanteurs dont le nombre augmenta régulièrement.

Presque quotidiennement, d’innombrables bhâvas se manifestaient dans le corps de Mataji sans que soit nécessaire le stimulus extérieur du kîrtana. Mataji était plus souvent dans un état extatique que dans un état normal ou plus exactement ces deux états n’en faisaient plus qu’un. Comme à Bajitpur, ses journées n’étaient plus partagées en matins, en soirs et en nuits : elle restait parfois éveillée toute la nuit et s’allongeait dans un coin de la chambre quand venait l’aurore. Elle utilisait très rarement son lit ; la plupart du temps, elle restait assise ou se couchait à même le sol.

Après ce jour mémorable de l’éclipse solaire, beaucoup de gens eurent l’occasion d’assister aux bhâvas de Mataji qui, disent ces témoins, ne peuvent se décrire en mots. Dans ces moments, la couleur de sa peau, les expressions de son visage, la forme de son corps se modifiaient sans arrêt. Ses mouvements avaient la rapidité de l’éclair. Quand elle fendait la foule, il était pratiquement impossible de la suivre. Son corps semblait se mettre en harmonie avec ce qui l’entourait. Les vaguelettes qui clapotaient dans le sillage d’un bateau paraissaient l’attirer irrésistiblement et on aurait dit que tout son corps s’en allait vers l’eau. En gravissant des marches, son corps semblait être propulsé vers le haut ; s’il se trouvait pris dans une tempête, il devenait pareil à une étoffe emportée par le vent ; parfois, il se figeait brusquement quand retentissaient les conques du temple. Les accents d’un kîrtana inspiré provoquaient en elle une dense d’extase. Un simple aperçu de ces états extatiques suffisait à transporter les fidèles.

Après un bhâva, Mataji restait parfois affalée sur le sol pendant des heures. On supposait qu’il s’agissait d’un samâdhi yoguique. Parfois même au beau milieu d’un travail ou d’une conversation, son regard se figeait et elle se transformait en statue, ou bien ses yeux se fermaient et elle s’affaissait. Pareilles au soleil qui peu à peu descend vers l’occident et disparaît, les fonctions de son corps semblaient se retirer progressivement vers l’intérieur : sa respiration ralentissait de plus en plus et s’arrêtait finalement tout à fait, ses membres devenaient raides comme des morceaux de bois ou bien mous comme du chiffon. Tout son corps devenait lumineux et sur son visage flottait une expression de paix extraordinaire. Quand elle avait passé 12 ou 24 heures dans cet état, on essayait de la ranimer mais généralement sans grand succès. Un témoin (Sri Jyotish Chandra Roy) raconte : « Je lui frottais les mains et les pieds et de temps en temps, je les cognais brutalement, sans obtenir la moindre réaction. Plusieurs médecins essayèrent de contrôler son pouls et sa respiration mais ces deux fonctions étaient bel et bien suspendues, et cela pendant plusieurs de suite ». Mataji sortait toute seule de cet état. La respiration revenait, d’abord très faible puis plus accentuée ; un léger frisson parcourait ses membres. Mais peu après, elle redevenait immobile comme si elle retombait dans l’état précédent. A ce moment, elle réagissait si on lui parlait. Elle ouvrait péniblement les yeux et murmurait à voix basse. Mais son sourire fascinant, si particulier, rassurait ses compagnons et indiquait qu’elle était de nouveau consciente parmi eux.

Didi écrit qu’il n’y avait entre l’état normal de Mataji et l ’état de samâdhi qu’une différence d’intensité. Même au milieu de son travail ménager, Mataji semblait baigner dans une atmosphère particulière de béatitude. Si on ne lui parlait pas pendant un certain temps ou si on ne l’obligeait pas à répondre à des questions, ses paroles étaient ensuite indistinctes et hésitantes comme s’il lui fallait faire un effort pour utiliser ses cordes vocales. Un jour, Didi la trouva en samâdhi gisant sur le sol, ses vêtements et le visage couverts de fourmis rouges. Bien que la plupart du temps, Shabagh ait été rempli de visiteurs, les proches qui auraient pu veiller sur elle étaient peu nombreux. Didi écrit : « J’étais stupéfaite de voir que Mataji restait tout naturellement dans un état permanent d’ivresse divine, état qui de tout temps a toujours fait l’envie des sâdhakâs. En vérité, on ne pouvait appeler cela « ivresse divine » ; je ne sais comment parler d’un état à la fois sublime et normal ». Et pourtant, c’est bien à tort qu’on verrait dans ces bhâvas la moindre simulation.

On voyait parfois Mataji dans les postures des différents dieux et déesses du Panthéon hindou et dans d’autres encore que personne ne connaissait. Un fidèle lui demanda un jour : « Au cours de ces bhâvas, avez-vous des visions de dieux ou de déesses ? ». Elle répondit : « Cela n’est pas nécessaire parce que je n’aspire à aucun but ou idéal particulier ». Elle voulait sans doute dire que dans ce processus,

 

(2) Le grand apôtre du Vishnouïsme né au Bengale en 1485. Il enseignait l’amour divin comme chemin de la Réalisation de Dieu. Il passa une grande partie de sa vie dans un état d’ivresse divine et fit l’expérience de nombreux états transcendants (bhâvas) qui produisaient également certaines transformations dans son corps. On le connaît aussi sous le nom de Sri Chaïtanya Deva.

 

il n’y avait aucune volonté de se concentrer sur la forme d’un dieu ou d’une déesse afin d’obtenir sa vision. « Vous désirez tous voir de telles manifestations, c’est pourquoi il arrive qu’elles surviennent spontanément. Quant à moi, les états de bhâvas comme vous dites, ne sont pas différents de ce que vous appelez état normal ». Au sujet du samâdhi, elle dit un jour : « Quand les actions et les sentiments sont consumés, on peut parler de samâdhi. C’est un état dans lequel la question de connaissance et d’ignorance ne se pose pas. Le sâdhakâ parvient à une étape où il réalise qu’il ne fait qu’un avec l’objet de sa contemplation. De ce plan, il peut revenir au niveau de conscience ordinaire. Ce type de samâdhi doit être dépassé. L’état ultime ne peut s’exprimer dans aucune langue. C’est une question d’expérience directe ».

Pramatha Nath Basu et sa femme venaient régulièrement à Shabagh ; c’était un couple très dévoué. Madame Basu dit à Mataji qu’elle s’était décidée à observer le silence un jour par semaine, le lundi, qu’elle consacrerait aussi à d’autres pratiques religieuses. Si elle ne se fixait pas de telles règles, il lui serait très difficile de s’arracher, ne fut-ce qu’un moment, aux travaux ménagers qui l’accaparaient. Mataji fut d’accord. Dès que le mari eut connaissance de ce projet, il vint trouver Mataji et dit : « Il n’est pas question de laisser ma femme prendre de l’avance sur moi en matière de spiritualité. Si elle garde le silence le lundi, j’en ferai autant la veille, chaque dimanche ; je vous en prie, accordez-moi cette permission ». Mataji, en souriant, donna son accord et lui indiqua le kriyâ pour devenir mauna. Le matin du lundi suivant, Prafulla, le fils de Pramatha Nath, vint dire à Shabagh que son père ne pouvait plus parler ! Il avait devant lui toute une journée de travail et il était l’heure de se rendre au bureau. Ses employés l’attendaient et il était incapable d’articuler un seul mot ! Mataji se rendit chez lui et lui donna le kriyâ qui permettait de rompre le silence. Elle lui dit : « Est-ce ma faute ? Vous ne m’aviez pas demandé de vous apprendre à y mettre fin ». Après cet incident, Pramatha Nath poursuivit cette pratique qui n’avait été au début qu’une sorte de compétition avec sa femme.

Un jour Pramatha Nath fut assailli de doutes. Il se dit : « Tout le monde raconte qu’elle est la déesse Kâlî; mais personnellement je n’en ai jamais eu confirmation ». Intérieurement, il décida qu’il ne croirait en elle que si elle lui apparaissait sous la forme de Chinnamastâ (1), c’est-à-dire la plus remarquable des dix formes Mahâvidyâs (1) de la déesse, que ses représentations représentent sans tête. Or ce jour-là, Mataji, comme elle en avait l’habitude, se rendit à Siddeshvari en compagnie de Bholanath et de Pramatha Nath. Bholanath s’allongea sur la véranda du temple ; Mataji s’assit à proximité. Pramatha Nath et son dévoué domestique prirent place à leurs côtés et se mirent à faire du japa. Tout à coup, Mataji se leva. Elle était en bhâva et les deux hommes la contemplaient les mains jointes. Ils n’étaient pas choqués car quel que fut le comportement physique de Mataji, elle ne suscitait chez les autres que le respect. Les bhâvas les plus stupéfiants restaient empreints de beauté et de grâce. A cet instant, son teint était très sombre, ses cheveux noirs défaits, ses yeux étaient énormes et fixes comme ceux des statues, sa langue pendait. Soudain, elle rejeta complètement la tête en arrière entre les omoplates. On aurait dit que son corps n’avait pas de tête. Quelques minutes plus tard, elle se rassit et retrouva son état normal. Quand Pramatha Nath fut un peu remis de la forte impression causée par cette vision, il demanda à son domestique s’il avait remarqué quelque chose de spécial chez Mataji. Lui aussi était assis les mains jointes, visiblement sous le coup d’une forte émotion. « Oui Sahib » répondit-il, « j’ai vu les formes des Mahâvidyâs en Mataji quand elle s’est levée tout à l’heure ». Pramatha Nath se leva et étreignit son domestique : « Tu as plus de chance que moi » s’exclama-t-il.

Un mois environ après le kîrtana du 26 janvier eut lieu la Sarasvatî-Pûjâ annuelle. Les étudiants de la faculté de médecine voulaient inviter Mataji à leur cérémonie. Mais le Dr. Shashanka Mohan ne leur donna pas l’autorisation car il pensait que si Mataji avait des bhâvas au cours de ce kîrtana, on viendrait à en discuter publiquement. Comme on le voit, on n’appréciait guère alors la publicité. A cette époque, on avançait diverses hypothèses au sujet de Mataji, toutes contestées. Les gens simples pensaient qu’elle était une incarnation de la déesse Kâlî, la divinité d’élection du Bengale. On l’appelait « Mânusa Kâlî », c’est-à-dire Kâlî sous forme humaine. L’opinion la plus en vogue faisait d’elle une sâdhikâ qui possédait de grands pouvoirs spirituels ou bien qui avait atteint la réalisation et qui demeurait dans le monde uniquement pour aider les autres pèlerins sur leur chemin. Mataji gardait le silence sur toutes ces spéculations. Elle continuait de faire la cuisine et le ménage, à s’occuper de Bholanath et de ses neveux du mieux qu’elle pouvait. Il régnait autour d’elle une atmosphère de spiritualité les visiteurs, parfois de façon définitive. En sa présence l’aventure de la vie spirituelle prenait de nouvelles dimensions ; pour beaucoup, elle devint le seul but valable de la vie humaine. Une caractéristique parmi les plus remarquables chez Mataji, c’est qu’elle se souvient de tous ceux qu’elle a rencontré comme si elle venait de les voir récemment. Les fidèles de différentes régions purent faire connaissance et il se forgea entre eux un lien tout particulier. Mataji devint le centre d’une famille qui ne cessait de croître.

 

(1) La déesse en tant qu’Uma, Parvati et Gauri est l’épouse de Shiva. Avant le sacrifice de Daksa, Elle se manifesta à Shiva en tant que Sati sous les dix formes célèbres (dasa-mahavidyâs) de Kâlî, Bagala, Cinnamastâ, Bhuvaneswari, Matangini, Shodasi, Dhumavati, Tripurasundari, Tara et Bhairavi. Lorsqu’au sacrifice (yajna) de Daksa, Elle abandonna sa vie honteuse et peinée du traitement infligé à son Mari par son Père, Shiva emporta le corps et fut plongé dans un profond chagrin. Pour sauver le monde des forces du mal qui avaient pris naissance et progressaient en l’absence de Son divin contrôle, Vishnou trancha la tête de Sati avec son disque et Shiva la partagea en 51 fragments qui tombèrent sur la terre. Ces endroits sont connus comme les 51 maha-pithasthânas ou la Devi avec sa Bhairava est adorée sous divers noms ». (Introduction aux Tantras Shastra de Sir John Woodroffe).

 

 

VI - L’ATMOSPHÈRE DE MIRACULEUX

 

A cette époque, les manifestations des pouvoirs yoguiques devinrent monnaie courante. On aurait tort cependant de vouloir découper la vie de Mataji en périodes distinctes ; elle restait toujours identiques à elle-même, mais cette époque fut particulièrement riche en événements que d’ordinaire on nomme miraculeux. Mataji a dit : « J’avais eu le kheyâla d’être semblable à un sâdhakâ. Il était donc naturel que les phénomènes accompagnant toute sâdhakâ intense se manifestent spontanément. Le sâdhakâ sincère n’attache aucune importance aux pouvoirs qui se développent en lui. Il est libre de ne pas en faire usage volontairement. Malgré tout, les autres peuvent bénéficier largement de cette corne d’abondance.

De tout le pays, les gens venaient à Shabagh pour demander à Mataji la guérison de maux physiques. Les guérisons s’effectuaient par le regard, le toucher, le don d’une fleur ou de mille autres manières. Les cas en sont trop nombreux pour être mentionnés ici. Beaucoup de fidèles pourraient parler de leur propre expérience à ce sujet.

Comme en toutes choses, Mataji aidait les gens d’une façon efficace mais non spectaculaire. Un jour, on amena à Shabagh une enfant très malade. Elle avait perdu l’usage de ses membres et ne pouvait se déplacer seule. Mataji était occupée à casser des noix. Elle en lança un morceau vers l’enfant en disant : « Attrappe ! ». Au prix d’un gros effort, elle réussit à ramasser le morceau de noix. Quelques jours plus tard, la mère pleine de reconnaissance vint dire que sa petite fille était complètement guérie et retrouvait peu à peu l’usage de ses membres. Il va sans dire que Mataji n’a jamais proposé de guérir personne. Elle parlait rarement de ces choses. Elle était parfois obligée d’agir ou de parler à cause de Bholanath que la souffrance d’autrui touchait toujours profondément. Mais en général, elle se contentait de dire : « Priez Dieu. Il fera ce qui est le plus utile pour le malade. Vous ne savez pas si une guérison physique est souhaitable. Tout ce que vous avez à faire, c’est prendre bien soin de lui et consulter le meilleur médecin. Pour le reste il faut vous en remettre à Dieu ».

Parfois les gens tenaient absolument à l’amener auprès de leur malade, pensant qu’à la suite de cette visite, il guérirait. En pareil cas, Mataji avait une façon bien à elle de faire des prédictions. Elle se tournait vers ses compagnes et leur demandait : « Qu’en pensez-vous ? Il me demande de venir parce qu’il croit qu’ainsi le malade guérira. Est-ce votre avis ? ». L’entourage répondait généralement par un « oui » catégorique. Alors, elle poursuivait : « Qui sait, puisque vous êtes tous d’accord, peut-être se rétablira-t-il ». En ce cas, le malade guérissait infailliblement. « Nous finîmes tous par connaître la façon particulière dont Mataji prédisait l’avenir » raconte Didi, « et pourtant, il nous arrivait d’hésiter, de bredouiller inexplicablement sans parvenir à répondre clairement par l’affirmative. Alors Mataji observait : <Pourquoi ces hésitations ? Peut-être le malade ne guérira-t-il pas>. Et c’est toujours ce qui se passait ».

Un jour, une dame (la femme d’Atul Datta) demanda à Mataji de venir au chevet de son fils gravement malade. Mataji sans répondre continua à vaquer à ses occupations. La dame se tourna alors vers Bholanath ; elle savait bien que Mataji ne le contrarierait pas. Quand il parla à Mataji de cette affaire, elle déclara aussitôt : « A quoi bon ? Ce garçon ne guérira pas ». A ces mots, un autre fidèle remarqua : « En ce cas, il est inutile que Mataji se rende là-bas. Il faut mettre la famille au courant des paroles de Mataji ». Mais personne ne voulut se charger de cette commission. Bholanath avait promis à la dame d’amener Mataji ; aussi allèrent-ils tous deux voir le malade. Quelques jours plus tard, la dame revint à Shabagh et supplia Mataji de sauver son enfant. Mataji répondit : « Même si je vous dis ce qu’il faut faire, vous ne le pourrez pas ». La mère promit de suivre les instructions de Mataji à la lettre. Il s’agissait simplement d’empêcher l’enfant de quitter son lit pendant une certaine période (18 jours environ). Aussitôt le garçon se mit à aller mieux. Puis brusquement son état s’aggrava de façon alarmante. Sa mère retourna auprès de Mataji qui lui dit : «  Qu’y puis-je ? Il s’est levé lundi ». La mère n’en croyait rien et affirmait que l’enfant n’avait pas bougé de son lit. Quelques jours plus tard, le garçon mourut; sa mère perdit toute confiance en Mataji. Par la suite, elle devait apprendre qu’au jour indiqué, l’enfant avait effectivement quitté son lit et était sorti sur la véranda pour regarder passer une procession. Pleine de remords, la mère en deuil revint vers Mataji qui dut alors la consoler d’un double chagrin.

Parfois Mataji prenait l’initiative de guérir les gens. Elle se promenait un jour dans la campagne autour de Shabagh. Une voiture attelée arrivait. Mataji demanda à sa compagne de faire signe au conducteur. Quand la voiture fut à sa hauteur, elle y monta. Le conducteur demanda : « Où désirez-vous aller , ». « Chez vous » répondit Mataji. L’homme était un musulman. Sans ajouter un mot, il gagna sa maison. En arrivant, ils trouvèrent un vieillard sur son lit de mort ; sa famille était en larmes. La compagne de Mataji voulut savoir la suite de cette histoire ; elle apprit que le vieillard s’était remis de ce qui avait paru devoir être sa dernière maladie.

D’autres fois, Mataji prenait sur elle la maladie des autres. La personne qui avait demandé à guérir se rétablissait ; mais Mataji souffrait pendant quelques heures ou quelques jours de la maladie en question. Un jour en arrivant à Shabagh, Didi trouva Mataji soudainement enrhumée. Elle finit par découvrir que le jeune fils de Pramatha Basu, Pratul, à la veille de ses examens, avait senti venir un gros rhume. Il avait adressé une prière à Mataji pour que cela ne soit pas. De tels incidents servirent de leçon à Bholanath et aux autres et ils ne demandèrent plus à Mataji de guérir les malades. Ils s’aperçurent que pour elle la vie et la mort étaient identiques. Elle disait : « Ne me demandez pas de guérir quelqu’un. Auriez-vous l’idée de prier pour que quelqu’un tombe malade ? Chacun doit accomplir le destin qui lui est propre. Si on place délibérément des obstacles sur sa route, les résultats ne peuvent qu’être néfastes. Pour ma part je ne vois aucun inconvénient à rendre visite à quelqu’un. Peut-être bien qu’un mourant a tout autant besoin de ceci (c’est-à-dire la présence de Mataji) que ceux qui restent ».

On peut ici relater un évènement qui révèle l’attitude de Mataji envers la douleur physique. Ceci se passa beaucoup plus, en 1954. Atmananda écrit (1) : « Une dame d’un lointain pays est venue l’été dernier voir Mataji à Almora. Une des questions posées fut la suivante : puisque les souffrances sont le résultat de nos actions en cette vie ou dans des vies antérieures, était-il souhaitable de consulter un médecin et de prendre des médicaments ? N’était-il pas plutôt préférable de supporter tout ce qui nous arrive sans intervenir dans le déroulement naturel des choses ? Mataji répondit qu’il était juste de faire tout notre possible pour garder notre corps en bonne santé car une personne souffrante ne peut guère espérer pouvoir pratiquer la sâdhanâ. Néanmoins, il était aussi nécessaire d’apprendre à endurer la douleur puisqu’on ne peut pas toujours l’éviter. En ce cas, on doit l’accepter comme l’un de Ses modes de manifestation.

Quelques mois après, cette dame se fractura les cheville. Cela se passait dans les montagnes à des kilomètres de tout médecin. Pour ne rien arranger, il se mit à pleuvoir à torrents et il fallut attendre trois jours avant de pouvoir la transporter en dândi (2) dans la vallée. Elle souffrait terriblement et ne pouvait fermer l’oeil de la nuit. Mais se souvenant des paroles de Mataji, elle se concentra sur l’Amour Divin, en la personne du Christ et de Mataji. A son étonnement elle oublia totalement ses douleurs et le lendemain matin, elle se sentait en bonne forme. Elle passa ces trois journées dans un état de béatitude. Plus tard, elle déclara que pour rien au monde elle n’aurait voulu être privée de cette expérience. N’était-ce pas le sens des paroles de Mataji lorsqu’elle avait dit que nous devions apprendre à supporter la souffrance ? Après cette expérience, la dame essaya de se concentrer de même toutes les fois qu’elle sentait une douleur mais jamais elle ne peut retrouver cet état élevé. Quand elle rencontra Mataji cette année, elle voulut savoir la cause de cet échec. « Votre souffrance n’était pas assez forte » dit Mataji en souriant.

Les fidèles rapportent qu’en maintes occasions, ils constatèrent que de petites quantités de nourriture, de vêtements, de fleurs furent pourtant suffisantes pour toute la congrégation à laquelle on les distribuait. De même, nombreux sont les exemples de catastrophes évitées, de désirs exaucés alors même que cela semblait tout-à-fait impossible. On pourrait consacrer plusieurs volumes au récit de tels événements. Les fidèles en font un de leurs sujets de conversation favoris non pour s’appesantir sur les pouvoirs yoguiques de Mataji, mais pour affermir mutuellement leur foi et partager la joie que donne l’expérience de sa grâce (kripâ). « L’atmosphère de miraculeux dans laquelle évolue la Mère » écrit Sri Vijayananda (Dr A. Weintrob) « me frappa dès notre première rencontre. Nous en faisons chaque jour l’expérience dans nos contacts avec Elle... Ma peut faire tomber la pluie ou l’arrêter à volonté. Au cours de son voyage dans l’Inde du sud en 1952, la province de Madras souffrait d’une longue période de sécheresse. Je vis une délégation venir prier Mataji de faire tomber la pluie. Peu après on enregistra d’abondantes chutes de pluie que les journaux attribuèrent à la grâce (kripâ de Mataji.

Beaucoup ont été impressionné par le fait que Mataji soit capable de satisfaire une pensée, un souhait non formulé. En voici un exemple caractéristique (3) : « Cela se passait à Solon, près de Simla, où nous avions été invités à participer à un Nama yajna (4) auquel assistait Anandamayi Ma. Nous primes part activement au kirtâna quand, vers neuf heures du soir, nous sentant fatigués, nous nous rendîmes dans une salle proche du temple de Shiva où se déroulait la cérémonie. Il faisait nuit noire, le ciel était couvert de lourds nuages. Bientôt des trombes d’eau se mirent à tomber. Nous étions occupés à fumer et à discuter. Notre conversation portait bien entendu sur Anandamayi Ma. Quelqu’un tentait de nous persuader qu’elle possédait des pouvoirs surnaturels. Ne croyant pas aux miracles, je me moquais de lui : « Vous feriez mieux de garder ces sornettes pour vous. Si votre Anandamayi Ma ressemble un peu à ce que vous dites et bien qu’elle apparaisse donc devant nous sur le champ, et alors je vous croirai ». J’avais à peine fini ma phrase que l’on entendit du bruit à l’extérieur. La porte, que nous avions fermée à cause de la pluie, s’entrouvrit et devant nous apparaît une silhouette vêtue de blanc, trempée de la tête aux pieds. Un rire sonore que nous connaissions bien, celui de Ma Anandamayi, nous fit sursauter. Le temps de reprendre nos esprits et la silhouette s’était évanouie dans l’obscurité ! Malgré la pluie torrentielle, nous bondîmes dehors et courûmes jusqu’au temple. On nous dit qu’Anandamyi Ma était sortie sans se faire remarquer et qu’elle venait de rentrer complètement trempée ».

Cet aspect de la vie de Mataji a été très bien expliquée par Sri Vijayananda : « En Europe -et c’est certainement la même chose ici- le mot « miracle » suggère une chose spectaculaire rompant avec les lois

 

(3) Le narrateur est feu S Sarkar, I.C.S. (Indian Civil Service) qui à cette époque ne connaissait pas encore bien Mataji.

(4) Cérémonie où l’on chante le kirtana selon les règles qui figurent dans le Chaitanya- Charitamrita, une Ecriture vishnouite.

 

naturelles. Mais ce n’est pas là que son aspect objectif et grossier. Son aspect subjectif, subtil est tout à fait différent. Que m’importe que tel ou tel yogui marche sur les eaux ou vole dans les airs. Le véritable miracle, c’est quand se réalise au moment crucial ce dont on a besoin, ce qu’on souhaite, ardemment ou non. Mieux encore, que cela se réalise de la façon dont on rêvait dans le secret de son coeur... Coïncidence ! pensais-je au début. Mais une coïncidence qui se répète quotidiennement cesse d’en être une. Et tout cela sans violation apparente des lois naturelles. Car le Seigneur n’a pas besoin de violer une loi : la Loi, c’est Lui. Donnerai-je des exemples ? Non, car ceux qui ne connaissent pas Mataji ne me croiront pas et ceux qui vivent à ses côtés ont déjà compris ». (1)

 

(1) « Mother as seen by Her Devotees » 2ème édition, p. 46.

 

 

VII - DIFFÉRENTES FORMES D’EXPRESSION DE LA SADHANA

 

Depuis l’époque de la sâdhanâ de Bajitpur, Mataji n’avait pratiquement plus jamais pris un vrai repas. A son arrivée à Dacca en avril 1924, elle avalait trois bouchées, matin et soir. Quand Didi fit sa connaissance, elle se nourissait encore moins : trois bouchées le lundi et le jeudi et les cinq autres jours, uniquement neuf grains de riz. Il n’est pas de règle rigide pour Mataji : de temps en temps elle cédait aux instances de sa famille ou de ses fidèles. C’est ainsi que sur l’insistance de Pratul, fils de Pramatha Nath, elle consentit de manger normalement le jour de la nouvelle lune (amâvasyâ). D’autres fidèles en firent peu à peu une coutume de Shabagh. Ils organisaient un kîrtana où chacun recevait sa part de prasâda. On était sur qu’ainsi Mataji ferait un repas complet. Amulya, un neveu de Bholanath, travaillait depuis peu. Avec ses premières paies, il organisa régulièrement une pûjâ spéciale une nuit de pleine lune. Mataji mangeait normalement deux fois par mois.

On s’aperçut que Mataji ne pouvait plus porter la main à sa bouche. Sa main s’arrêtait en chemin et elle se penchait pour y prendre les aliments. Parfois au lieu de manger, elle répandait son riz sur le sol. Bholanath savait mieux que personne que toutes les actions de Mataji se faisaient naturellement, spontanément et que les remontrances étaient inutiles. Il se mit donc en devoir de la faire manger lui-même, comme un bébé. Didi fut heureuse de pouvoir aussi rendre ce service à Mataji lorsqu’elle venait à Shabagh. Mataji parla ainsi de cette période : « A une certaine époque, ce corps a vécu quatre ou cinq mois avec quelques grains de riz par jour. Personne ne peut vivre aussi longtemps avec un régime aussi pauvre. Cela parait miraculeux. Mais cela s’est produit pour ce corps ; par conséquence cela est possible, pour la bonne raison que ce que nous mangeons ne nous est pas du tout nécessaire. Le corps n’absorbe que la quintessence des aliments et rejette le reste. Par suite de la sâdhanâ, il change sa constitution ; il devient capable de se passer d’alimentation physique et de puiser dans son environnement ce qui lui est nécessaire pour vivre. Il dispose de trois moyens pour se maintenir en vie sans nourriture. Premièrement, puiser dans son environnement comme il vient d’être dit. Deuxièmement, en vivant uniquement d’air, car toute chose se trouve dans les autres choses ; si bien que dans une certaine mesure, les propriétés de ces autres choses se trouvent aussi dans l’air. En n’absorbant que l’air, on absorbe donc également l’essence de tout le reste. En troisième lieu, il peut arriver que le corps n’absorbe absolument rien tout en restant en bonne santé comme dans l’état de samâdhi. Ainsi vous voyez que par la sâdhanâ, il est tout à fait possible de vivre sans ce que nous appelons la nourriture » (2). « Un jour, j’eus le kheyâla que je ne faisais qu’un avec toute chose. Dans cet état de conscience, je distribuais la nourriture tout ce qui se présentait devant moi. Quelquefois même, je répandais sur le sol le riz et les légumes. Quand Bholanath vit cela, il enleva les aliments qui se trouvaient devant moi et me donna à manger comme à un enfant qui n’a pas encore appris à se servir de ses doigts pour se nourrir ».

En deux occasions, Mataji s’abstint non seulement de manger mais aussi de boire, une fois pendant treize jours, une autre fois pendant vingt-trois jours au cours desquels elle ne s’humecta même pas la bouche. Au 24 ème jour, elle demanda une gorgée d’eau en disant : « Je voulais voir ce que cela ferait de ne pas boire mais voilà que le besoin de boire lui-même disparaît, ça ne va pas ! Il faut garder un semblant de comportement normal, cela est plus convenable ». Une autre fois Mataji prit pour règle de ne manger que les fruits tombés dans le jardin de Shabagh. Les arbres fruitiers de Shabagh étaient principalement des manguiers et des leechi. Comme ça n’était pas la saison pour ces fruits, Mataji ne mangeait pratiquement rien. Parfois, elle acceptait alors les fruits que quelqu’un avait apporté par hasard mais n’acceptait pas qu’on s’en procurât tout exprès. Si un jour, il y avait des fruits en abondance, elle défendait qu’on en fasse des provisions pour le lendemain (3). Il semblait bien que Mataji n’avait aucunement besoin de se nourrir mais voulait simplement ne pas perdre cette habitude. C’est sans doute la raison pour laquelle, pendant plusieurs jours, elle prit ce qu’une personne pouvait lui donné en une seule bouchée. Cette quantité étant probablement encore trop importante, elle modifia sa règle en disant qu’elle mangerait une seule bouchée de tout ce qui pourrait tenir entre trois doigts, le majeur, l’annulaire et le pouce.

Pendant six mois, elle ne mangea plus de céréales. Puis un jour, en voyant Bholanath prendre du riz et des légumes, elle demanda à Matori Pisima d’aller chercher tout le riz qu’on avait fait cuire. Mataji fit alors un repas qui aurait suffi à rassasier sept ou huit personnes. Cette scène se reproduisit plusieurs fois : pendant les vacances de Noël 1925, une des soeurs de Bholanath, Mokshada Devi, vint chez eux. Elle aimait beaucoup Mataji qu’elle considérait comme sa jeune soeur. Elle fut très ennuyée de voir qu’elle ne mangeait pratiquement rien. Comme il y avait toujours des invités à Shabagh, Mokshada Devi eut l’idée de préparer du kheer (4) à partir de vingt litres de lait. Elle comptait sur Bholanath pour convaincre Mataji d’y goûter. Généralement, Bholanath laissait Mataji agir à sa guise mais il ne pouvait pas dire non à sa soeur. Il demande donc à Mataji de prendre un peu de kheer, ce qu’elle fit. Quand elle eut fini, elle en demanda une

 

(2) D’après l’article de Sri A K Dattagupta dans « Mother seen by Her devotees » 2ème édition p.117-118.

(3) Cette règle était valable pour tout ce qui se mangeait. Toute nourriture offerte par les fidèles dans la journée devait toujours être redistribuée. Rien ne devait être conservé pour le lendemain même pas un fruit ou un morceau de gingembre.

(4) Lait épaissi et sucré mélangé à du riz cuit.

 

autre portion. Très heureuse, sa belle-sœur s’empressa de la resservir plus copieusement encore. Mataji eut vite terminé ! Et elle ne s’arrêta pas avant d’avoir terminé la totalité de ce qui avait été préparé. Entre temps, on avait mis à nouveau du lait sur le feu. Il faut beaucoup de temps pour faire épaissir le lait et Mataji, comme un enfant affamé, semblait très malheureuse jusqu’au moment où, finalement, on lui apporta le kheer brûlant et à moitié cuit. Les femmes éventèrent le plat pour le refroidir. Quand Mataji eut tout fini, on fut vraiment très inquiet. Mokshada Devi, qui était une femme pieuse, préleva un peu de kheer en grattant le fond du plat et le mit sur la tête de Mataji en prononçant un mantra. Aussitôt Mataji s’arrêta de manger et tout le monde poussa un soupir de soulagement.

Didi raconte qu’un jour un fidèle, s’apercevant que Mataji se désintéressait totalement de la nourriture, la supplia de prendre un repas complet. Voulant lui donner satisfaction, elle se mit à table, Didi la faisant manger. Mataji semblait avaler deux fois plus vite que la normale. Elle dit avec impatiente : « Tu n’es pas assez vive, demande à quelqu’un de t’aider ». Mais ce jour-là, deux personnes ne suffirent même pas ! Le fidèle, passablement inquiet de voir le résultat inattendu de sa prière, joignit les mains et la supplia de s’arrêter. Mataji dit d’un ton plaintif : « Tout d’abord, tu me demandes de manger et j’ai à peine commencé que tu me dis d’arrêter. Il faudrait savoir ce que tu veux ! ».

Didi raconte que Mataji ne semblait pas prêter attention à ce qu’elle mangeait. « Au début, quand je ne connaissais pas encore bien Mataji, je croyais pouvoir profiter de son inattention pour la nourrir copieusement. Dans mon empressement, je lui donnais bien plus que ce qui était normalement nécessaire et pourtant elle ne disait rien. Finalement je dus m’arrêter. Mataji sembla sortir d’un rêve et dit : « Eh bien, as-tu fini ? ». Si on n’y faisait pas attention ou si on ne la prévenait pas, elle avalait les pelures de fruits. Si on lui faisait des remontrances, elle disait d’un air surpris : « Vous m’avez demandé de manger, c’est ce que je fais. Vous ne m’avez pas dit ce que je devais garder et ce que je devais rejeter ».

On peut mentionner ici un autre incident rapporté par Mataji. C’était l’époque où elle se déplaçait dans les collines de l’Himalaya avec pour seuls compagnons Bholanath et Sri Jyotish Chandra Roy, plus connu sous le nom de Bhaiji (frère). Bhaiji allait une fois par jour mendier la nourriture dans les villages alentours, à la manière d’un sannyâsi. La plupart du temps, il rapportait du froment (âtâ) qu’il faisait cuire pour Mataji. Il ne disposait d’aucun ustensile. Bhaiji choisissait donc un rocher à proximité d’un cours d’eau ; il le lavait et y pétrissait la pâte. Puis avec des branchages secs, il allumait un feu sur lequel il cuisait, comme il pouvait, les chapâtis (5). Mataji raconte : « Un jour, comme Jyotish allumait le feu, je vis que des particules d’excréments adhéraient encore aux pores de la roche (6). Tant qu’elle était humide après le lavage, elle paraissait assez propre, mais à la chaleur, la saleté avait reparu. Jyotish ne s’était aperçu de rien et je vis que les saletés se trouvaient pétries avec la pâte. « Mais pourquoi donc n’avez-vous rien dit », s’exclamèrent aussitôt ceux qui écoutaient cette histoire. Mataji répondit tranquillement : « Et pourquoi aurais-je dit quelque chose ? Cela n’avait pour moi aucune importance et puis Jyotish faisait de son mieux ».

Il y a quelques années, à Raipur, Mataji demanda à celle qui l’avait fait manger de goûter au kheer qu’elle venait de lui donner. La jeune fille en prit une bouchée mais il était tellement brûlant qu’elle ne put ni l’avaler ni le garder dans sa bouche. Elle dut le recracher malgré la présence de Mataji. En souriant, Mataji ouvrit la bouche et lui montra que toute sa gorge était brûlée. Ces brûlures la firent souffrir pendant des mois.

Didi a toujours affirmé qu’il était plus facile de révérer Mataji que de lui rendre des services personnels. Elle n’a aucune exigence, aucune préférence et accepte avec la même tranquillité qu’on lui donne quelque chose ou qu’on ne lui donne rien. Elle garde son impassibilité devant les provocations les plus éprouvantes. Qui plus est, elle doit très souvent consoler ou apaiser le fidèle qui en est la cause. Elle reste gracieuse envers tous et en toutes circonstances. Le nouveau venu pourrait croire que les personnages de son entourage sont plus intimes avec elle. Mais cela est faux. Elle est aussi proche ou aussi lointaine avec un nouveau venu qu’avec un ancien compagnon. Mataji l’a elle-même souligné à plusieurs reprises. Et elle raconte parfois cette histoire : « Sur un étang poussait un grand lotus. Un voyageur vint à passer. De sa vie, il n’avait vu pareille fleur. Touché par sa beauté, il s’arrêta pour l’admirer. Sous le lotus il vit une grenouille et un poisson. « Quelle est cette fleur merveilleuse sous laquelle tu te tiens? » demanda-t-il à la grenouille. Elle répondit : « En voilà une question ! Ce n’est qu’une fleur ordinaire! » et elle s’en alla faire la chasse aux insectes. Déçu le voyageur s’adressa au poisson qui répondit : « N’as-tu pas entendu ce que mon amie la grenouille a dit ? Ce n’est qu’une plante comme il y en

 

(5) Pain non levé qui constitue avec le riz l’alimentation de base des Indiens.

(6) Les montagnards de l’Inde n’ont pas de W.C. Ils se contentent des rochers et des cours d’eau.

 

a dans tous les étangs ! ». Au même moment, l’homme aperçut une abeille qui se dirigeait vers le lotus. Il l’interpella mais elle était si pressée qu’elle ne fit pas attention à lui. Elle se posa sur la fleur et but longuement son nectar. Puis elle retourna près de l’homme et dit : « Que voulais-tu tout à l’heure ? ». L’homme répéta sa question. « Ne sais-tu pas » dit l’abeille joyeusement « que ce lotus renferme un nectar délicieux. Je m’en suis repue et me sens transformée ». Ainsi, on peut fort bien vivre auprès de sâdhus et de mahâtmas, de sages et de saints, sans être capable de reconnaître ce qu’ils sont. Mais celui qui a l’adhikâra(1), même s’il vient de très loin, s’aura immédiatement reconnaître la Grandeur et la Sagesse. Cela dépend de la faculté de pénétration de chacun dans l’essence des choses ».

Au cours d’un satsang(2) tenu à Solon pendant l’été 1946, Mataji répondit à des questions relatives à la période de sa vie traitée dans les chapitres précédents : « Après le jeu (lîlâ) de l’initiation, pendant cinq mois je n’eus pratiquement pas le temps de me nourrir. Comme une automate, je remplissais mes taches ménagères. J’allumais le feu sans savoir pourquoi ; et puis quand il s’agissait de cuisiner et de servir à table, j’étais le propre spectateur de mes actions ». Ailleurs, elle expliqua ainsi ce phénomène : « Le manque de nourriture n’affectait aucunement mon corps. En faits le besoin d’absorber de la nourriture disparut ». Mataji ajouta en riant : « On vous dit qu’il faut s’abstenir des plaisirs de la vie, mais dans ce cas, ce fut l’inverse. Je dus veiller à prendre quelque chose - parfois moins d’une bouchée - pour ne pas avoir le kheyâla de me passer complètement de nourriture. Ce corps était parfois affecté par la lecture de textes religieux ou par les accents de la musique dévotionnelle. A d’autres moments, les mots des livres n’avaient plus aucune importance car tout ce qui devait être su était là. Ensuite vint le temps où fut réalisé que tout est Cela, de même que chaque étincelle d’un feu a les caractéristiques de l’ensemble. Il est difficile d’énumérer toutes les expériences de la sâdhanâ, tellement nombreuses et diverses. Il arrive un moment où tout devient visible, comme lorsque vous allumez un lampe : la maison, les arbres, les gens qui vous entourent, tout devient visible d’un seul coup. On peut concevoir cela autrement : qu’y a-t-il à voir , Il n’y a rien de plus à connaître ; tout ce qui est, est là depuis toujours ».

On peut se faire une idée de cette vision totale qui est celle de Mataji en examinant de plus près la manière dont elle s’occupe des autres.

Il y a quelques années, au cours d’un satsang public, elle répondait aux questions qui lui étaient posées. Ceux qui connaissent sa manière de formuler les réponses à certaines questions types remarquèrent avec surprise qu’elle s’exprimait différemment, empruntant des termes inhabituels, tant et si bien qu’on avait beaucoup de mal à la suivre. On finit même par y renoncer, supposant qu’elle était dans un de ses mystérieux états. Pendant ce temps, Mataji poursuivait son exposé, fournissant maints détails. A la fin de la réunion, deux hommes s’avancèrent et vinrent s’incliner devant elle. Il s’agissait de bhikshus (moines) bouddhistes qui avaient fait un long voyage pour avoir le darshana(3) de Mataji. Il étaient très heureux de l’avoir entendu traiter d’un problème qui les préoccupait depuis longtemps. Ils s’en allèrent tout à fait persuadés que Mataji connaissait sur le bout des doigts toutes les Ecritures bouddhistes.

Une autre fois, Mataji eut la visite d’un hathayogui (4). Elle lui posa de nombreuses questions sur son mode de vie. Ainsi encouragé, il lui raconta son histoire. Avec quelques amis, il avait dès son plus jeune âge commencé la pratique du yoga. Comme leur enthousiasme grandissait, ils avaient fini par renoncer au monde afin de se consacrer totalement à cette sâdhanâ. Ils voulaient à tout prix atteindre la Réalisation. Toutefois les choses ne se passèrent pas ainsi. Ils pratiquèrent en toute bonne fois des exercices qu’ils pensaient corrects mais les résultats furent désastreux : l’un des garçons mourut en pleine jeunesse et deux autres furent victimes de maladies incurables. Il souffrait lui-même de graves troubles digestifs. Aboutir à cela après 22 ans de sâdhanâ leur avait ôté toute illusion. S’il était resté dans la voie du renoncement, c’était par la simple force de l’habitude. Il ne sollicita aucune entrevue particulière mais Mataji le prit à part pendant plus d’une heure. A la fin de cet entretien, il avait perdu son air triste et désespéré. Il dit avoir reçu de nouvelles forces pour aller de l’avant sur son chemin de prédilection. Questionnée, Mataji dit qu’elle lui avait demandé des précisions sur ce qu’il pratiquait, relevant ses erreurs et les corrigeant.

Tout récemment, une jeune fille étrangère demanda l’initiation à Mataji. On lui expliqua qu’elle n’initiait personne directement. « Quel japa puis-je pratiquer ? » demanda-t-elle. Mataji dit : « Êtes-vous chrétienne , Croyez-vous en Christ , »

- Oui.

- Méditez sur la forme du Christ entouré de lumière céleste et attendez qu’il vous guide.

- Que puis-je faire pour ne plus avoir peur ?

 

(1) Capacité et autorité conférées par des réalisations spirituelles.

(2) Assemblée religieuse.

(3) Vision. Voir la darshana d’un saint, sage ou d’une divinité signifie avoir la grâce de les contempler, d’être en leur présence.

(4) Qui pratique le hathayoga, un yoga basé sur des disciplines physiques.

 

- Peur de quoi ?

- Je ne sais pas ; une peur terrible.

- Méditez sur Dieu. Emplissez-vous de la présence de Dieu pour ne pas laisser entrer la peur. Dites-vous que Dieu est en vous et qu’il n’y a pas la moindre place pour la peur ».

D’après ces exemples recueillis ici et là, on peut voir que le but de Mataji est d’allumer chez chacun le désir du Divin qui est en l’homme. Elle accepte toutes les méthodes qui conduisent à ce but. Elle n’encourage aucune conversation qui ne porte pas sur l’effort religieux et la ramène insensiblement sur la vie de sâdhanâ.

Ce n’est que peu à peu et après bien des erreurs que les compagnons de Mataji purent comprendre dans une certaine mesure sa personnalité. A l’époque de Shabagh, cette expérience extraordinaire les dépassait et il était trop tôt pour qu’ils puissent placer la personnalité de Mataji dans une juste perspective. Les gens n’osaient pas croire qu’une telle chance leur était donnée. Ils craignaient toujours de voir Mataji s’éloigner d’eux. Au sortir d’un bhâva ou d’un samâdhi, ils faisaient tout leur possible pour ramener son attention vers les problèmes quotidiens ; ils tentaient d’empêcher ses états d’exaltation. Mais autant essayer de freiner une locomotive avec une toile d’araignée ! Mataji avait le kheyâla de rester là où elle était et c’est pourquoi, vues de l’extérieur, ces tentatives paraissaient réussir. A cette époque, Mataji n’éprouvait pas la nécessité de manger, de boire, de dormir, ni de se préoccuper des autres besoins habituels du corps. Mais elle conservait une ombre de comportement normal parce que son kheyâla était de demeurer avec les gens.

 

 

VIII - VASANTI-PUJA A SIDDHESWARI / BHAIJI

 

En avril 1925, Mataji proposa à Bholanath de faire construire un toit au-dessus du védi de Siddheswari (1). Shashanka Mohan se proposa pour exécuter ce travail. Il acheta un petit bout de terrain qu’il fit entourer d’un mur de terre battue ; l’estrade (védi) se trouvait en son centre. Tout fut terminé en sept jours comme Mataji l’avait demandé. Le septième jour, Mataji et Bholanath, accompagnés de nombreux fidèles, se rendirent à Siddheswari et la nuit fut passée à chanter des kîrtanas. Après la construction de la pièce, le védi s’était trouvé encastré dans le sol. Mataji s’y asseyait et parfois s’y allongeait. Il est évident que sans quelque pouvoir yoguique, il lui aurait été physiquement impossible de s’installer ainsi de tout son long dans un espace aussi réduit.

Quelques jours plus tard, Mataji suggéra aux dévots de célébrer la Vâsantî-puja (2) à Siddheswari. Cette proposition fut accueillie avec joie et les préparatifs commencèrent. De nombreux parents et amis vinrent à Shabagh pour participer à la fête. La veille de la pûjâ tout le monde partit pour Siddheswari. L’endroit n’était plus aussi sauvage et désolé qu’autrefois. La route était plus praticable et quelques maisons s’étaient construites autour du temple. La plupart de leurs occupants étaient des fidèles de Mataji. Il fut convenu que les femmes logeraient dans l’une de ces maisons, tandis que les hommes s’installeraient sur la véranda du temple de Kâlî qui avait été remis en état. Mataji détermina la quantité de nourriture qu’il fallait cuire pour le bhoga (3).

Au début de la pûjâ, Mataji prit place dans le renfoncement près de l’âsana du prêtre ; elle y passa toute cette première journée. Dans la soirée, le ciel se couvrit et de violentes rafales de vent s’élevèrent, annonçant une tempête. Bholanath et les autres s’inquiétaient pour la statue abritée sous une hutte de chaume. Il courut vers Mataji et lui dit « Veille à ce qu’il n’arrive rien à la Pratiâ (statue, image) ». Peu après, la tempête éclatait. L’abri où l’on cuisinait fut emporté. Les gens se réfugièrent dans la salle du pûjâ, s’attendant à tout moment à la voir s’écrouler. Mataji paraissait trouver le temps tout à fait à son goût, unie à l’esprit de la tempête. Elle se leva en dansant au rythme des éléments déchaînés. Labanya, la fille de Pramoda, n’avait jamais vu sa tante dans cet état. « Qu’est-ce qui arrive à Kâkimâ ? » dit-elle en se précipitant vers Mataji. Elle passa ses bras autour d’elle et tomba presque aussitôt à terre ; mais dans la foule personne n’y prêta attention. Le kîrtana venait de commencer. Mataji se dirigea tout droit sous la pluie battante, suivie des chanteurs. Elle se rendit d’abord au temple de Kâlî, puis dans la maison où logeaient les femmes. Peu à peu les chants couvrirent les mugissements de la tempête qui se calma alors aussi soudainement qu’elle avait commencé. Les gens allèrent se changer et réparèrent les petits dégâts.

Shashanka Mohan retourna seul dans la salle de pûjâ. Il fut très étonné d’entendre le timbre pur d’une jolie voix qui répétait le nom du Seigneur, « Haribol, Haribol », comme au cours d’un kîrtana. Il resta un moment interdit, fasciné par tant de beauté. Il ne voyait personne et se demandait presque s’il ne s’agissait pas d’une voix céleste. En suivant la direction du chant, il découvrit la petite Labanya, étendue par terre transformée en statue de boue. Il la releva mais elle ne semblait pas consciente de ce qui se passait. Son visage avait une expression extatique. Elle continuait à répéter le Nom du Seigneur d’une voix merveilleuse. On la ramena chez sa mère, on la baigna et on lui mit des vêtements secs. Mais cela ne changea rien : le Nom qu’elle répétait avait l’effet d’un charme puissant. Sa mère était très inquiète, tantôt la grondant, tantôt exigeant que Mataji lui fît retrouver un état normal, Labanya ne se souciait de rien. En souriant, elle dit à Mataji : « Voyons, ma tante, est-ce que je suis devenue folle pour que ma mère se conduise ainsi ? Qu’y a-t-il d’autre au monde que ce Nom ? ». Mais sa mère n’y comprenait rien et voulait à tout prix qu’on ramène Labanya dans un état normal. Mataji, accompagnée de Didi, emmena la petite fille dans une pièce voisine. Mataji dit que cette extase s’était produite quand Labanya l’avait touchée au début du kîrtana. Elle ajouta : « Vois-tu, cet état de béatitude ferait le bonheur de tous les sâdhakas. Cela lui est arrivé si naturellement. Mais hélas, sa mère ne veut rien entendre ». Mataji toucha Labanya et fit divers kriyâs sur elle. Elle resta tranquille quelques temps mais retomba peu après en extase. « Tu vois » dit Mataji « c’est comme un grand incendie qu’on essaie d’éteindre. On le contrôle d’un côté mais de l’autre, le feu repart de plus belle ». Labanya resta en extase pendant trois jours, puis retrouva son état normal. Tous ceux qui la virent furent émerveillés. Mataji avait demandé à Didi de veiller sur elle. Un jour, Labanya déclara à Didi : « Cette statue est comme Kâkîma ». Didi répondit: « Tu dis des bêtises ! Est-ce que ta Kâkîma a dix bras ? ». Labanya affirma en toute simplicité : « Bien sûr mais elle ne se révèle pas à tous. C’est pour cela que les gens ne la voient pas telle qu’elle est ».

Le jour de Mahâstami (1), beaucoup de monde arriva de Dacca pour contempler la statue. Mataji avait demandé de ne pas faire de cuisine supplémentaire pour les visiteurs, mais on l’avait sans doute oublié puisqu’on mit sur le feu quelques nouvelles marmites de riz. Didi dit à Mataji : « D’autres personnes viennent d’arriver mais il ne reste pratiquement plus de prasâda ». Sans se retourner, Mataji répondit : « Donnez tout ce qui vous reste. Ne faites rien cuire d’autres ». On constata avec stupéfaction que le restant de prasâda fut non seulement suffisant pour les nouveaux venus, mais également pour les ouvriers et qu’après cela, il y en avait encore.

Mokshada Devi, la soeur aînée de Bholanath, fit la pûjâ aux pieds de Mataji avec 108 fleurs de lotus. Il était évident que pour elle, Mataji était devenue plus qu’une belle-soeur. Elle lui demanda d’accueillir chez elle une de ses

 

(1) Cf. La fin du chapitre IV.

(2) Durgâ-pûjâ de printemps, cf. Chapitre X.

(3) Nourriture offerte à la divinité.

(1) Un des jours les plus importants de la Durgâ-pûjâ.

 

petites filles, Maroni, dont les frères étaient morts très jeunes. La mère et la grand-mère de l’enfant pensaient ainsi lui assurer une longue vie. Bholanath fut d’accord pour prendre cette enfant sous sa responsabilité.

La Vâsantî-pûjâ s’était passée à merveille. Comme le veut la coutume, on immergea la statue d’argile au quatrième jour et tout le monde retourna à Shabagh. Mokshada Devi dit : « Voilà bien des années que je n’avais vu toute ma famille réunie. A la mort de notre frère aîné, Revati Mohan, nous nous sommes tous séparés. Grâce à Badhuthâkurâni (2), nous avons eu l’occasion de tous nous retrouver ».

 

 

BHAIJI

Tous les fidèles s’accordèrent aujourd’hui pour voir en Bhâiji (Sri Jyotish Chandra Roy) celui qui parvint le mieux à comprendre la personnalité de Mataji. D’autres ont peut-être servi Mataji avec une dévotion égale et une humilité aussi absolue. Mais il fut le seul parmi les premiers disciples à devoir vaincre autant d’obstacles pour parvenir à Mataji. Disons plutôt qu’avant d’obtenir une place d’honneur parmi les disciples, les épreuves furent très sévères. A sa mort, en 1937, Bholanath et tous les fidèles sentirent qu’une perte irréparable les frappait.

Bhâiji travaillait au Ministère de l’agriculture du gouvernement bengali. C’était un homme très réservé, plein de dignité. De son vivant, très peu de gens eurent connaissance de ce qu’il pensait. S’il était avare de paroles, il était toujours prêt à rendre service (3).

En 1908, Bhâiji avait été initié au shakti-mantra (4) par le gourou de famille. Mais il était toujours à la recherche d’une personnification vivante de son mantra. Il avait parcouru toute l’Inde, visité tous les lieux saints et rencontré de nombreux sages ; cependant, son coeur n’était pas satisfait. Jusqu’au jour où il eut le darshana de Mataji. Il écrivit : « Grâce à la gentillesse de Bholanath, j’eus la bonne fortune de voir Mataji. Je fus frappé de trouver en elle un harmonieux équilibre entre la sérénité parfaite du grand yogi et la réserve d’une jeune épouse. Je compris aussi que ma recherche touchait à sa fin ».

Après cette première rencontre en 1924, il ne retourna plus à Shabagh pendant près d’un an. Il ne doutait pas que Mataji incarnât toutes ses aspirations spirituelles, mais c’était une jeune mariée et cela constituait pour lui une barrière infranchissable, un déguisement efficace. Souvent, il se répétait : « Si telle est sa volonté, qu’il en soit ainsi. Il est évident qu’elle ne veut pas de nous pour l’instant. Notre temps viendra quand elle sortira de sa retraite ». Mais à d’autres moments, son désir de voir Mataji était si fort qu’il avait bien du mal à le contrôler. Il tenta de se plonger dans l’étude d’oeuvres philosophiques et se mit en devoir de rédiger une brochure sur la vie religieuse qu’il appela « sâdhanâ ». Il en fit parvenir un exemplaire à Mataji. On vint lui dire qu’elle voulait voir l’auteur du livre; C’est ainsi qu’un an plus tard, il reprit le chemin de Shabagh.

Mataji venait de mettre fin à sa période de silence (probablement en décembre 1925). Elle vint près de lui avec Bholanath et lui fit des compliments sur son livre. Bhâiji éprouva une joie et un sentiment de sécurité extraordinaires, comme un enfant en présence de ses parents. Il voulut faire partager cette joie à sa femme en la présentant à Mataji. En cette occasion, elle apporta un petit diamant, un plat en argent, des friandises et des fleurs. Le plat en argent avait une histoire : on raconta à la femme de Bhâiji que depuis un certain temps, Mataji refusait de manger dans des plats en métal. En désespoir de cause, Bholanath lui avait demandé : « Si tu ne veux plus de cuivre, est-ce que l’argent te conviendrait ? ». Mataji répondit : « Oui mais tu dois promettre de ne pas en acheter toi-même et de n’en parler à personne avant trois mois ».

Mataji avait l’habitude de distribuer tout ce qu’on lui donnait, soit immédiatement, soit au bout de quelques jours. Parfois elle redonnait le cadeau à celui qui l’avait offert en disant : « Maintenant cela m’appartient. Gardez-le pour moi s’il vous plaît ».

Lorsqu’il se mit à fréquenter Shabagh, Bhâiji dut affronter les critiques y compris celles de sa propre famille. Son frère aîné, qu’il respectait beaucoup, lui écrivit une lettre dans laquelle il disait : « Je ne te comprends pas. Espères-tu qu’une femme puisse être ton guide spirituel ? ». Bhâiji ne savait que lui répondre car il n’était pas lui-même très fixé sur ce qu’il attendait de Mataji. Une fois de plus, il résolut de résister à son désir et se plongea dans l’étude du Yogavâshista (5). Au bout d’une semaine passée dans le sanctuaire du temple de la Raison, un inconnu le demanda. C’était un vieux Brahmin du nom de Kalikumar Mukherji. Il dit à Bhâiji : « J’ai entendu dire que vous étiez

 

(2) On donne ce nom familier aux jeunes maîtresses de maison ; il traduit le respect et l’affection.

(3) Après sa mort, on publia un livre d’après ses notes manuscrites, « Matri Darshan ».

(4) Le son représentant la Mère Divine.

 

Disciple de Mataji. Niranjan Babu et Shashanka Babu sont absents ; pourriez-vous me parler d’elle ? ». Bhâiji ne put proférer une parole : il regardait le visiteur avec des yeux pleins de larmes. Le vieil homme l’observa un moment lutter contre son émotion puis dit tranquillement : « Inutile de parler, j’ai la réponse. Emmenez-moi tout de suite voir Mataji si vous le voulez bien ».

La concentration de Bhâiji était si profonde que souvent il voyait Mataji lui apparaître chez lui ou à son bureau. Un soir, il marchait de long en large sur sa véranda, illuminée par le clair de lune. Soudain, il vit Mataji qui marchait à ses côtés comme une ombre. Elle ne portait pas la même tenue que tout à l’heure à Shabagh. Quand il retourna là-bas, elle était habillée comme dans sa vision. Il l’interrogea sur cette apparition et elle répondit en souriant : « Je suis allée voir ce que tu faisais ». Il est d’autres expériences de ce genre. Mataji apparaissait devant lui et semblait lui dire : « Tu m’as appelée alors je suis là » (1). Il venait de plus en plus de monde à Shabagh et Bhâiji restait parfois de longues journées sans pouvoir parler à Mataji. Dans un moment de dépression, il resta chez lui au lieu d’aller à Shabagh. Soudain, il vit devant lui le visage de Mataji ; elle avait une expression de tristesse inhabituelle. Au même moment, il se retourna et s’aperçut qu’Amulya était derrière lui. Amulya dit : « Mataji m’envoie vous chercher ». Quand il fut arrivé à Shabagh, Mataji lui dit : « J’ai remarqué ton agitation. C’est très bien ; il faut allumer le feu d’une manière ou d’une autre. Peu importe que ce soit au moyen de beurre clarifié, de bois de santal ou même de brindilles et de paille. Une fois allumé, il a le pouvoir de tout brûler ».

Bhâiji n’était pas d’une nature crédule. Ainsi, toutes les fois que Mataji lui apparaissait, il notait l’heure et vérifiait plus tard l’exactitude de sa vision. Un jour, il était assis en méditation devant la porte de Mataji à Shabagh. Cela lui arrivait souvent quand tous les visiteurs étaient partis et que Mataji s’était retirée dans sa chambre. Ce jour-là, elle était restée de longues heures en samâdhi. Didima et Bholanath étaient avec elle. Didima se reposait à côté de Mataji, mais ne dormait pas afin de veiller sur elle tant qu’elle n’aurait pas retrouvé un état normal. D’où il était assis, Bhâiji ne pouvait voir personne. Tout à coup, il sentit que Mataji s’était levée. Il s’approcha de la porte qui était ouverte et vit des traces de pas humides, comme si Mataji était venue là avec les pieds mouillés. Pourtant, il constata qu’elle était toujours dans son lit. Il demanda à Didima si Mataji s’était levée. « Non, elle n’a même pas fait un mouvement » répondit Didima. Cela demandait une explication. Le lendemain, Bhâiji parla du phénomène à Mataji, disant qu’il lui était totalement inconnu. Elle répondit : « Les livres ne peuvent énumérer toutes les choses possibles car elles sont sans limite ».

Un après-midi alors que Bhâiji travaillait à son bureau. Bupen, son adjoint, vint lui dire que Mataji le réclamait à Shabagh immédiatement. « J’ai fait remarquer » ajouta-t-il « que le Ministre était attendu et que vous deviez le mettre au courant de certaines affaires mais elle m’a dit de vous transmettre tout de même ce message ». Bhâiji partit pour Shabagh en laissant tous ses dossiers sur la table. Mataji dit : « Allons à Siddheswari ». Dès qu’ils furent arrivés, Mataji s’assit à sa place habituelle, dans le renfoncement. La voyant si rayonnante, Bhâiji eut une idée. Se tournant vers Bholanath, il dit : « A partir de maintenant, nous l’appellerons Sri Sri Anandamayi ». Bholanath approuva en souriant. Sur le chemin du retour, Mataji remarqua : « Tu étais très gai tout à l’heure mais voilà que maintenant tu sembles soucieux ». Bhâiji répondit qu’il songeait à son travail. Le Ministre ne serait sûrement pas satisfait de son comportement. Mais ses inquiétudes étaient inutiles : à son retour il vit que son absence n’avait pas été remarquée. Plus tard, il demanda à Mataji : « Pourquoi donc m’aviez-vous envoyé vous chercher ? ». Elle répondit en souriant : « Je voulais voir quels étaient tes progrès au cours de ses derniers mois. D’autre part, comment aurais-je reçu mon nom sans cela ? ».

Bhâiji avait un ami musulman très pieux, Maulavi Ziauddin Hussain. Il vint un soir à Shabagh en compagnie du Maulavi et de Niranjan Roy (2). Ils regardèrent de l’extérieur le kîrtana qui venait de commencer. Tout-à-coup, Mataji sortit de la pièce. On amena une lanterne ; elle était dans un état de bhâva. Elle se dirigea directement vers l’endroit où se tenaient les trois amis. Au passage, elle toucha de sa main droite le musulman et poursuivit sa marche. Les trois amis la suivirent. Elle arriva près du petit mausolée des deux fakirs arabes. A la stupéfaction générale, elle se mit à célébrer le namâz (3). Ensuite, le Maulavi participa au kîrtana et reçut du prasâda. C’était un musulman convaincu. Après cet incident, Bhâiji remarqua que les conceptions du Maulavi sur sa propre religion se modifiaient. Il devint un fidèle de Mataji au même titre qu’un dévot hindou.

Au début, quand il ne connaissait pas encore bien Mataji, Bhâiji s’inquiétait beaucoup de la voir manger si peu. Il envoya discrètement à Shabagh du froment et du ghee (4) et demanda à Matori Pisima de préparer chaque jour quelques puris (5) pour Mataji. On ne mit pas Mataji au courant car elle n’aimait pas que l’on stockât des provisions.

 

(5) Traité philosophique védantique.

(1) Beaucoup d’autres fidèles eurent des expériences similaires. Ces événements sont connus mais bien trop nombreux pour être cités ici..

(2) Sri Niranjan Roy, fonctionnaire des impôts, ami de Bhâiji. Sa femme et lui étaient des fidèles de Mataji..

(3) Prière musulmane.

(4) Beurre clarifié.

(5) Galette de froment que l’on fait frire dans l’huile.

 

Les premiers temps, elle parut ne pas remarquer cette soudaine apparition de puris aux repas. Puis un jour, elle envoya chercher Bhâiji et demanda à Matori Pisima d’utiliser tout le reste de farine pour cuire des puris. Il y en eut près de 70. Quand Bhâiji fut là, elle les mangea tous et dit en souriant : « Même s’il y en avait eu davantage, je les aurais tous mangés. Si je me mets à manger, personne ne sera en mesure de me nourrir, si riche soit-il. Ne prends pas ce genre de dispositions pour moi ».

Bhâiji et son ami Niranjan Roy arrivèrent un jour à Shabagh au moment où Mataji terminait de tracer des dessins sur le sol avec un morceau de charbon. « Votre mère vient de dessiner les satchakras (6) » dit Bholanath en souriant. Mataji ajouta : « Cet après-midi je me suis assise dans une posture de yoga et j’ai mesuré avec mes doigts la distance entre le centre de la tête et le point entre les sourcils, puis du centre de la tête au cou et à la base de la colonne vertébrale. J’ai le kheyâla qu’en ces points particuliers du corps se trouvent des centres allant du grossier au subtil au fur et à mesure que l’on monte. Ce n’est pas moi qui ai tracé ces dessins, ils ne sont que des formations nerveuses. Les aptitudes et les tendances de l’être humain s’y trouvent localisés. Le courant vital y circule plus ou moins rapidement, déterminant les émotions et les actions de l’individu. Comme le monde possède différentes couches: terre, eau, vide, le corps humain a aussi les siennes. La force vitale semble sommeiller à la base de la colonne vertébrale. Par l’effort persévérant et la foi, les pensées et les actions sont purifiées. Les vibrations engendrées par la pureté intérieure et extérieure mettent en mouvement cette force endormie. A chaque niveau qu’elle pénètre, au cours de son ascension, le sâdhakâ se sent libéré de nombreux liens ». Mataji poursuivit sa description des différents chakras, en expliquant la signification intérieure et décrivant quelques-unes des expériences qui peuvent survenir au sâdhakâ engagé sur cette voie. Bhâiji avait lu des choses à ce sujet dans des traités de Yoga et de Tantras (7), mais les descriptions que Mataji tirait de son expérience directe lui semblaient infiniment plus riches et vivantes que tous les diagrammes, les croquis trouvés dans les livres.

Mataji répétait souvent « le Nom purifie ». Une nuit, Bhâiji pensait à ces paroles en faisant le japa. Et voilà qu’il éprouve tout à coup une joie extraordinaire à faire cet exercice. Il lui arrivait de sommeiller par moments mais à chaque fois qu’il se réveillait, il constatait dans une joie inexprimable que le mantra continuait à se répéter en lui. Le lendemain, cela ne cessa point et il dut faire un effort pour prêter attention au monde extérieur. La nuit, il n’avait pas du tout sommeil. Il passait de longues heures immobile, pénétré d’une joie inouïe. Il parla à Mataji de son expérience. Elle sourit et dit : « Tu as recueilli une goutte de miel. Imagine ce que peut être le rucher tout entier ».

Bhâiji et Niranjan étaient d’un tempérament réservé. Les kîrtanas ne leur plaisaient guère. Un soir, après le kîrtana quotidien à Shabagh, ils furent très gênés quand Mataji dit : « Que tous ceux qui n’ont pas participé au kîrtana chantent maintenant ». Au grand amusement de l’assistance, Bhâiji, Niranjan et d’autres coupables chantèrent timidement. Quand il fut seul, Bhâiji eut l’inspiration de passer toute la nuit à chanter des kîrtanas. Il comprit alors ce que pouvaient ressentir ceux qui participaient à un kîrtana inspiré. Il décida de ne plus le considérer avec dédain comme un mode inférieur de sâdhanâ.

Un jour, il eut la tentation de demander à Mataji : « Voulez-vous me dire qui vous êtes ou ce que vous êtes ». Mataji rit de bon coeur et dit : « Quelle question enfantine ! Les gens voient (en moi) différents dieux et déesses selon leur propre état intérieur. Ce que j’étais avant, je le suis à présent et le serai après. Je suis également tout ce que toi ou quiconque pensez que je suis... Pourquoi ne pas voir les choses ainsi : les prières ardentes (des chercheurs de Vérité) ont produit ce corps. Vous l’avez tous voulu ; à présent vous l’avez. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir ».

« Mais cette réponse n’est pas très satisfaisante... » commença Bhâiji. Avant d’avoir terminé sa phrase, il vit le visage de Mataji irradier une lumière qui n’était pas de ce monde. D’une voix qui lui parut terrible, elle dit : « Que veux-tu savoir de plus, dis-moi. Que veux-tu donc savoir de plus ? ». Bhâiji fut incapable d’ajouter quoi que ce soit et n’eut pas le courage de poursuivre sur ce sujet.

 

(6) Les sept centres psychologiques du corps subtil.

(7) Ecritures hindoues qui traitent principalement du culte de Shiva-Shakti.

 

 

IX - LES PREMIÈRES PÉRÉGRINATIONS

 

Quand Pran Gopal Mukherji prit sa retraite, il s’installa à Deoghar pour être à proximité de l’ashram de son guru, Sri Balananda Brahmachari Maharaj. Plusieurs fois, il avait invité Mataji à Deoghar. En mai 1926 un groupe, qui comprenait Mataji, Bholanath, Shashanka Mohan, Didi, Atal Bihari et son épouse ainsi que quelques autres partit pour Deoghar, via Calcutta. C’était la première fois que Mataji se rendait dans la capitale du Bengale. Ils avaient été invités par Pramatha Nath qui travaillait à présent à Calcutta. Il fut au comble de la joie d’avoir chez lui le darshana de Mataji. A Deoghar, Pran Gopal Mukherji les attendait impatiemment. Le lendemain de leur arrivée, il emmena Mataji à l’ashram de son guru. Le Brahmachariji dit : « J’ai déjà eu plusieurs visions de vous. A présent, vous êtes là, donnant le darshana dans votre forme matérielle ». Le jour suivant, Mataji eut de très beaux bhâvas pendant le kîrtana qui eut lieu à l’ashram. Elle se tenait sur la pointe des pieds, les bras levés, dansant au rythme des chants. Le Brahmachariji fut très frappé par cette scène. Après le kîrtana il parla avec Ma de choses spirituelles.

Mataji et ses compagnons passèrent une semaine à Deoghar. Un grand nombre de personnes firent sa connaissance et les résidents de l’ashram l’apprécièrent beaucoup. Le Professeur N.K. Brahma a laissé un témoignage de cette visite (1) : « J’eus la grande chance de revoir Ma pendant l’été 1926 à Deoghar... Elle chanta d’une voix si douce et si mélodieuse que les spectateurs ne purent la prendre pour une personne ordinaire mais bien plutôt pour une divinité à forme humaine. Sri Brahmachari Maharaj fut vivement impressionné par Mataji et c’est à sa demande expresse qu’elle consentit à rester une semaine au lieu de trois jours comme il avait été initialement prévu. Je demandai à Ma ce que je pouvais faire pour avancer spirituellement et il me fut répondu que ce que je faisais était bien et que rien de plus ne pouvait être fait, même si elle me donnait des instructions à cet égard. Je n’avais pas l’air très convaincu. Ma s’en aperçut et dit : « Bon, je vais vous dire une chose très simple : n’adorez pas le portrait d’un homme vivant. « Pourquoi le ferais-je, répondis-je, cela ne m’est encore jamais arrivé ». Ma se contenta de sourire en disant : très bien. Deux ans et demi plus tard, je la rencontrai chez son beau-frère à Calcutta. Quelques missionnaires étaient venus la voir et elle leur consacra un certain temps. Dès que je m’approchai, elle dit : « Alors, n’adorez-vous pas le portrait d’un homme vivant ? ». J’étais stupéfait. Entretemps, je m’étais procuré un agrandissement photographique d’un saint (vivant à cette époque) et je l’avais placé dans la salle de pûjâ, l’adorant chaque jour. Sans attendre ma réponse, elle dit : « Vous voyez que ce qui doit arriver arrive, c’est comme ça ».

De retour à Calcutta, ils logèrent chez Surendra Mohan Mukherji. Il n’avait encore jamais vu Mataji mais il voulut inviter tout son groupe. Après le premier darshana, sa mère et lui devinrent des fidèles de Mataji jusqu’à leur mort. Pour son dernier jour à Calcutta, Mataji se rendit aussi chez Pramatha Nath ; beaucoup de futurs disciples vinrent la voir. Quand il fut temps de se rendre à la gare, elle s’approcha de Pramatha Nath pour lui dire au revoir. Il était en méditation dans un coin de la pièce. Sans un mot, il se prosterna devant elle, l’empêchant ainsi de passer. La plupart des gens avaient emporté des provisions pour le voyage. Il y avait aux pieds de Mataji un monceau de fruits, de sucreries, de sârîs et de fleurs. La pluie se mit alors à tomber violemment. Les gens, debout sous la pluie, entonnèrent des kîrtanas. Ils lièrent connaissance et on improvisa un repas dans l’allégresse générale avec toutes les provisions destinées à Mataji. A la grande joie de ses nouveaux amis de Calcutta, elle manqua son train et ne rentra à Dacca que le lendemain.

Peu après son retour de Calcutta, Mataji se rendit un jour à Siddheswari comme elle le faisait souvent, accompagnée d’un petit groupe. Elle prit place dans la cavité et les autres s’assirent en cercle autour d’elle. Elle promena son regard sur eux et prit la parole d’une voix ferme : « Vous devez tous faire des efforts pour vous forger. Il vous faut vaincre la colère et la jalousie ; et ceci n’est qu’un commencement. Vous aurez beaucoup à supporter. Des tempêtes se lèveront qui emporteront bon nombre d’entre vous ». Mataji ne se couvrait plus le visage dans les plis de son sâri, elle l’avait simplement passé sur sa tête. Elle avait abandonné toute réserve, toute timidité. Elle poursuivit sue le même ton : « La plupart du temps, les gens me questionnent sur leurs problèmes mondains. Je n’ai rien à dire sur ce genre de choses ; toutefois, quand je serai assise dans cette cavité, je répondrai exceptionnellement à toutes les questions que vous poserez ». Le silence se fit. Puis les femmes se mirent à poser des questions sur leurs problèmes quotidiens. Mataji y répondit en souriant, suggérant des solutions aux problèmes présentés. Aussi étrange que cela puisse paraître, aucune question d’importance fut soulevée. A la longue, irrités par ces questions insignifiantes, les hommes se mirent à chanter un kîrtana. Mataji se leva et des bhâvas très étranges et impressionnants se manifestèrent alors dans son corps.

Didi s’agenouilla devant Mataji en récitant à haute voix des hymnes à Durgâ ; pareille démonstration ne lui ressemblait guère. Beaucoup avaient le regard fixé sur Mataji, les mains jointes. Elle sortit de la cavité et se rendit d’un pas très alerte, dans l’obscurité, au temple de Kâlî. Elle se coucha devant la statue. Bholanath et Didi lui massèrent doucement les mains et les pieds. Mataji parlait d’une voix indistincte. Didi réussit à comprendre en se penchant vers elle et dit aux autres : « Mataji dit que personne ne doit révéler ou parler de ce qui a pu se passer aujourd’hui ». Lorsqu’ils revinrent à Shabagh, il faisait presque jour.

 

(1) « Mother as seen by Her devotees » p. 39-40.

 

L’un des témoins de cette scène raconte : « En ce jour d’Ambuvâchi (1), Mataji était assise dans la cavité. Il se fit en elle un changement absolument stupéfiant. Tout son corps semblait incandescent mais ce feu n’émettait que douceur et fraîcheur réconfortante. Il émanait d’elle une lumière qui ne blessait pas les yeux. Je garde un souvenir impérissable de cette transfiguration... Elle appela à tour de rôle les quatre ou cinq personnes qui se trouvaient là, sauf une. Elle ne s’était pas encore « montrée » si je puis dire, et très peu de gens avaient idée de ce qu’elle était. Je me souviens que Ma appela Rai Bahadur (Pran Gopal Mukherji) en premier et lui dit d’un ton de reproche : « Vous parlez de moi aux gens ». Rai Bahadur sourit et dit : « C’est exact Ma ». Je fus ensuite appelé et Ma me dit d’une voix profonde : « Je ne connais que l’UN ». Puis un strota (2) s’échappa comme un flot de ses lèvres, ce qui ne lui arrivait plus ces temps-ci. Le débit était si rapide qu’on ne pouvait arriver à tout saisir. On comprit toutefois qu’il s’agissait de l’unité de toutes choses. Ainsi, dès le début, Ma me parla de l’Unité dans la diversité, cette vérité que par la suite elle devait m’inculquer par ses paroles et sa conduite... »

Shashi Bhushan Dasgupta, un photographe professionnel de Chittagong arriva à Dacca au cours des vacances de la Pûjâ en 1926. Il voulait absolument prendre des photos de Mataji. Un matin, il vint à Shabagh en compagnie de Bhâiji. Mataji était dans une chambre en profond samâdhi. Shashi Bhushan, qui était obligé de repartir le soir même, demanda la collaboration de Bholanath. Aidé de Bhâiji il conduisit Mataji dehors, au soleil. Dix-huit plaques furent exposées. Quand Shashi Bhushan les développa, il fut stupéfait de constater que dix-sept étaient totalement vierges. Sur la dernière, on voyait la silhouette assise de Mataji mais, derrière elle, apparaissait une ombre. Il courut faire un tirage du négatif et s’aperçut à son grand étonnement que cette forme était celle de Bhâiji. Au moment des prises de vues, Bhâiji se tenait hors du champ de l’appareil. Il y avait aussi une marque en forme de croissant sur le front de Mataji. Plus tard, lorsqu’on lui parla de ce phénomène, elle dit : « Quand Bholanath et Jyotish m’emmenèrent dehors, j’eus le kheyâla que mon corps était au milieu d’une lumière très brillante. C’est sans doute cela qui a gâché les premières plaques. Cette lumière se mit à décroître progressivement pour finalement se concentrer sur le front. Je ne voyais pas Jyotish mais j’avais le kheyâla qu’il se trouvait derrière moi ».

Un autre incident similaire eut lieu à Dehra Dun beaucoup plus tard. Cette fois-ci, l’image d’un enfant apparaissait en surimpression sur la photo. Mais comme on l’a déjà signalé, ces phénomènes n’étaient qu’un aspect secondaire de la personnalité merveilleuse de Mataji. Le kheyâla de Mataji était synonyme de réalité. Il fonctionnait comme une loi universelle de la nature plutôt que de s’en éloigner de façon spectaculaire. Tant et si bien que ses compagnons mirent des années à s’y soumettre. Cette lenteur s’explique par le fait que Mataji était toujours prête à se ranger aux voeux des autres plutôt que d’exprimer son propre kheyâla. D’ordinaire (sauf si son kheyâla était contraire), elle se ralliait à l’opinion générale lorsqu’une décision était à prendre. Elle demandait l’avis des plus âgés et suivait leurs suggestions. Cette façon de faire donne parfois d’étranges résultats, comme c’était le cas dans son enfance avec son obéissance inconditionnel. Voici un exemple : un jour, on lui réserva un compartiment climatisé dans le rapide de Bombay. Mataji ne se sert même pas d’un ventilateur pendant l’été. Celui de sa chambre ne fonctionne que pour les visiteurs. Il était très clair qu’elle se sentait très mal à l’aise dans le compartiment climatisé. Mais elle ne permit aucun changement parce qu’elle allait être l’invitée de celui qui avait organisé le voyage. Toute triste, elle remarqua : « Il a fait de son mieux. Ce n’est pas sa faute si sa mère (c’est-à-dire elle-même) est une vraie paysanne ».

Au cours décès mêmes vacances de 1926, beaucoup de nouveaux venus eurent le darshana de Mataji à Dacca. Parmi eux, le fils aîné de Shashanka Mohan, Birendra Chandra Makherji, professeur d’anglais à Agra. Tard dans la soirée, quand il ne restait plus à Shabagh que quelques proches compagnons, Atal Bihari et lui engageaient la conversation avec Mataji. Un jour, il lui demanda : « Que pensez-vous de tous ces nouveaux-venus qui viennent vous voir à peu près tous les jours ? ».

- Il n’y a pas de nouveaux-venus. Tous me semblent familiers.

- Connaissez-vous toujours les pensées des autres ?

- Pas toujours. Je perçois clairement les choses qui sont dans mon champ d’attention. Vous connaissez les lettres de l’alphabet, mais vous ne les avez pas constamment en tête ; et pourtant vous pouvez lire quand vous en avez envie. C’est un aspect de la question. Même lorsqu’à chaque instant, toute la connaissance est là, on ne peut se conduire comme si on ne voyait rien (3).

- Quelle est la différence entre un sâdhakâ et une Incarnation divine ?

- Un sâdhakâ est prisonnier des nombreuses règles qu’il s’impose. Une Incarnation est au-delà de telles limitations, tout en ayant la possibilité de s’y soumettre si elle le désire. Il est alors difficile pour les gens ordinaires de les distinguer. Seuls ceux qui ont du discernement peuvent le faire. Il est également vrai que personne n’est capable de reconnaître qu’il s’agit d’une Incarnation tant qu’Elle-même ne révèle pas son identité ».

 

(1) Trois jours du mois d’âsâdh (7 au 9 juin-juillet) au cours desquels les veuves ne doivent pas toucher au feu ni manger d’aliments cuits.

(2) Hymne de louanges au Seigneur.

(3) Cela dépend du kheyâla.

 

 

X - HISTOIRE DE LA STATUE DE KALI

 

L’époque de la statue de Kâlî-pûjâ annuelle approchait (octobtre-novembre 1926). Kâlî était la divinité tutélaire de la famille de Bholanath. En 1925, après son arrivée à Dacca, sur la demande de Bholanath et de différentes personnes, Mataji avait elle-même pour la première fois, célébré la pûjâ en public avec quelques assistants, et conformément aux règles prescrites par les Ecritures. Bholanath, pour sa part, l’avait déjà célébrée à Bajitpur et en ces deux occasions des incidents miraculeux se produisirent. Les fidèles auraient bien aimé voir Mataji officier. Elle était maintenant très connue et chaque jour de nouveaux visiteurs arrivaient à Shabagh. N’osant s’adresser directement à Mataji, les fidèles demandèrent à Bholanath de plaider leur cause. Mataji lui répondit : « Ne me demande plus de faire ce genre de choses. Tu vois bien que je suis incapable du moindre travail à présent ». Ne voulant aller à l’encontre de son kheyâla, Bholanath abandonna cette idée. La veille de la pûjâ, Mataji lui demanda : « De quoi donc parlais-tu avec Bhudeb Babu , ». Il répondit qu’il était toujours question de la pûjâ. « Pourquoi ne célèbres-tu pas toi-même cette pûjâ ? » dit Mataji. Bholanath en conclut qu’elle avait maintenant le kheyâla de faire célébrer la pûjâ. Il partit annoncer aux autres cette bonne nouvelle. Il n’y avait pas une minute à perdre : il fallait aller en ville à la recherche d’une statue. Mais elles étaient toutes déjà vendues, à l’exception d’une seule qui était d’une couleur inhabituelle, plus bleue que noire. Le lendemain quand Mataji la vit, elle dit : « Il est évident que Kâlî a décidé de venir ici cette année ; les choses se sont arrangées d’elles-mêmes. J’ai eu une vision de Kâlî qui était exactement de cette couleur ; elle portait une guirlande d’hibiscus rouges. Elle descendait du ciel et semblait prête à tomber dans mes bras. Cette vision était si intense que je levai les bras pour la recevoir. Elle est là maintenant ; alors efforcez-vous de bien préparer cette pûjâ ».

Sans doute serait-il bon de donner ici quelques précisions sur ces formes d’adoration . La divinité tutélaire du Bengale s’appelle Dûrgâ ou Vâsanti, une personnification de la Mère Divine. D’après les Ecritures, Dûrgâ, bien qu’étant fille de roi, choisit pour époux Shiva, l’esprit de renoncement incarné. Elle amena dans les étendues neigeuses et désolées du mont Kailâsa, demeure de Shiva, les fastes d’une cour princière. Chaque année (1), pendant trois jours elle vient en visite sur la terre où jadis elle résida. Le Bengale prépare cette venue avec un enthousiasme débordant. Elle est adoré avec des fleurs, des fruits, des sucreries, des vêtements, de la musique. Pendant ces trois jours, les Bengalis oublient tout e reste. Puis, comme par un coup de baguette magique, la déesse met fin à la liesse populaire : elle part pour la demeure de son époux, plongeant toute la province dans les ténèbres.

On adore la Mère Divine sous la forme de Durgâ ou sous diverses formes dans l’Inde toute entière. Mais au Bengale, on l’adore plus spécialement sous l’aspect de Kâlî. Selon les Ecritures, Kâlî est terrifiante. Durgâ au visage d’or est vêtue d’habits chatoyants et l’éclat de ses bijoux illumine l’univers. Tandis que Kâlî est noire comme sa longue chevelure défaite , divinité des champs de bataille, on la représente maculée de sang humain. Elle a quatre bras: la main gauche supérieure brandit un kharga (2) et l’autre tient un crâne humain. La main droite supérieure fait un geste d’apaisement (3), l’autre un geste de bénédiction. Elle est si absorbée par le massacre des méchants qu’elle marche par inadvertance sur le corps prostré de Shiva, puis se mord la langue en voyant ce qu’elle a fait. C’est ainsi que l’artiste se plaît à la représenter pour la pûjâ annuelle. Les chants inspirés de Ramprasad évoquent beauté et tendresse, bien plus que cette forme apparemment repoussante. Plus récemment, les poètes du Bengale tels Atulprasad Sen et Kazi Nazrul Islam ont chanté Kâlî, faisant d’elle la plus compassionnée des Mères. La Durgâ-pûjâ est une fête populaire alors que la Kâlî-pûjâ s’adresse au sâdhakâ et se déroule dans le silence de la nuit.

Bholanath était lui-même un shakta et un ritualiste convaincu. Les premiers fidèles de Mataji connaissaient cette Kâlî-pûjâ depuis leur enfance. Vers minuit, la salle était pleine à craquer. Mataji, en état de bhâva, se trouvait dans sa chambre. Bholanath réussit à la conduire à l’étang où Didi et d’autres l’aidèrent à prendre son bain et à changer de sârî. Puis Bholanath la reconduisit dans la salle de pûjâ et la fit asseoir en face de la statue. Dans la pièce voisine, les gens chantaient un kîrtana. L’air embaumait du parfum des fleurs et de l’encens. Toute l’assistance attendait le moment où Mataji allait invoquer la divinité. De sa main gauche, elle se mit à faire certains kriyâs. Au bout de quelques instants, elle se leva et dit sèchement à Bholanath : « Je vais à ma place, tu peux faire la pûjâ ». Elle fendit la foule comme un éclair et s’assit auprès de la statue. Bholanath avait cru que Mataji ne voulait pas faire la pûjâ et allait rejoindre les autres femmes. Il commença par protester quand soudain il vit à la place de Mataji la vivante déesse Kâlî : le teint clair de sa peau avait foncé, ses yeux étaient agrandis et fixes comme ceux de la statue d’argile. Bholanath se tut et occupa sans tarder le siège du prêtre. Il prit une poignée de fleurs et commença à les offrir à Mataji en récitant les mantras de la Devî-pûjâ. Mataji s’inclina jusqu’à toucher le sol avec toute la partie supérieure de son corps et dit : « Fermez les yeux ». Tout le monde obéit. Sans bouger, elle ajouta : « Mahadeiya n’a pas fermé les yeux ». En effet, Mahadeiya, la femme d’un des jardiniers, se tenait debout sous un arbre et regardait à l’intérieur. Tout ceci se passa en quelques secondes. L’atmosphère était trop survoltée pour ces gens assis en méditation. Bholanath leur dit de rouvrir les yeux. Mataji s’était redressée ; elle était couverte de fleurs multicolores. Son allure,

 

(1) La Dûrgâ-pûjâ a lieu soit en septembre ou octobre et la Vâsanti-pûjâ en avril. C’est la première qui est la plus couramment fêtée.

(2) Petite épée à lame recourbée.

(3) abhasya = ne crains rien.

 

d’une beauté et d’une majesté ineffables, remplissait les coeurs d’une crainte sacrée, d’un respect émerveillé.

Au petit matin, quelques proches compagnons, assis avec Mataji et Bholanath, discutaient de la pûjâ qui venait de s’achever. Quelqu’un remarqua que la statue avait l’air tellement vivant qu’il aurait peur de rester seul la nuit dans la salle de pûjâ. Mataji demanda tout-à-coup à Didi d’aller chercher du feu dans le réceptacle de bronze (yajna-kunda) qui se trouvait dans la salle de pûjâ. Didi mit quelques charbons ardents dans un récipient et l’apporta à Mataji. Elle le prit dans ses mains et le faisant danser déclara : « Avec ce feu, on allumera le feu d’un Mahâyajnâ (4) ». Après un moment de silence, elle reprit : « Qui voudrait se charger de l’entretenir ? ». Tout d’abord, il n’y eut pas de réponse car c’était là une lourde responsabilité. L’adoration quotidienne de Kâlî est réservée aux ascètes car elle passe pour détruire tous les liens. Certaines personnes craignent même d’avoir son image chez eux. Entretenir le feu impliquait qu’on l’adorât quotidiennement avec les oblations et qu’on veillât sur lui avec soin. Bref, ce n’était pas un travail pour qui menait la vie de chef de famille. Aussi, exprimant l’opinion générale, Birendra Chandra, le frère de Didi, répondit : « Non, Ma, ce n’est pas possible. Je dois m’occuper de ma femme et de mes enfants ». Les autres se taisaient. Mais Mataji répéta : « Qui d’entre vous est prêt à le faire ? ». Shashanka Mohan s’était un peu assoupi. Quand il entendit cette question, il crut qu’elle se rapportait à ce qui avait été dit précédemment au sujet des craintes qu’inspirait la statue de Kâlî. Il dit avec force : « Moi ? Pourquoi avoir peur ? ». Mataji répliqua vivement : « Très bien. Demande la permission de tes fils ». Birendra, l’aîné dit : « Si papa accepte, le mérite nous en reviendra également ». Nandu, le cadet, avait de sérieuses objections mais il ne dit rien. Mataji confia donc à Shashanka Mohan le soin d’entretenir ce feu dont l’importance devait devenir capitale.

La coutume veut qu’à la fin de la pûjâ, la statue soit immergée dans les eaux d’une rivière, après certains rituels accomplis par les femmes. Vinodini Devi, la femme de Niranjan Rai, dit à Mataji : « Ma, cette statue est vraiment extraordinaire. C’est bien dommage d’aller la jeter à l’eau ». Mataji répondit : « Qu’elle reste puisque vous y tenez. Nous n’avons pas demandé à la déesse de venir, elle l’a fait de son propre chef. Qu’elle demeure aussi longtemps qu’elle le désire ». Un jeune garçon nommé Kamalakanta était à Shabagh. Il avait été malade et attribuait sa guérison à la grâce de Mataji. Depuis, il ne voulait plus retourner chez lui. Mataji lui confia la tâche de veiller sur la statue de Kâlî. Il devait chaque jour la décorer avec une guirlande d’hibiscus rouges. Un jour, Mataji demanda que l’on transportât la statue dans une autre pièce, ce qui fut fait avec beaucoup de précautions. Cette nuit là, la tempête éclata et la porte de l’ancienne salle de pûjâ s’abattit à l’endroit même où se trouvait précédemment la statue. Sans l’intervention de Mataji, elle aurait été réduite en morceaux.

Deux personnes qui fréquentaient Shabagh voulurent un jour rendre hommage à Kâlî en célébrant une pûjâ. A cette époque, les sacrifices d’animaux à la déesse étaient chose courante. Bholanath avait compris que le kheyâla de Mataji n’était pas en faveur de cette pratique et il l’avait abandonnée dans toutes les cérémonies qu’il dirigeait lui-même. Mais la pûjâ en question devait être célébrée par des gens de l’extérieur, et le sacrifice d’une chèvre avait été prévu. Pendant la célébration, Mataji resta allongée en état de bhâva. Elle fit soudain son apparition au moment du sacrifice et mit la main sur le cou de l’animal. Bholanath le fit immédiatement détacher. Mataji demanda à un jeune garçon de prendre la chèvre dans ses bras et ils sortirent de Shabagh pour lui rendre la liberté. Un groupe les accompagna avec des lanternes. Quand ils rebroussèrent chemin, la chevrette suivit Mataji et quand cette dernière se rassit près du lieu du culte, l’animal s’allongea à ses côtés. C’est ainsi que Mataji introduisit un changement important dans le rituel d’adoration des divinités. Par la suite, cette pratique du sacrifice animal fut effectivement abandonnée. La chevrette resta à Shabagh ; elle avait élu domicile sous le lit de Mataji et au cours des kîrtanas, elle s’asseyait et posait sa tête sur les genoux de Mataji. Elle grandit et devint un animal robuste. Un jour, en l’absence de Mataji, elle sauta par-dessus le mur et disparut.

La suite de l’histoire de la déesse Kâlî est tout aussi intéressante. On dut déplacer la statue à cinq reprises avant de lui trouver sa place définitive. Les statues des fêtes annuelles sont faites d’argile ordinaire et ne sont pas prévues pour durer longtemps. A chaque fois que les fidèles devaient la déplacer, ce n’était pas sans une certaine appréhension. Mais il ne se passa rien de fâcheux. Elle demeura intacte en dépit de toutes ces manipulations. Peu après la Kâlî-pûjâ décrite ci-dessus, Mataji partit en voyage dans l’Uttar Pradesh, aux environs de Mirzapur. Avec Bholanath, elle poursuivit le voyage jusqu’au Rajasthan. Bhaiji demeurât à Mirzapur. Il les accompagna à la gare. Mataji lui dit : « En retournant, va chercher une guirlande d’hibiscus dans la colline de Chunar (un village voisin) et emporte-la avec toi ». Chunar est située dans une région aride où ne poussent que des buissons d’épineux. Il n’y avait pas la moindre hibiscus à des kilomètres à la ronde. En revenant de la gare, Bhaiji, sans grande conviction, regardait s’il apercevait une guirlande de fleurs. Il finit tout de même par découvrir assez facilement une tâche rouge qui se voyait de loin dans ce décor uniforme : c’était une guirlande de fleurs fraîches et resplendissantes. Bhaiji écrivit aux fidèles de Dacca pour savoir s’il y avait eu ce jour là quelquechose d’inhabituel. Par retour du courrier, il apprit que

 

(4) A la suite d’un concours de circonstances, un Mahâyajnâ se déroula à Bénarès du 14 janvier 1947 au 14 janvier 1950. Pour allumer ce feu, on suivit à la lettre les règles védiques. Le prêtre, chargé de cette mission n’était pas un fidèle de Mataji. Mais au dernier moment, des circonstances imprévues firent qu’il dût se servir de ce feu qui brûlait depuis 20 ans sans interruption. Ainsi se réalisèrent les paroles de Mataji bien qu’elle-même n’ait rien fait pour cela..

 

Kamalakanta avait précisément oublié de décorer la statue de Kâlî de sa guirlande et que tout le monde se sentait fautif. Bhaiji comprit alors le sens de cet incident. Le kheyâla de Mataji avait été respecté malgré l’omission de Kamalakanta.

En 1929, les fidèles de Dacca construisirent un Ashram pour Mataji près des terrains de polo de Ramma. Nous en parlerons plus loin dans le détail. Mataji suggéra d’y installer la statue de Kâlî dans un petit temple. Quelques mois après la cérémonie d’installation, Mataji se trouvait à Cox’s Bazar, une ville du littoral dans les district de Chittagong. Le jour de la nouvelle lune, alors qu’elle revenait de la maison d’un fidèle en suivant la plage, elle se mit tout à coup à tordre l’un de ses bras avec l’autre. Sa bouche souriait, mais ses yeux étaient pleins de larmes. Elle ne dormit pas de la nuit et de temps en temps, elle tordait son bras. Didi, au désespoir, ne savait que faire. Le lendemain, Mataji avait encore des larmes dans les yeux mais semblait par ailleurs parfaitement normale. Quelques jours plus tard, arriva une lettre de Bhaiji qui annonçait une nouvelle surprenante : la nuit de la nouvelle lune, des voleurs s’étaient introduits dans la chapelle de Kâlî et avaient dérobé les ornements en or de la déesse. Au cours de l’opération, ils avaient abîmé un bras. Cela posait un problème car une statue endommagée ne peut être adorée et doit être immergée. Mataji demanda à Bhaiji de consulter des pandits de Bénarès pour savoir ce que disaient les Ecritures à ce sujet. L’un d’eux envoya cette réponse : « Cette statue a été conservée pour l’adoration quotidienne alors qu’à l’origine, elle ne devait servir qu’à la pûjâ annuelle (namittika pûjâ). Cette disposition ayant été prise par une grande personnalité spirituelle (mahâpurusha), on peut laisser de côté la coutume et faire ce que décidera le Mahâpurusha ». On prit donc l’avis de Mataji. Elle dit : « Qu’on répare le bras cassé. Un tel accident chez un être humain ne serait pas mortel. Quand un être de chair a un accident, on ne s’en débarrasse pas pour autant ! Alors pourquoi jetterions-nous la statue ? Cela serait différent si elle avait été gravement endommagée ».

Quand Mataji fut de retour, on répara la statue qui réintégra sa place habituelle. On entreprit la construction d’un temple plus important autour de celui de Kâlî pour accueillir les statues d’Annapurna, de Shiva et de Vishnou. Elles furent placées sur le toit du sanctuaire originel car le nouveau temple était en surélévation et le sanctuaire de Kâlî apparaissait maintenant comme une crypte souterraine dont le toit formait une plate-forme dans le nouveau temple. Mataji établit de nouvelles règles pour l’adoration de Kâlî. La porte donnant accès au sanctuaire devrait rester fermée. On ne l’ouvrirait qu’une fois dans l’année pour y célébrer une pûjâ. Le jour suivant, l’accès serait libre pour les fidèles de toute caste, croyance et religion. Le soir, après l’abisheka (1) et l’adoration, on refermerait la porte pour un an. On prit une photo de la statue et on l’accrocha au-dessus de la porte d’entrée ; c’est elle qu’on décora chaque jour d’une guirlande d’hibiscus rouges, tâche confiée désormais à Jogeshdada.

Il faut dire ici quelques mots au sujet de Jogeshdada. Célibataire, Sri Jogesh Rai travaillait à Dacca avant de venir à l’ashram. La musique, plus que les activités religieuses, l’attira à Shabagh. Un jour, au cours d’un kirtana, Mataji le touche alors qu’elle était en état de bhâva. Sri Jogesh Rai était un homme calme qui ne cherchait pas à sortir du rang des fidèles. A cette époque, Mataji ne parlait pas aux visiteurs ; mais cela ne l’empêcha pas d’indiquer son kheyâla à Jogeshdada par l’intermédiaire de Bholanath. Il lui fut demandé de se mettre en disposition pour un an et de quitter Dacca pour un lointain pèlerinage, là où personne ne le connaissait. Pendant un an, il devait rester incognito. Seule sa mère pouvait être mise au courant. Sa famille et ses amis furent très étonnés d’apprendre son départ soudain et inexplicable.

Sans argent, il dut mendier sa nourriture. Il ne savait pas comment s’y prendre. Il se postait près d’une maison et répétait les noms du Seigneur. Mais personne pratiquement ne lui prêtait attention. Il ne ressemblait ni à un mendiant, ni à un sâdhu, ce qui était un handicap. Il raconta que cela devint plus facile quand sa barbe fût poussée, ses cheveux feutré et ses vêtements en guenilles. Au cours de cette année de pèlerinage, il rencontra fortuitement Mataji dans une rue de Hardwar. Aucune personne du groupe ne le reconnut : il ressemblait à n’importe quel sâdhu, si nombreux dans la région. Il n’était pas sûr que Mataji l’ait reconnu. Le groupe passa devant lui mais avant de disparaître au tournant de la rue, Mataji s’arrêta et le regarda. Il sut à son expression qu’elle l’avait reconnu. Au bout d’un an, il revint à Dacca. Mataji lui demanda de reprendre son travail en disant : « Cela suffit pour le moment ». De temps à autre, elle lui confiait diverses tâches. A partir de 1931, il devint résident de Ramma Ashram.

Le darshan annuel de Kâlî, tel que Mataji l’avait fixé, se termina en 1938. Cette année là, Bholanath mourut, laissant des coeurs pleins de chagrin. Didi et son père vinrent à Dacca pour assister à la pûjâ qui marquait l’anniversaire de Mataji. Mataji était alors à Dehra Dun. Au jour indiqué, on ouvrit la porte du sanctuaire de Kâlî. Les fidèles s’aperçurent avec tristesse que l’un des bras de la statue s’était détaché. On se souvient que cela s’était déjà produit et que, sous les directives de Mataji, le bras avait été réparé. On lui télégraphia et elle répondit : « Cette forme de Kâlî peut maintenant disparaître. Inutile de célébrer la pûjâ avec cette statue endommagée ». Mataji avait déjà informé Didi qu’en pareil cas, il faudrait murer le sanctuaire. Didi étant présente (par une étrange coïncidence), elle put donner les directives nécessaires et le petit sanctuaire fut complètement muré.

La déesse Kâlî était demeurée parmi les fidèles de Dacca pendant près de douze ans. Certains se demandèrent si le fait que cette disparition suivait celle de Bholanath n’était qu’une pure coïncidence (1).

 

(1) Au cours de la récente guerre entre l’Inde et le Pakistan, l’ashram fut entièrement détruit. La bhairavi (femme ascète) qui en avait la garde fut miraculeusement sauvée.

 

 

XI - 1927 : LE PREMIER VOYAGE DE MATAJI DANS L’INDE DU NORD

 

Les fidèles envisageaient sérieusement de fonder un Ashram pour Mataji. Bhaiji lui dit : « Il nous faut un Ashram pour nous réunir et chanter des kîrtanas. Cela ne sera pas toujours possible de le faire à Shabagh ». Mataji répondit : « Le monde entier est un Ashram. Pourquoi auriez-vous besoin d’un endroit spécial ? ». Comme Bhaiji insistait, elle ajouta : « Si tu y tiens tellement, essaie d’acheter le terrain où se trouve le temple en ruines de Shiva, à Ramna ». Ramna était un vaste domaine qui servait autrefois de terrain de polo. Il fut révélé à Mataji qu’à une certaine époque, cet endroit avait été habité par des saints et des ascètes qui pratiquaient une sâdhanâ de dures austérités. Le terrain appartenait au prêtre du temple de Kâlî mais il en exigea une telle somme que rien ne put être entreprise dans l’immédiat. L’ashram ne fut construit qu’en 1929.

La santé de Bhaiji n’était pas excellente. Il était atteint de tuberculose pulmonaire. Le 4 janvier, il dut s’aliter. Au cours de cette phase aiguë de la maladie, Mataji ne vint pas le voir, du moins physiquement, bien qu’il ait eu un grand désir de son darshana. Les témoignages de sa grâce se manifestèrent d’une autre façon. Mataji dit un jour à Bholanath : « Je vois du sang sur les lèvres des gens ». Il pensa aussitôt à Bhaiji et courut chez lui au moment même où il faisait une grave hémorragie. Plus tard, Bhaiji comprit que l’absence de Mataji avait été une bénédiction cachée. Il pensait tant à elle et à l’abandon où elle le laissait en ces heures de détresse, qu’il en oubliait de s’inquiéter de sa maladie et de son avenir. Une expérience vint compenser les heures angoissantes qu’il dut traverser : « Un soir » écrit-il, « mon état s’aggrava. Les médecins semblaient découragés. La pluie tombait sans discontinuer et des chiens hurlaient dans la nuit. Mon corps était agité de tremblements. A cet instant, je vis Mataji assise à mon chevet. Comme j’allais crier ma surprise, elle sembla poser la main sur mon front et je trouvai la paix ».

Les fidèles de Dacca commençaient à être habitués aux fréquents déplacements de Mataji. Dans la première semaine d’avril 1927, elle quitta Dacca pour se rendre à la Pûrna-Kumbha (1) de Hardwar. Elle était accompagnée, entre autres, de Shashanka Mohan, Didi, Sri Rajendra Kushari et son épouse, Matari Pisima, Didima, Dadamasai et Jaminikumar, le plus jeune frère de Bholanath. C’était le premier grand voyage. Ils firent un court arrêt à Calcutta où se trouvait Rai Bahadur Jogesh Ghosh, l’intendant des jardins de Shabagh. Il était maintenant fidèle à Mataji et l’avait déjà invité chez lui dans son village de Paruldia. Il voulut absolument lui faire rencontrer son employeur, la Nawabzadi Pyari Banu. Mataji acceptait une invitation que s’il s’agissait d’une cérémonie religieuse. Aussi organisa-t-on un kîrtana chez Pyari Banu. La Nawabzadi fut très heureuse de voir Mataji ; bien que musulmans, ses enfants et elle chantèrent le kîrtana avec les fidèles hindous.

Le groupe se rendit ensuite à Bénarès et logea chez Sri Kunja Mohan Mukherji, le frère cadet de Shashanka Mohan. Le surlendemain de leur arrivée, un kîrtana fut organisé. Mataji, dans un état exalté, parcourut en dansant toute la maison. Le jour suivant, le groupe augmenté de quelques personnes de Bénarès partit pour Hardwar. Après un bain dans le Gange, ils allèrent visiter les lieux saints du voisinage : Lachmanjhula, Rishikesh et Bhimgoda. C’est à cette occasion que Jogesh Rao rencontra Mataji comme il a été rapporté plus haut. Au retour, ils visitèrent également Agra, Mathura et Vrindavan. A la veille de quitter Hardwar, Mataji demanda à Shashanka Mohan et à Didi de rester trois mois sur place pour pratiquer la sâdhanâ. « Tout le monde doit faire son possible pour pratiquer la sâdhanâ dans la solitude » dit-elle. Après la Kâlî-pûjâ, Shashanka Mohan avait passé cinq mois à Shabagh. Chaque jour, il allait à la faculté de médecine puis repassait chez lui et regagnait Shabagh en compagnie de Didi. Il s’était ainsi engagé sur le chemin qui culmine dans le renoncement suprême. Dans sa vieillesse, il connut toutes sortes de privations qu’il n’aurait pas cru pouvoir endurer : les longues marches en terrain montagneux, les baignades dans l’eau glacée des rivières, la nourriture irrégulière, le jeûne ; tout cela fit partie de sa vie quotidienne. Et malgré tout, sa santé n’en parut que meilleure.

Didi et lui n’avaient pratiquement pas quitté Mataji depuis seize mois et la perspective d’être privés de son darshana pendant trois longs mois ne leur souriait guère. Shashanka Mohan était un vieil homme plus habitué à commander et à prendre des décisions qu’à jouer le rôle d’un subalterne. Pourtant, il ne discuta pas le kheyâla de Mataji. On notera d’ailleurs qu’elle les rappela à Shabagh au bout d’un mois et demi seulement. A son retour de Hardwar, on célébra l’anniversaire de Mataji ; elle avait 31 ans.

Il y avait à Shabagh de plus en plus de monde. En outre, les gens organisaient des kîrtanas chez eux auxquels ils invitaient Mataji et Bholanath. Dans tous ses déplacements, Mataji était accompagnée d’une foule de gens. Pour certains, c’était un privilège de recevoir les fidèles mais d’autres n’appréciaient guère tout ce monde qui s’invitait d’office, piétinait les jardins et s’estimait chez lui partout où se rendait Mataji. Les hommes étaient maintenant jaloux de toutes ces femmes qui entouraient Mataji ; alors qu’eux-mêmes, avec bien du mal, ne l’apercevaient que de loin. Un regard, un mot, un sourire pouvait changer une vie. Les coutumes et les conventions d'une communauté étaient pratiquement réduites à néant.

Les fidèles de Dacca n'imaginaient pas Shabagh sans Mataji, divinité d'élection de la ville. Ils n'avaient pas encore compris qu'elle ne s'installait en nul endroit particulier et se sentait chez elle partout où il lui était donné de se trouver. Un soir de Juillet, Mataji se rendit de son propre chef chez plusieurs fidèles. Son attitude laissait supposer qu'elle était à la veille d'un nouveau départ. A minuit passé, Shashanka Mohan partit à pied pour Shabagh. Mataji et Bholanath s'étonnèrent de le voir à cette heure. « Ma », dit-il, « on ne m'ôtera pas de l'idée que vous allez partir sans nous prévenir ». Mataji répondit en souriant : « Si je m'en vais, vous le saurez ». Il dut se contenter de cette réponse peu satisfaisante et rentra chez lui. Le lendemain matin il retourna à Shabagh : ce fut pour constater que Mataji et Bholanath étaient déjà partis pour une destination inconnue. Bhaiji non plus n'était pas au courant. Dans la journée, ils apprirent que Mataji et Bholanath étaient partis pour Narayangunj d'où ils avaient l'intention de poursuivre leur route. Mataji avait dû envoyer un message puisqu'elle avait dit à Shashanka Mohan qu'il serait informé. Elle se rendit chez Atal Bihari, à Calcutta et à Deoghar.

Un changement d'air avait été conseillé à Bhaiji. Il choisit de se rendre à Vindhychal qui est à la fois un lieu de pèlerinage et une station climatique. A son arrivée, il se sentait déprimé ; mais quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques jours plus tard, Mataji et Bholanath arrivèrent à Vindhyachal et s'installèrent dans une maison voisine.

Kunja Mohan et sa famille arrivèrent de Bénarés. Il y avait deux petits garçons de neuf et sept ans. Un soir tout le monde partit en promenade. La région était montagneuse et par endroits les chemins étaient jonchés de pierres et de morceaux de rochers. Comme ils empruntaient une sente étroite, Mataji prit la tête du cortège et distança ses compagnons. Tout à coup elle s'arrêta et fit signe aux autres de ne plus avancer. Bholanath accourut malgré tout et il vit qu'un cobra se dressait devant Mataji. Elle dit avoir mis le pied dessus. Sans répondre à Bholanath qui lui demandait si elle avait été mordue, elle reprit sa marche à l'avant du groupe ; le serpent avait disparu. Le plus jeune des deux garçons dit soudain à sa mère : « Maman, l'horoscope de mon frère dit bien qu'il doit mourir d'une morsure de serpent ? Aujourd'hui Mataji s'est fait mordre à sa place ». Quand Bhaiji apprit ce qui était arrivé, il courut se procurer toutes sortes de médicaments qu'il appliqua sur le pied droit de Mataji. Dans la nuit deux marques bleuâtres apparurent sur son pied gauche .Tout le monde rit en pensant que Bhaiji s'était donné tant de mal pour soigner le pied droit.

Quelques jours après son retour à Dacca, Mataji partit pour Vidyakut accompagnée de Bholanath et d'un groupe important. Elle avait là-bas ses parents et beaucoup d’amis. On passa de bons moments à se remémorer les souvenirs d'enfance.

Le 3 Août 1927 tout le monde prit le bateau pour Kheora. Une famille musulmane occupait à présent le cottage où était née Mataji. La plupart des voisins musulmans ne parvenaient pas à croire que se tenait devant eux la petite fille qui avait su autrefois gagner leur affection. Les fidèles voulurent connaître l'endroit précis de la naissance de Mataji, mais Didima ne put les renseigner, car tout était bien changé. Alors Mataji fit le tour du cottage et s'arrêta à un endroit où s'amassaient des bouses de vaches. Elle se baissa pour prendre un peu de terre et se mit à pleurer à chaudes larmes. Didima, à divers signes, reconnut le lieu précis où Mataji était née. Bholanath qui n'aimait pas voir Mataji pleurer, voulait s'en aller. Mataji essuya ses larmes et appela les propriétaires. Elle leur dit : « Il serait pour vous d'un grand profit que vous réserviez cet endroit à la prière et à la méditation ». Ils acceptèrent bien volontiers et refusèrent même l'argent que Shashanka Mohan leur proposait pour l'entretien des lieux.

Puis le groupe reprit le bateau pour Vidyakut. Au moment du départ se présenta une foule d'amis qui n'avaient pas été prévenus de l'arrivée de Mataji. Ils la pressèrent de rester quelques jours, mais elle leur dit adieu avec son charme particulier et le bateau s'éloigna.

Ils passèrent encore quelques temps à Vidyakut. Le jour du départ, Mataji prit le bras d'un de ses vieux cousins et se mit à pleurer à la façon d'une jeune mariée qui va rejoindre son mari et quitte son village natal. Le cousin lui mit la main sur la tête et essaya de la consoler. Tous les parents et amis qui étaient présents se mirent à pleurer. Mataji monta dans le bateau les larmes aux yeux, mais souriante. Biren Chandra dit «  Mataji voulait que l'on pleure en la quittant et qu'on ne l'oublie pas ; elle a donné l'exemple en versant elle-même quelques précieuses larmes »

 

 

XII. - L'ADIEU A SHABAGH.

 

Mataji ne resta pas longtemps à Dacca. Elle se rendit à l'invitation de la Nawabzadi Pyari Banu qui mariait sa fille et son fis. La Nawabzadi conta à Mataji que depuis des années un malentendu l'avait éloignée de sa belle-mère. « Si vous êtes avec nous », dit-elle, « je suis sûre que nous trouverons une solution. » Et c'est en effet ce qui se passa. A la suite de cette réconciliation la Nawabzadi annonça son intention de venir à Dacca.

Peu après le retour de Mataji à Shabagh, Pyari Banu et ses enfants arrivèrent à Dacca. Ils exprimèrent le voeu de prendre un repas confectionné par Mataji, car ils avaient entendu parler de ses talents culinaires. A l’aide de Didi et de Matari Pisima, Mataji prépara des mets très élaborés auxquels les hôtes firent honneur. La Nawabzadi offrit un collier d'or à la statue de Kâlî. Ayant appris que Mataji avait un jour célébré le Namâz devant la tombe de deux fakirs arabes, ils lui demandèrent de recommencer en leur présence. Ils l'emmenèrent au mausolée et s'assirent pour méditer devant la tombe. Mataji fut bientôt dans un état exalté et se mit à parler dans une langue étrange. La fille de Pyari Banu s'exclama : « Elle est en train réciter un passage du Coran ! ». Toutefois Mataji ne refit pas le Namâz ce jour-là.

Mataji recevait sans cesse de nouvelles invitations. A Pirozepur et à Shari, toute la région était en fête pour sa venue. Elle fut couverte de fleurs et dansa au rythme des kîrtanas. On fit cuire de grandes quantités de bh et tous partagèrent le prasâda. Les fidèles avaient l'impression de faire partie d'une même famille. Les différences de caste, de croyance, de rang social avaient disparu. Le kîrtana créait une atmosphère divine. Au moment des adieux, tous la supplièrent de revenir.

A la veille d'un nouveau départ, la femme de Prafulla Ghosh dit à Mataji pour plaisanter : « Si vous n'êtes pas bientôt de retour, nous fermerons les portes de Shabagh et nous ne vous laisserons plus rentrer! » Mataji répondit en souriant : «Vraiment ! ». Le jour du départ, Didi la vit faire le tour du vaste parc de Shabagh. De temps à autre, elle caressait les murs. Son air était impénétrable, lointain, et Didi n'osa pas la questionner sur cette étrange conduite.

En route pour Giridih, où se trouvait Bhâiji pour raisons de santé, Mataji fit plusieurs étapes. Bhâiji avait composé des chants et des kîrtanas : l'un d'eux contenait le mot «  Ma ». Avec le consentement de Bholanath, l'hymne fut envoyé à Shabagh. Les fidèles en furent très touchés ; en l'absence de Mataji, cela atténua la douleur de la séparation. Tandis que Mataji et Bholanath parcouraient le Rajasthan, la Nawabzadi fut dépossédée de ses propriétés. Rai Bahadur Chandra Ghosh, Bhudeb Basu et Bholanath se trouvaient ainsi au chômage ; il leur fallait quitter Shabagh. Les paroles de Hirandi, dites en plaisantant, s'avéraient prophétiques. Mataji habitait Shabagh depuis quatre ans. Elle dit à la famille de Jogesh Ghosh de ne pas se tourmenter au sujet de l'emploi perdu. Cela était pour leur bien futur. Ils comprirent beaucoup plus tard la justesse de ces paroles. L'anniversaire de Mataji approchait et les fidèles se groupèrent pour louer une maison en ville dans laquelle ils transportèrent la statue de Kâlî.

Mataji était de retour à Dacca avec Bhâiji. Il n'allait pas bien du tout. Les médecins de Calcutta lui avaient conseillé de ne plus travailler et d'observer une vie de repos complet. Il dit à Mataji que les médecins ne lui donnaient que quelques mois à vivre et qu'il devait se ménager pour ne pas encore abréger ses derniers jours. Mataji répondit : « Il ne t'arrivera rien au cours de ces prochaines années. Retourne à Dacca et reprends ton travail. Ensuite nous verrons ». Le premier jour, Mataji et Bholanath l'accompagnèrent à son bureau. Tout le monde, et lui-même, étaient persuadés que par la grâce de Mataji il avait reçu un nouveau bail de vie. Monsieur Finlow, ministre de l'agriculture dans le gouvernement du Bengale avait pour son subordonné un grand respect et une grande affection. Il lui demanda un jour: « Une si terrible maladie! Comment avez-vous pu vous remettre? » Sans hésiter Bhâiji répondit,: « Par la grâce de Mataji. J'ai été sous traitement médical, mais les médecins ont déclaré celle maladie incurable, et je sais bien qu'ils disaient vrai. Seulement il y a eu la grâce de Mataji. » Monsieur Finlow dit tranquillement : « Je suis prêt à vous croire. Nous avons aussi entendu parler de cas de guérisons divines dans notre pays. »

Un soir, un vieux monsieur demanda à Bhâiji : « Peut-on vraiment prolonger la vie de quelqu'un ? » Au milieu de la conversation, il se tut brusquement, et peu après s'en alla. Il revint le lendemain matin et dit à Bhâiji: « Savez-vous pourquoi je vous ai quitté si brusquement hier soir ? Pendant que nous parlions j'ai vu soudain une grande lumière qui vous enveloppait, Je n'ai pu découvrir d'où elle venait. Il n'y avait aucune lumière dehors. J'ai pensé que je devais réfléchir avant de vous en parler. La nuit dernière, j'en suis venu à la conclusion qu'avec la Grâce Divine, tout est possible. Vous vivez sous la gracieuse protection de Mataji, et méritez qu'on vous en rende hommage. »

En mai 1928, on célébra solennellement l’anniversaire de Mataji à Siddheshwari. En ces occasions Mataji donnait volontiers toute aide et conseil spirituel pourvu qu'on le lui demandât. Son anniversaire avait deux dates l'une d'après le calendrier ordinaire, l'autre d'après le calendrier lunaire. Dans l'intervalle. les fidèles pratiquaient l'akhanda japa ( japa ininterrompu) chantaient des kîrtanas et célébraient diverses pûjâs. Le point culminant de ces cérémonies était l'adoration de Mataji au cours d'une pûja spéciale qui avait lieu à trois heures du matin (cela correspondait à l'heure exacte de naissance).

Donc, en ce dernier jour, les gens s'assemblèrent autour de Mataji qui était en samâdhi et Bholanath fit la pûja en leur nom. Le corps immobile Mataji fut couverte de fleurs, de guirlandes, de vêtements neufs. La pûja termina à l'aube. Cette façon de célébrer l’anniversaire de Mataji s'est perpétuée jusqu'à maintenant. Des fidèles de toutes les régions de l'Inde était venus en cette occasion extraordinaire ; ils sentaient qu'ils faisaient partie d'une même famille. Quelques jours plus tard, Mataji s'absenta de Dacca à plusieurs reprises pour répondre aux invitations des fidèles. Elle eut l'occasion de se rendre à Atpara, le village de Bholanath. Promoda Devi, sa belle-soeur voulait qu'elle vienne loger chez elle, mais Mataji envoya cette humble réponse : « Elle sait que j'ai toujours respecté ses moindres désirs. Mais à présent, il m'est impossible de la satisfaire. Demandez-lui de me pardonner.

Quand Mataji partait en voyage. elle emmenait avec elle un ou deux membres de sa famille. A Tangal, elle fut l'invitée de Dinesh Rai. Au moment du départ, l'atmosphère fut troublée par un incident regrettable : Bholanath s'était mis en colère. Dinesh et sa famille étaient consternés. Dans l'embarcation, Mataji s'allongea et demeura inerte pendant quelques minutes. Quand elle se redressa, son visage avait une expression terrible. Bholanath se calma immédiatement et se mit à plaider sa cause à sa manière, tour à tour cajolant et récriminant. Lui qui en aucun cas ne pouvait passer pour une nature humble, tentait alors d'apaiser Mataji par tous les moyens. Finalement, en réponse à ses supplications, Mataji dit d'une voix sourde : « Retournons-y ! ».L’embarcation, qui était sur le point de rejoindre le bateau. fit demi-tour. Quelle ne fut pas la joie de la famille de voir Mataji de retour et la colère de Bholanath apaisée. De nouveau la joie régna et Mataji regagna Dacca le lendemain.

 

 

XIII. UN APERÇU DU FUTUR MODE DE VIE.

 

En Septembre 1928 Mataji se rendit à Bénarès où Kunja Mohan avait organisé des kirtanas. Mataji eut de nombreuses extases, tout son être rayonnait merveilleusement. Kunja Mohan avait invité beaucoup de monde pour le darshana de Mataji. Le soir, elle devait s'asseoir en plein air et répondre aux questions de l'assistance. Les réponses semblaient lui venir spontanément , elle ne réfléchissait pas une seconde. C'est en cette occasion que Mahamahopadhyaya Sri Gopinath Kaviraj, alors Principal du Queen's College, la vit pour la première fois. Les paroles qu'il entendait lui firent remarquer : « C'est merveilleux ! Cela dépasse de loin tout ce que j'ai entendu dans ce genre jusqu'ici. » Du matin au soir, un flot continu d'hommes et de femmes entrait et sortait de la maison, sans se soucier du propriétaire. Des personnes seules, mais aussi des familles entières arrivaient avec leurs offrandes de fleurs, de sucreries, d'encens et de vêtements. Mataji était assiégée : elle n'avait plus le temps de manger, de se laver ni de se changer. Les jours et les nuits s'écoulaient comme en rêve.

Bholanath voulut essayer de canaliser le flot croissant des nouveaux arrivants. Mais la situation échappait à tout contrôle. En vain il tenta de convaincre Mataji pour qu'elle cesse de donner ainsi sans compter son temps et ses forces. Mais elle ne céda point : « C'est un peu tard », dit-elle, « je t'ai prévenu, mais tu n'as pas voulu m'écouter. Maintenant tu n'y peux plus rien ».Malgré tout, aucun nuage ne vint assombrir cette atmosphère de fête.

Un soir, quelques membres de la famille étaient rassemblés autour de Mataji sur la terrasse. Elle dit tout-à-coup : « La mort arrive ». La femme de Kunja Mohan, mère d'une grande famille, dit alors: « Ma, faites que ce ne soit que pour moi ». Mataji la regarda avec un léger sourire sans rien ajouter. Au milieu de la joie générale tout le monde oublia bientôt cet incident.

Le jour du départ, Mataji dit à Didi : « C'est la pleine lune et pourtant j‘ai envie de manger du riz et des pommes de terre (1). Mais vous autres, observez la règle du jeûne. Cela m’arrive si souvent de jeûner alors que vous mangez ; pour une fois, ne m'imitez pas.» Didi fut à La fois amusée et très étonnée, car la veille, sa tante, la femme de Kunja Mohan, lui avait dit : «Il y a toujours une telle foule autour de Ma ; j'ai l'impression que je ne pourrai jamais l'approcher. J'ai eu envie de la faire manger moi-même, comme l'un de mes enfants, du riz et des pommes de terre. » Didi n'avait pas répondu, sachant très bien que Mataji ne mangerait pas du riz un jour de pleine lune. Aussi la femme de Kunja Mohan fut-elle remplie de joie en apprenant que Mataji avait elle-même demandé du riz. Mataji se laissa, nourrir de bon coeur par son hôtesse avant de se rendre à la gare. La famille était triste de voir Mataji partir. A Calcutta, où Mataji avait fait halte, un télégramme vint annoncer La mort subite de la femme de Kunja Mohan. Didi a rapporté un incident qui illustre bien l'attachement de sa tante pour Mataji: « Un jour Mataji était à Bénarès chez ma soeur. Ma tante ne pouvait supporter l'idée de ne pas voir Mataji alors qu'elle se trouvait en ville. Elle était seule à la maison. Quand les enfants furent couchés, elle passa des habits d'homme et mit un turban sur sa tête pour cacher ses cheveux. Puis, un bâton à la main, pareille à un villageois, elle se rendit chez ma soeur à travers les ruelles de Bénarès en pleine nuit. Tout le monde fut émerveillé de son courage et de son ingéniosité. » Didi comprenait à présent l'empressement de Mataji à satisfaire le désir de sa tante.

A Calcutta, Mataji rencontra le Rai Bahadur et sa femme. Il avait beaucoup changé : sans rien en laisser paraître extérieurement, il avait le coeur d'un fidèle. Un jour que Mataji prenait un peu de sucreries et de fruits, il dit : « J'aimerais bien nourrir Mataji de mes mains. Mais je n'ai jamais observé les règles en matière d'alimentation. » Mataji dit : « Cela ne fait rien. Si vous le souhaitez, vous pouvez me donner quelque chose à manger. » Après avoir accepté quelques fruits, elle lui dit : « A partir d'aujourd'hui, tout ce que vous mangerez, vous devrez d'abord l'offrir à Dieu. » Il tiqua un peu : « Je mange toutes sortes de choses » dit-il. « Aucune importance ; offrez mentalement à Dieu tout ce que vous mangez. » C'est ainsi qu'il changea radicalement ses habitudes alimentaires.

Mataji retourna à Uttama Kutir, la maison récemment louée par les fidèles de Dacca. Bhâiji lui dit un jour : « Vous dites ne faire aucune différence entre le chaud et le froid. Ainsi, vous ne sentiriez pas un charbon ardent sur votre main ou votre pied ?» . Mataji répondit : « Pourquoi n'essaies-tu pas pour voir ?». Bhâiji s'empressa de changer de sujet. Quelques jours plus tard, alors qu'elle se trouvait seule, Mataji mit un morceau de charbon ardent sur son pied. Quand il se fut consumé, quelqu'un entra dans la cuisine et fut horrifié à la vue de la profonde brûlure.

 

(1) Depuis l'époque de Shabagh Mataji et ses compagnons jeûnaient les jours de pleine et de nouvelle lune.

 

Mataji dit: « Je n'ai rien senti. J'ai d'abord vu le duvet de la peau se recroqueviller et roussir ; ensuite la peau s'est mise à grésiller et à noircir ; puis la chair a commencé à brûler et à répandre une odeur. Maintenant le charbon s'est consumé et reste tranquillement dans la brûlure qu'il a faite ». Bhâiji était mortifié. La plaie guérit progressivement grâce aux soins qu'il administra..

A peu près à la même époque, la femme de Niranjan Rai tomba gravement malade. Mataji venait la voir quotidiennement. Un jour le frère aîné de Didi, Biren Chandra, alla prier dans la chambre de Mataji pour obtenir la guérison de la malade. Quand il rouvrit les yeux, il s'aperçut que le regard de Mataji était fixé sur lui avec un éclat particulier. Il fut convaincu que sa prière avait été entendue. Et pourtant, quelques jours plus tard (le 26 Novembre 1928), la malade décéda. Biren Chandra fut très déprimé. Il était tellement sûr que Mataji avait exaucé sa prière. Dans la chambre de Mataji, il se sentit assailli par toutes sortes de mauvaises pensées. Mataji le regarda et dit : « Ne m'as-tu pas demandé de veiller à son bien-être ? La guérison du corps n'est pas le suprême bien-être. J'ai veillé à ce qu'elle soit bien ».

A Uttama Kutir, les gens arrivaient maintenant aussi nombreux qu'à Shabagh, et à toute heure, pour voir Mataji et Bholanath. Ce dernier avait beaucoup de coeur et les nouveaux venus se sentaient vite à l'aise. Mais Mataji devait bientôt mettre un terme à cette atmosphère familiale. Un jour de Décembre, elle se rendit avec Bholanath jusqu'au temple de Dhakeshwari, puis à Siddheshwari. Elle eut alors le kheyâla de ne plus rentrer à Uttama Kutir. Les fidèles finirent par apprendre cette décision, et les uns après les autres, se retrouvèrent à Siddheshwari. On apporta d'Uttama Kutir les literies et d'autres ustensiles, ainsi que la statue de Kâlî qui déménageait pour la quatrième fois, et le feu du yajna. Didima et Dadamashai rentrèrent à leur village de Vidyakut. Obéissant aux instructions de Mataji, Bholanath s'installa dans la petite salle du temple de Kâli et se mit à pratiquer la sâdhanâ . Mataji resta pratiquement seule dans l'unique chambre de l’ashram. Kamala Kanta lui faisait à manger.

 

 

LA SADHANA DE BHOLANATH.

 

Un soir, Mataji dit aux visiteurs que Bholanath partait le lendemain et qu'ils pourraient tous l'accompagner à la gare. Elle ne révéla pas sa destination. Bholanath, qui depuis quelques jours observait un silence complet, ne dit rien non plus. Le jour suivant, Mataji, Didi, Bhâiji et d'autres l'accompagnèrent. Il prit l'express de Calcutta. Jogeshdada devait partir avec lui ; ils emportèrent du feu du yajna. Bholanath avait rompu son silence et dit au revoir à tout le monde. La situation était nouvelle car jusqu'ici Mataji et Bholanath avaient toujours voyagé ensemble. Les fidèles retournèrent avec Mataji à Siddheshwari. Bholanath parti, ils ne savaient pas très bien comment s'occuper de Mataji. Kamala Kanta, jeune garçon à l'époque, et une dame veuve, restèrent avec elle. Shashanka Mohan venait passer la nuit au temple. Surendra Mohan Mukerji apporta quelques jours plus tard une lettre de Bholanath en provenance de Ta.... Il lui demandait d'y accompagner Mataji. On fit les préparatifs du départ. Mataji n'emportait qu'un minimum de choses. Elle n'avait aucune literie pour dormir, elle s'enveloppait dans un drap et s'allongeait sur le sol. Il y avait foule à la gare pour la voir partir. Quand elle fut installée dans son compartiment, elle ôta deux de ses bracelets, les donna à Bhâiji en disant : « Fais-en faire cinq bagues que tu donneras à Jo... Amulya, Sitanath, Makhan et Subodh ». Ces cinq garçons ne quittaient pratiquement pas Mataji et chantaient avec zèle les kirtanas.

Ce n'était pas la première fois que Mataji quittait Dacca, mais jamais encore de cette façon. Tarapith passait pour un endroit désolé réservé aux ascètes. Il était célèbre pour son champ de crémation particulièrement sacré, mais ce n'était pas un endroit pour vivre. Didi ne pouvait se faire à l'idée de laisser Mataji pratiquement seule, alors qu'on devait la faire manger, veiller sur elle au cours de ses extases, etc... Mais on ne pouvait qu'obéir au kheyâla de Mataji. Juste avant le départ du train, Mataji se mit à pleurer d'une façon touchante : ainsi les fidèles qui avaient tant bien que mal dominé leur émotion laissèrent-ils libre cours à leur chagrin, ce qui les soulagea quelque peu.

Quelques jours plus tard, Shashanka Mohan reçut une lettre de Bholanath lui demandant de venir les rejoindre avec Didi, Matori Pisima et Maroni. A leur arrivée à Tarapith, ils retrouvèrent de nombreux fidèles de Calcutta. Bholanath leur expliqua pourquoi il était venu, à Tarapith.

Tandis qu'il pratiquait la sâdhanâ à Siddheshwari, il eut la vision d'une Kâli sans tête. Il en parla à Mataji et elle lui conseilla d'aller à Tarapith, endroit qui lui était pourtant pratiquement inconnu. Il partit donc pour Tarapith et s'installa sur la véranda ouverte du temple de Târa Devî (une forme de Kâli). Mais il ne voyait aucune ressemblance entre la statue de Târâ et celle dont il avait eu la vision. Il poursuivit toutefois sa sâdhanâ. Un soir, alors qu'il était en méditation, les prêtres vinrent arranger la statue pour la nuit (1). Ils connaissaient maintenant Bholanath et le traitaient avec le respect dû à un ascète. Ils ne lui demandèrent donc pas de quitter le temple. Ils enlevèrent les ornements de la statue et emportèrent également sa tête, au grand étonnement de Bholanath. Le lendemain, avant l'ouverture du temple, la tête et les ornements furent remis en place. Les prêtres et leurs familles étaient seuls à savoir que la tête de la statue de Târâ se démontait.

Didi et son père prirent un vif intérêt à cette histoire. A Tarapith, Bholanath était de toute évidence parvenu à un état spirituel élevé. Il restait assis jour et nuit sur la véranda du temple, indifférent au froid et aux mouches qui lui couvraient le visage. Jusqu'alors grand fumeur, il avait abandonné le tabac et, en outre, mangeait très peu. Il restait absorbé dans un état béatifique.

Les familles des prêtres formaient la population clairsemée de Tarapith. Mataji se promenait seule dans la journée et passait ses nuits au temple de Shiva. Les femmes des prêtres l'invitaient et lui offraient des sucreries. Quand Mataji partit, elles étaient toutes très tristes. L'une d'elles dit : « Quand j'ai entendu la trompe de la voiture, j'ai pensé tristement qu'Akrura venait chercher Sri Krishna ». Mataji rit : « Pourquoi dites-vous cela ? Je suis pareille à n'importe laquelle d'entre vous. Il y a si peu de temps que je suis là. » Les femmes de Tarapith répondirent : « Nous habitons Tarapith qui est un siddhasthâna. Nous savons ce que valent les gens. Nous voyons beaucoup de sâdhus et d'ascètes, vrais et faux. Vous êtes la Déesse incarnée, pourquoi vouloir nous dissimuler votre identité ? ».

Didi se rendit compte combien ses craintes au sujet du bien-être de Mataji étaient stupides et sans fondement. Même en ce lieu lointain et désolé, elle était choyée comme partout ailleurs. En quelques jours, elle avait établi avec ces gens simples des liens d'amour et de fidélité indissolubles.

 

(1) L'adoration est « âtmavat », c'est-à-dire que l’on fait comme s’il s’agissait de soi-même, étant entendu que Dieu n'a, en fait, besoin de rien. La statue est nourrie, baignée, vêtue, mise au lit et réveillée chaque matin. Tout ceci se fait dans un état méditatif et avec les mantras et les mûdras appropriés. Mais l'adoration avec des accessoires extérieurs est secondaire. Chaque divinité est symbolisée par un yantra, petit diagramme mystique placé devant le prêtre et qui est le véritable objet de l'adoration. La statue est une forme concrète que les pèlerins peuvent voir de loin. Cela se passe en général ainsi, mais chaque temple a sa propre tradition qui se transmet chez les prêtres de génération en génération.

 

 

XIV. - MATAJI A LE KHEYALA DE QUITTER DACCA.

 

Sur le chemin du retour, Mataji passa par Calcutta, Puri et Vidyakut. Maintenant que Bholanath n'était plus tenu par aucun travail, on se rendit compte qu'ils pouvaient fort bien ne plus revenir à Dacca. Shashanka Mohan et quelques autres allèrent à Vidyakut pour convaincre Bholanath de rentrer à Dacca quelques jours avant l'anniversaire de Mataji (en mai 1929). Entre temps, les efforts de Bhâiji, de Niranjan Rai et des autre avaient porté leurs fruits. Le terrain de Ramna avait pu être acheté et on y avait construit une petite hutte en terre pour Mataji. Elle avait eu le kheyâla de ne pas loger dans un bâtiment en briques. L'anniversaire fut à nouveau célébré dans l'enthousiasme à Siddeshwari. Dans le courant du mois de mai, Mataji fut invitée à inaugurer le nouvel Ashram de Ramna. Elle était l'image même d'une divinité, radieuse, d'une beauté indescriptible. L'un après l'autre, les fidèles venaient se prosterner devant elle. Elle regarda Bholanath avec une lueur malicieuse dans les yeux et dit : « Vas-tu faire le pranâma, toi aussi ? ». Mais. il secoua la tête en souriant. Alors Maroni (1), qui n'était pas loin, s'exclama : « J'ai vu grand-père se prosterner devant grand-mère ». Le secret ainsi trahi d'une façon inattendue fit rire tout le monde de bon coeur.

Un jour où Bholanath était absent, Mataji fit le tour de l'ashram posant parfois les mains sur le mur d'enceinte. Didi l'observait et fut prise d'une crainte soudaine : elle se souvint qu'elle avait agi de même avant de quitter Shabagh définitivement. Les proches de Mataji savent qu'à certains moments, le plus hardi d'entre eux n'ose pas lui dire un mot, tant elle parait lointaine et inaccessible. En ces moments elle semble ne plus reconnaître personne ni se soucier aucunement des opinions d'autrui. On se doutait que Mataji allait faire une chose qu'il serait difficile d'accepter, mais personne ne dit rien. Elle alla s'asseoir près de son père et chanta avec lui. Ensuite, elle prononça un flot de mantras. Cette musique céleste était fascinante. Peu après, elle évolua un moment avec le groupe de chanteurs.

Elle s'arrêta brusquement et dit: « Maintenant, il faut que vous me donniez tous la permission de partir. Je dois quitter Dacca aujourd'hui » « Ma, comment accepter une chose pareille ! » s'écrièrent ses compagnons. Comme un petit enfant angoissé, Mataji les supplia: « Je vous en prie, ne mettez pas d'obstacles sur mon chemin, sinon je laisserai ce corps ici et partirai ». Le silence se fit. Tout le monde avait les larmes aux yeux en la regardant. Elle reprit : « Quand Bholanath arrivera, mettez-le au courant. Dites-lui de ne pas me dire non ». « Mais qui vous accompagnera ? » demanda quelqu'un. « Pour ma part », répondit-elle, « je n'ai besoin de personne. Mais si vous pensez que je dois être accompagnée je peux demander à mon père ». Dadamasai rentra prendre quelque bagages et se tint prêt. Mataji n'emportait rien. Elle alla s'asseoir à l’extérieur

 

(1)La petite fille de la soeur de Bholanath que ses parents lui avaient confiée

 

et un groupe silencieux l'entoura. « Quand part le prochain train ? » demanda-t-elle peu après. « A minuit » répondit-on. « S'il vous plaît, faites le nécessaire pour que je puisse le prendre ».

Shashanka Mohan avait fait prévenir Bhâiji. Il était avec Bholanath et ils arrivèrent ensemble. Mataji demanda à Bholanath l'autorisation de quitter Dacca avec son père. Avant qu'il ait eu le temps d'exprimer ses réticences, Mataji dit : « Si tu dis non, je quitte ce corps à l'instant même ». Cela coupa court à toute récrimination. Bholanath était bien le dernier à mettre en doute cette affirmation. Mataji n'avait encore jamais exprimé son kheyâla avec autant de force. Très abattu, Bholanath dit : « Très bien, je ne m'y oppose pas ». Il ajouta: «  Si tu voyages sans moi, les gens vont dire du mal de toi ». « Je ne ferai rien qui puisse susciter les critiques », dit Mataji ; « mon père m'accompagnera. Les gens diront-ils du mal de moi ? » Elle interrogea ses compagnons du regard. Ils s'empressèrent de la rassurer: « Non, Ma, personne ne dira ni ne pensera du mal de vous. »

On fit chercher une voiture, mais Mataji ne l'utilisa pas. Elle marcha jusqu'à la gare en compagnie de tous les fidèles qui portaient des torches et des lanternes. Mataji dit qu'elle irait à Mimensingh et s'installerait chez Kalipada, un neveu de Bholanath. Elle avait d'abord pensé à Ashu, mais personne ne savait où il était. Le train arrivait. Au dernier moment, Bhâiji monta dans le compartiment de Mataji, expliquant : « Baba (Bholanath) m'a demandé de vous accompagner ». Elle ne répondit pas et le train s'éloigna dans la nuit.

Mataji n'avait rien pris avec elle, pas même des vêtements de rechange. Le lendemain, Shashanka Mohan partit pour Mimensingh avec des couvertures et des vêtements. Mais elle ne l'encouragea pas à rester et il regagna Dacca le jour même. Mataji se rendit à Cox's Bazar, puis au mont Adinath, une île du golfe du Bengale. Au bout d'une semaine, Bhâiji rentra à Dacca et reprit son travail. En apprenant que Mataji avait parlé de lui, Ashu était venu à Dacca. Quand Bhâiji eut rapporté où se trouvait Mataji, Bholanath et Ashu partirent immédiatement la rejoindre. Ils allèrent ensuite à Calcutta chez la soeur de Bholanath. Mataji demanda à Bholanath de rester à Salkia chez sa soeur, et elle partit pour Hardwar avec son père et Ashu. De Hardwar ils se rendirent à Dehra-Dun et aux sources de Shasradhara. Quelques jours plus lard, elle eut soudain le kheyâla de se rendre à Ayodhya, un autre lieu sacré des Provinces Unies. Elle se promenait avec Ashu sur les bords du Gange, lorsqu'elle lui demanda d'aller chercher leur maigre bagage. Ils allèrent à la gare sans prévenir personne. La raison probable de ce départ discret, c'est que Kunja Mohan s'était joint à eux en dépit du kheyâla répété de Mataji. Mataji et Ashu ne connaissaient absolument pas Ayodhya, mais ils ne rencontrèrent aucune difficulté. Le contrôleur de la gare les invita chez lui. Pendant deux jours, ils visitèrent les endroits sacrés de la région puis retournèrent à Hardwar. Mataji se rendit à l'ashram de Bholagiri Maharaj où se trouvait Sri Gopinath Kaviraj. Dadamashai et Kunja Mohan furent heureux de retrouver Mataji, et son sourire radieux. Kunja Mohan tomba malade et dut rester à Hardwar, tandis que Mataji partait pour Bénarès. A Bénarès, Dadamashai eut la fièvre et resta chez la soeur et le beau-frère de Didi. Mataji continua son périple sans idée précise, en compagnie d'Ashu, Nani (quatrième enfant de Kunja Mohan) et Manik, un jeune étudiant. Manik dit : « Si nous allions à Vindhyachal ». Mataji approuva. Puis elle eut le kheyâla d'aller dans un endroit où personne ne la connaissait - Le fils aîné de Kunja Mohan l'accompagna à Calcutta chez un de ses amis, le docteur Girin Mitra.

Mataji était allée autrefois à Navadwip, célèbre lieu de pèlerinage au Bengale, On l'avait emmenée voir un sâdhu qui observait un silence total. Un jour, chez le docteur Mitra, quelqu'un mentionna ce sâdhu et cela fit naître en Mataji le kheyâla d'aller le revoir. Elle partit s'installer à son ashram avec la belle-soeur du docteur. Une vieille femme s'occupait du sâdhu. Elle n'apprécia guère la présence des deux nouvelles venues. Mataji l'assura qu'elles ne la dérangeraient pas. Le sâdhu était assis, figé comme une statue, ne clignant même pas des yeux. Sa servante racontait à tous le monde que c'était un grand prêtre spirituel et qu'il ne quittait jamais son siège. Peu à peu, Mataji, de sa manière inimitable, perça le secret du sâdhu : il se levait et mangeait en cachette pendant la nuit. Il lui avoua qu'il n'aimait pas se moquer du public mais que la vieille femme avait de l'emprise sur lui et ne voulait pas le laisser partir. Avant de s'en aller Mataji conversa avec lui. Plus tard, on lui raconta qu'un beau matin les gens de Navadwip eurent la surprise de trouver le siège du sâdhu vide et l'ashram déserté. Personne ne sut quand ni où il était parti.

Mataji avait eu le kheyâla de se tenir à l'écart des villes où elle était connue. Le docteur Mitra la conduisit dans son village du Bihar, sans rien dire aux habitants. On apprit que Bholanath n'était pas en bonne santé. Il retrouva Mataji à Calcutta où se trouvait aussi Bhâiji en mission officielle. Bholanath était mécontent de n'avoir pas été tenu au courant des allées et venues de Mataji. Elle ne dit rien et ne tenta pas de s'expliquer Les fidèles de Dacca attendaient impatiemment son retour et ils furent déçus d'apprendre qu'elle était partie avec Bholanath, pour Chandpur. Bhâiji, Shashinka Mohan et Nishikanta allèrent à Chandpur pour leur demander de revenir à Dacca. Mataji resta silencieuse et Bholanath, un peu indécis, promit cependant de retourner à Dacca prochainement.

 

 

XV. BHOLANATH

 

A Dacca, c'est une atmosphère de tristesse qui attendait Mataji et Bholanath. Niranjan Rai, qui avait pris l'initiative de construire l'ashram de Ramna, était mort le 15 juin 1929, environ un mois après le départ de Mataji. La mort de sa femme l'avait beaucoup éprouvé. Souvent, Il disparaissait pendant des heures au champ de crémation. Son unique raison de vivre avait été la construction du nouvel ashram. Mataji n'y était encore restée que 24 heures. Bholanath préférait Siddheshwari.

Dididma, Matori Pisima et la petite Maroni les y accompagnèrent. Mataji et Bholanath n'encouragèrent pas les fidèles de Dacca à venir les voir. Mataji ne semblait pas en bonne santé, et à la différence de ce qui se passait jusqu'ici, cela était très visible. Didi et les autres étaient très inquiets de sa pâleur, mais ils ne furent pas autorisés à intervenir ni à demeurer avec eux.

Mataji essaya de faire la cuisine avec l'aide de Didima et Pisima, mais elle en fut incapable. A Shabagh, dans un contexte différent, elle avait dit un jour à Didi qu'il ne fallait pas se forcer pour renoncer à quelque chose ; quand le moment est venu, ce qui est inutile s'en va de lui-même. A présent, quand Mataji tentait de participer aux travaux ménagers, elle était incapable de saisir ou de tenir les objets. Ses mains étaient devenues aussi maladroites que celles d'un petit enfant. A cette époque, les fidèles ne comprirent pas la raison de ce changement. Ils étaient tristes de la voir toute entière tournée vers l'intérieur. Fait inhabituel, Bholanath paraissait également inaccessible. Depuis qu'ils étaient mariés, il n'était jamais intervenu dans le mode de vie de Mataji. Mais depuis deux mois, certains, membres de sa famille lui conseillaient de mener une vie normale et de ne plus vagabonder comme un ascète ni autoriser Mataji à faire de même. Il n'était sans doute pas resté insensible à ces conseils, car il en fit part à Mataji. Beaucoup plus tard, après la mort de Bholanath qui survint en 1938, elle raconta à Didi ce qui se passa à l'époque:

« Au bout de trois ans, Bholanath voulut que je me remette à la cuisine et au ménage comme autrefois. Tu te souviens, à Siddheshwari. j'ai essayé de faire la cuisine pendant quelques jours avec l’aide de maman ?. Cela m'était tout à fait égal, j'ai essayé de faire ce qu'il me demandait, mais apparemment cela ne devait pas être. Quelques jours plus lard, Bholanath tomba malade et puis ce fut mon tour.

Bholanath n’eut jamais l'ombre d'une pensée mondaine. Il ne faisait aucune différence entre moi et la petite Maroni quand nous étions couchées auprès de lui. Combien de fois m’as-tu allongée à ses côtés avant de partir, quand ce corps était en bhâva. Jamais il n'eut la moindre pensée égoïste. A Bajitpur comme à Shabagh, il veilla sur ce corps avec désintéressement. Une ou deux fois, il y eut en lui une trace de pensée mondaine, si faible qu'elle n'atteignait pas le niveau conscient. Dans ces moments, ce corps présentait tous les symptômes de la mort. Bholanath prenait peur et se mettait à faire du japa, car il savait que c'était le seul moyen de renouer le contact avec moi. Il avait une maîtrise de soi et une dignité extraordinaires. Jamais je ne l'ai entendu faire une plaisanterie douteuse ; il n'était jamais superficiel. Pendant toutes ces années passées avec lui, je n'eus jamais la moindre trace de ces désirs qui assaillent l'humanité. C'est seulement maintenant que j'entends si souvent parler de cet aspect de la nature humaine.

Bholanath aimait aussi beaucoup sa famille. Il fut influencé par leur esprit mondain. Il a toujours cru en moi, mais il y avait des moments où la colère l'aveuglait. Cette histoire de travaux ménagers ne dura que quelques jours. » Mataji ajouta : « Vous savez tous que Bholanath était sujet à de terribles accès de colère. On dit que cela arrivait même aux rishis. Je ne prétends pas que Bholanath fût un rishi, sinon vous pourriez croire que je fais l'éloge de mon mari. Mais vous avez tous pu vous rendre compte de la vie extraordinaire qu'il a menée, une vie de renoncement et d'ascétisme sévère. »

Le cas de conscience de Bholanath fut de courte durée. Mataji paraissait très malade. Son rayonnement habituel avait disparu. De plus, elle observait le silence, ne prononçant que quelques mots indistincts à l'intention de Bholanath ou de quelques autres. Personne toutefois ne connaissait les raisons de ce changement. Bholanath tomba également malade. Mataji le veilla seule, mais quand les fidèles furent aux courant, on le transporta chez Aswini Kumar pour faciliter son traitement. Avec sa permission, Mataji allait parfois à l'ashram et restait seule dans sa chambre. En août, elle eut une violente fièvre. Sa température passait brutalement de 41° à 37°5, puis remontait à 40° sans qu'on remarquât en elle le moindre changement extérieur. La maladie lui fit retrouver toute sa gaieté. Elle souriait, parlait et se comportait comme une personne en bonne santé, même lorsqu'elle avait beaucoup de température. Après quelques jours de fièvre, son corps devint complètement flasque. Elle était incapable de se servir de ses membres : il fallait la lever et la porter. On aurait dit une attaque de paralysie, si ce n'avait été le fait qu'elle parlait et riait normalement. Didi et d'autres reçurent de Bholanath la permission d'aller à Siddheshwari pour s'occuper d'elle. Mataji disait « Pourquoi soulevez-vous ce corps avec tant de précautions ? C'est un vrai sac de farine, vous pouvez le bousculer sans crainte. » Désespérée, Didi supplia Mataji : « Nous sommes incapables de nous occuper de votre corps dans ces conditions. Je vous en prie, guérissez. »

Une nuit, Mataji leva une main toute seule. C’était son premier mouvement depuis quatre ou cinq jours. Le lendemain, elle fit quelques pas et retrouva peu à peu l’usage de ses membres. Mais la fièvre persistait et des symptômes d'hydropisie et de dysenterie apparurent. Pourtant, elle était toujours aussi gaie. Bholanath se dit que si cette maladie continuait à lui plaire, jamais elle n'aurait le Kheyâla de retrouver la santé. Feignant l'impatience, il lui dit : « Quand on est malade, il n’y a pas lieu de se réjouir. Guéris maintenant. » Après ces, remontrances, Mataji eu vraiment L’air d'une malade. Elle ne bougeait pas et ne disait rien. And les fidèles lui demandaient de guérir, elle disait : « Quand vous venez, je ne vous demande pas de repartir. Pourquoi renverrais-je les maladies ? Elles partiront quand le moment sera venu. » La maladie prit en effet son temps pour la quitter et la fièvre persista longtemps après la disparition des autres symptômes.

Les fidèles voulaient installer définitivement la statue de Kâli et le feu du yajna à Ramna. Ils désiraient aussi agrandir l'ashram. En creusant des fondations on mit à jour plusieurs tombes dont certaines étaient dans un bon état de conservation. On déterra des squelettes, des cendres de feux sacrificiels et des lampes. On se souvint que Mataji avait dit que dans le passé, de nombreux ascètes avaient vécu à cet endroit, et pratiqué la sâdhanâ. Selon son Kheyâla on ne toucha pas aux tombes, et les bâtiments furent édifiés dessus.

En octobre 1929, Mataji et Bholanath vinrent à Ramna. Ils étaient malades tous les deux et restèrent au lit. Pendant quinze jours, Mataji ne quitta pratiquement pas sa chambre. Un matin, Bhâiji la persuada de venir se promener sur le terrain de polo. Cela provoqua une nouvelle attitude : elle se mit à faire trois ou quatre heures de marche chaque jour. Un matin, elle ne se leva pas du tout. Deux jours passèrent et Mataji demeurait immobile dans son lit. Bholanath ne comprenait pas. Il réunit les fidèles et on chanta un kîrtana toute la nuit. L'après-midi suivant, Mataji se leva et reprit peu à peu les activités de la vie quotidienne. Aux questions qu'on lui posait elle répondait : « Pour moi, cet état d'inertie est identique à l'activité , je ne ressens aucune différence. Alors qu'y a-t-il à expliquer ? »

Au cours de cette période, et sans rien y paraître, Mataji apporta un changement considérable dans la façon de vivre de Bholanath. Il n'était pas insensible à un certain confort matériel. Il couchait dans un lit moelleux alors que Mataji se contentait d'une couverture. Une nuit, elle le réveilla tandis qu'il reposait dans son confortable lit et exprima le kheyâla de s'y reposer. Privé de son lit, Bholanath dut rouler quelques habits en guise d'oreiller et utiliser la couverture de Mataji pour la nuit. Quelques jours plus tard, Mataji replia la literie élaborée de Bholanath, la fit ranger et prit une autre couverture pour elle-même.

Le renom de Mataji s'étendait chaque jour davantage. On venait discuter avec elle de problèmes personnels ou philosophiques. En 1929 se tint à Dacca le congrès philosophique indien. Plusieurs délégués vinrent voir Mataji et eurent avec elle une longue conversation. L'un d'eux lui demanda : « Si le caractère humain changeait et que l'égoïsme disparaisse, est-ce que le monde deviendrait parfait ? » Elle répondit aussitôt en souriant : « Mais il l'est déjà. » Les délégués comprirent qu'elle parlait du haut de son expérience, où tout est la parfaite expression de l'Etre parfait. Le docteur Mahendra Nath Sircar écrit à ce sujet : « Les délégués se réunirent chez Mâ. Un professeur de Wilson College dirigeait les débats qui durèrent trois heures. On posa toutes sortes de questions, philosophiques pour la plupart. Aussitôt Mataji y répondait, sans aucune hésitation, aucun temps de réflexion, aucun signe de nervosité. Ses réponses étaient directes et ne s'embarrassaient pas d’un langage métaphysique technique. » Il ajouta que tous les assistants furent impressionnés par « la profondeur de sa sagesse, l'aisance de son expression et la luminosité de son sourire. »

Au début de 1930 Mataji demanda à Bholanath de pratiquer la sâdhanâ à Siddheshwari. Atul ou quelqu'autre jeune brahmavharî passait la nuit avec lui. Sinon il était pratiquement seul. Comme à Tarapith, il parvint à une profonde concentration et restait assis pendant des heures dans la même posture.

C'est Bholanath qui planta le panchavati de Ramna. Un panchavati consiste généralement en un bosquet de cinq arbres, banyan, pipul, âmaloki, ashoka et bela. On le considère comme un lieu propice à la méditation et à la sâdhanâ. Bholanath avait reçu intérieurement les mantras nécessaires pour planter chacun des cinq arbres et se trouvait dans un état extatique au moment des cérémonies. Quand on déballa les jeunes plants, on s'aperçut que l'ashoka n'avait pas de motte de terre autour des racines. Quelqu'un remarqua: « Il ne reprendra sûrement pas. » A ces mots, Bholanath dit avec force : « Si, il reprendra ; il ne peut pas mourir. » Quelques jours plus tard, l'arbuste était complètement fané. Kamalakanta, dont la témérité lui valut souvent des réprimandes de Bholanath, le déracina et le jeta. Quand Bholanath revint à Ramna, il fut furieux de trouver son arbre déraciné. Il le remit en place en disant : « Il ne peut pas mourir ! ». Mataji se promena peu de temps après aux abords du panchavati. Elle dit : « Faites donc ceci : apportez un autre arbuste et plantez-le à côté de celui-là. » Aussi étrange que cela puisse paraître, ce traitement inédit redonna vie au premier arbuste et en quelques jours les deux ashokas se mirent à pousser.

En 1930 on célébra l'anniversaire de Mataji à Ramna et la pûjâ eut lieu au panchavatî. Peu de temps après Mataji dit un jour: « J'entends des pleurs monter de toutes les maisons. » Cette prophétie se réalisa bientôt : les révoltes communales de juin 1930 amenèrent le règne de la terreur. La ville fut soumise au couvre-feu et personne n'osait plus sortir. Seul Bhâiji venait chaque jour à l'ashram comme d'habitude.

 

 

XVI - LE CERCLE S’ÉLARGIT

 

En août 1930, Mataji et Bholanath, accompagnés de fidèles, partirent pour un périple dans l'Inde du Sud: Madras, Chidambaram; Sr gam, Kanchipuram, Madurai, Rameshvaram et Kanya Kumari où ils passèrent deux semaines, captivés par la beauté du temple de Devî Kur. Dans la soirée des jeunes filles appartenant aux familles des prêtres chantaient et dansaient dans le temple. Elles vinrent plusieurs fois à dharmasâlâ chanter pour Mataji. Elles se tenaient par la main et formaient une ronde autour d'elle. Quand Mataji fut sur le point de partir, les petites filles l'entourèrent et essayèrent de lui parler, mais la différence de langue était un obstacle insurmontable, et elles communiquèrent un moment par gestes.

Au temple de Kumarika, Shashanka Mohan eut une merveilleuse expérience. Un jour qu'il méditait dans le temple, il se sentit soudain poussé à ouvrir les yeux. Près de la porte d'entrée, il aperçut une belle jeune fille de petite taille. Dès qu'il la regarda elle se retira dans le sanctuaire intérieur. Il était très surpris car personne n'avait pénétré dans le temple. Quand elle fut près de la statue de la divinité, elle disparue. Shashanka Mohan était d'une nature méfiante et on ne sait pas exactement quelle signification il accorda à cet événement qu'il ne relate que plusieurs années après.

Après Kumarika, les pèlerins visitèrent Trivandrum, Mangalore, E bay et Dwarka. Mataji était vivement intéressée par les temples et les villes qu'ils traversaient. Elle observait les coutumes des diverses provinces et faisait remarquer à ses compagnons les particularités de l’architecture et des rites propres à chaque temple. Les gens étaient attirés par son rayonnement et, bien que ne parlant pas leur langue, elle n'éprouvait aucune difficulté à établir un contact avec eux. Dans ces lieux : nouveaux, elle se sentait vraiment chez elle. En octobre 1930 on célébra Durgâ-pûjâ à Vindhyachal dans un petit bâtiment acheté par Shashanka Mohan, situé au sommet de la colline Astabhuja. En cette occasion ce coin solitaire s'anima du son des conques et des cloches, des kîrtanas et des rires d'enfants.

Mataji se rendit ensuite dans divers endroits puis à Jamshedpur, ville industrielle dont les habitants n'étaient pas particulièrement attirés par la religion. Krishna Chandra, père de Jogishdada, organisa le séjour de Mataji qui débuta par un kîrtana. Beaucoup de ces gens n'en avaient jamais entendus. Le lendemain, la maison de Krishna Chandra grouillait de visiteurs. Les gens entourèrent et écoutèrent Mataji jusqu'à deux ou trois heures du matin. Quand Mataji partit pour Calcutta, les gens de Jamshedpur formèrent un groupe de chanteurs. Ils prirent l'habitude de se réunir chaque semaine chez l'un d'entre eux pour chanter des kîrtanas et parler de Mataji. Plus tard beaucoup demandèrent l'initiation à Bholanath.

. Environ six mois plus tard, Mataji retourna à Dacca. Elle reçut des nouvelles du quatrième frère de Bholanath, Kamir Kumar, par l'intermédiaire d'un disciple de Calcutta. Depuis plus de vingt ans tout le monde ignorait où il se trouvait. On savait qu'il s'était converti au Christianisme et qu'il était clergyman. Il avait entendu parler de Mataji et souhaitait connaître sa famille. Bholanath fut heureux de cette nouvelle et partit aussitôt pour Calcutta avec Mataji et Ashu. Le révérend Chakravarty et sa femme s'attachèrent à Mataji et vinrent à plusieurs reprises la voir à Dacca.

Le soir, à Ramma, Mataji se promenait dans les grandes prairies qui entouraient l'ashram. Parfois les hommes s'asseyaient dans l'herbe et discutaient philosophie avec elle. Un jour quelqu'un demanda : « Vous étiez allongée en samâdhi, de toute évidence en communion avec Dieu. A présent, il vous faut redescendre à notre niveau et nous parler pour notre bien. » - «  Êtes-vous donc tous séparés de Dieu ? », répondit Mataji en souriant, « Je ne vois ni ascension ni descente. Pour moi tout est égal. Seules les réactions physiques semblent différentes. »

Après les cérémonies d'anniversaire de 1931, Mataji partit pour Darjeeling et passa par Bajitpur. L'ancien cottage était toujours là, mais le toit et les murs s'effondraient. Didi emporta une poignée de terre prise à l'endroit où Mataji se tenait pendant la lîlâ de la sâdhanâ.

Après avoir visité plusieurs endroits, le groupe se rendit finalement à Puri pour assister à la fête annuelle de Ratha-yâtrâ. Quelques jours avant la fête, Mataji dit : « Une catastrophe se prépare. Essayez de faire quelque chose. » Bholanath en déduisit qu'un accident se produirait au moment où l'immense foule serait rassemblée et voulut quitter la ville. Mais ses compagnons, qui tenaient absolument à voir le Ratha-yâtrâ, l'en dissuadèrent. Le beau-frère de Didi avait laissé à Puri son fils aîné Santosh et sa fille Tarubala, car le garçon désirait rester avec le groupe de Mataji. Santosh était en effet sujet à des crises d'épilepsie. Une semaine s'écoula, un jour Santosh disparut. On se mit anxieusement à sa recherche. Finalement on retrouva son cadavre dans le puits qui était derrière la maison. Ce fut un choc terrible pour tout le monde. Seule Mataji restait tranquillement dans sa chambre.

Toute la journée elle continua à recevoir les visiteurs, ne donna aucun signe d'affectation. Tard dans la soirée, elle parla de Santosh avec Didi et Tarubala. Toute la nuit elle ne parla que de cela. Le lendemain à l'aube, elle se rendit jusqu'au puits et tenta de reconstituer les gestes de l’enfant. Il était pourtant assez intelligent pour ne pas s'approcher d’un tel endroit. Le mystère resta entier.

La famille de Jyotish Guha, de Calcutta, demanda à Mataji de l’accompagner à Bénarès. Quand elle arriva chez Nirmal Chandra, le beau-frère de Didi, c'était précisément le jour où l'on célébrait le srâddha de Santosh. Il reçut Mataji avec dignité : « Ma, je vous ai donné deux de mes enfants , je vois que vous en avez accueilli un. » Mataji le regarda et se mit à pleurer de façon touchante. La mère de Santosh qui elle aussi pleurait en silence, prit Mataji dans ses bras et essaya de la consoler.

Mataji passa deux semaines chez eux. On ne se serait pas cru da une maison en deuil. Les parents de Santosh étaient très occupés à veiller sur Mataji et la foule joyeuse qui l'entourait comme partout où elle allait. Un jour le père de l'enfant lui demanda : « Ma, pourquoi avez-vous pleurer: le premier jour ? ». Mataji répondit : « Parce que vous ne le faisiez pas, j'ai pleuré pour alléger votre fardeau. »

Mataji retourna à Vindhyachal. Un jour, depuis la véranda de l’ashram, elle aperçut des hommes qui escaladaient la colline. Ils devaient être en excursion car ils avaient des provisions avec eux. Arrivés au sommet de la colline, ils dissimulèrent leur panier dans les buissons et s'en allèrent. Mataji demanda à Didi d'aller chercher les provisions. A leur retour, ces gens se demandaient ce qui était arrivé à leur panier. Mataji envoya bientôt quelqu'un les inviter. Ils furent extrêmement heureux de cette façon inattendue d'avoir un darshana. L'un d'eux l'invita chez lui à Mirzapur. Avant de regagner Dacca, Mataji fit un court séjour à Ayodhya.

 

(1) Rites célébrés pour une âme défunte, treize jours après le décès.

 

Lentement, mais sûrement, Mataji changeait le mode de vie de Shashanka Mohan, Didi et beaucoup d'autres. Shashanka Mohan était pratiquement pensionnaire de l'ashram. Il se mit à pratiquer une sâdhanâ rigoureuse dont aurait été incapables de plus jeunes que lui. Il restait pendant huit ou dix heures en profonde méditation. Il était à la tête d'une grande famille, d'un clan pourrait-on dire. Tout en accomplissant ses obligations vis-à-vis d'eux, il se détacha peu à peu des contraintes familiales.

Mataji était constamment en déplacement: Cox's Bazar, Bénarès, Vindhyachal, Calcutta, Tarapith, Jamshedpur. Au début de 1932 elle revint à Dacca et passa quelques mois à Ramna. En avril elle alla à Calcutta, chez Kakababu, le frère chrétien de Bolanath. Le flot incessant de ceux qui se pressaient pour apercevoir Mataji ne lui laissait pas une seconde de repos. Kakababu et d'autres décidèrent de fixer des heures précises pour le darshana. A midi tout le monde fut prié de partir afin de laisser à Mataji quelques instants de détente. On lui proposa de s'installer à l'intérieur où il faisait frais. Le mois d'avril est en effet extrêmement chaud et au-dehors la température est difficilement supportable. Peu après Mataji se leva avec un air malicieux. Elle entra dans la chambre où les hommes faisaient la sieste et demanda à Kakababu de venir se promener avec elle. Il protesta : « Qu'est-ce que cela signifie ? J'ai renvoyé tout le monde pour que vous puissiez vous reposer, et vous voulez sortir dans cette fournaise ! De quoi aurais-je l'air ? » Mataji ne l'écoutait pas. Elle dit en souriant : « Ne savez-vous pas que mon cerveau est dérangé ? Je suis désolée de déranger aussi votre sieste. »

Chemin faisant Mataji s'arrêtait parfois dans des boutiques et marchandait. Elle arriva finalement chez Pashupati Babu dont la femme malade n'avait pu aller voir Mataji. Elle avait prié avec ferveur pour avoir son darshana, aussi quelle ne fut pas sa joie à l'arrivée de Mataji. Dans la soirée, Mataji retourna chez Kakababu. A 9 heures ce dernier pria à nouveau les gens de s'en aller. Il était résolu à assurer le repos de Mataji, du moins pendant la nuit. Mais c'était mal la connaître. Elle ne dormit pas et du coup, aucun de ses compagnons, ne put dormir. Les gens qui ont rencontré Mataji savent que personne ne peut s'arracher à sa présence à moins d'y être contraint. Kakababu protestait et elle se mit à le taquiner à la façon privilégiée d'une belle-soeur et d'une aînée. Le lendemain les fidèles apprirent de quelle façon Mataji s'était « reposée » dans la journée et la nuit précédente. Kakababu renonça finalement à cette tentative d'organisation.

Voici un incident significatif rapporté par Didi : la Femme de Kakababu, Kakima, une penjabi, était très fière de sa carrure athlétique et de sa force physique. Elle disait qu'elle mettait au défie toutes les bengalis. Au cours de compétitions amicales. elle battit Didi et les autres. Par jeu, Mataji lui attrapa le bras avec seulement trois doigts. Au grand amusement de tous, Kakima fut incapable de se libérer.

En quittant Calcutta, Mataji se rendit chez Atal Bihari. Le soir, elle fut invitée à un kîrtana chez un voisin. Atal Bihari resta chez lui. Au retour de Mataji, il était déjà au lit. Il se leva quand ses invités arrivèrent. Mataji dit : « C'est du joli ! Vos invités n'ont pas encore soupé et vous avez déjà pris votre repas et commencé votre nuit ! » Atal Bihari dit : « Une mère est satisfaite quand son fils a bien mangé et se repose. Mon repas devrait vous suffire ». Mataji répondit : « Très bien ! Mais n'oubliez pas ce que vous venez de dire. » Quand on amena à Mataji un repas léger, elle poussa le plat devant Atal en disant : « Si Atal mange, cela me suffit ; qu'il mange ceci. » Atal sourit et vida l'assiette. Mataji dit alors : « Je n'ai pas besoin de m'allonger, parce que le sommeil d'Atal sera mon sommeil. Atal répondit : « D'accord, vous pouvez veiller. Je vais me coucher. »

Le lendemain Mataji dit : « Le séjour d'Atal dans cette maison sera mon séjour. A présent allons ailleurs. » En compagnie de Didi, de la femme d'Atal et d'autres, Mataji se dirigea vers un temple voisin au bord de la rivière. Elle dit : « Préparez le repas de midi ici. » Après cela Mataji retourna chez son hôte. Il n'était pas dans sa nature de s'en aller après une victoire sur Atal Bihari. Elle était revenue pour apaiser son angoisse et ses remords d'avoir poussé le jeu trop loin. Mataji regagna Dacca quelques jours avant l'anniversaire de 1932.

 

 

XVII. ADIEU A DACCA (1932)

 

Les fêtes d'anniversaire se prolongèrent pendant 21 jours au cours desquelles kirtanas et cérémonies se succédaient sans interruption. Comme les années précédentes, les fidèles arrivèrent en foule à Dacca. En cette occasion une autre facette de la personnalité de Mataji se révéla. C'est elle qui suggéra comment organiser l'accueil des nombreux visiteurs, avec une sûreté infaillible, et comment les occuper utilement ; elle était partout à la fois. L'un des grands moments fut l'installation des divinités qu'on avait refaites en un alliage de huit métaux. Bholanath, suivant les instructions de Mataji, accomplit tous les rites nécessaires. Mataji recevait les offrandes de fleurs, sucreries, bijoux, argent, vêtements, qu'elle redistribuait aussitôt. Même des années après elle se souvenait du nom de celui qui avait fait tel ou tel cadeau. Didi et ses compagnes sont souvent bien embarrassées par cette montagne de cadeaux qui afflue partout où passe Mataji. Mais cette dernière n'est jamais en peine pour trouver à qui remettre un objet donné. Pour elle la valeur de l'objet n'entre pas en ligne de compte et chacun reçoit toute son attention.

Mataji était entourée 24 heures sur 24 par une foule de fidèles; et pourtant, elle trouvait moyen de donner des instructions détaillées aux brachmachâris de l'ashram au sujet de l'adoration des statues nouvellement installées et de l'entretien du feu sacré. La connaissance de ces rituels lui venait spontanément et son exactitude fut plus tard vérifiée quand Mataji entra en contact avec des pandits de Bénarès à l'époque du Mahâyajna. A chaque fois que l'occasion se présentait, chacun recevait des instructions personnelles sur sa vie spirituelle : cela se faisait tout naturellement, sans embarras ni cérémonial. Toutefois, ces conseils restaient confidentiels. Mataji disait : « Les efforts que vous faites en vue de votre progression spirituelle doivent rester soigneusement cachés. Veillez sur eux aussi soigneusement qu'un avare sur son trésor. Votre sâdhanâ n'a pas besoin de publicité ; c'est une affaire entre Dieu et vous. Ne négligez pas vos devoirs familiaux ou professionnels. Même si vos mains travaillent, personne ne peut vous empêcher de penser à Dieu. »

Quelques jours après les célébrations, Mataji alla rendre visite à de nombreux disciples et recueillit une grosse quantité de nourritture. Tous les fidèles furent invités à l’ashram. Elle se rendit aussi à Siddheswari et avant de partir, caressa la statue de Kâli et le pipal. Le soir, elle s'installa sur la véranda de l'ashram. Seuls quelques disciples étaient présents. Vers 23 h 30 elle se leva et dit doucement : « Maintenant je m’en vais ». Ces mots sonnèrent de façon désagréable aux oreilles de Biren frère de Didi. Il dit précipitamment : « C'est cela ; allez-vous reposer, il est tard. » Comme elle se taisait, ils s'inclinèrent tous devant elle et rentrèrent chez eux. Quand ils furent partis, Mataji demanda à Didi d'aller chercher Bholanath qui, fatigué était parti se coucher. Ils échangèrent quelques paroles, puis Bholanath sortit mettre ses vêtements de voyage. Entre temps, Mataji avait envoyé chercher Bhâiji, tandis qu'elle allait s'asseoir sous la panchavatî. On appela les Brahmachâris et elle leur parla quelques instants. Didi l'entendit soudain qui l'appelait par son nom, et accourut. Mataji lui dit : « Le courage est la vertu principale du sâdhakâ. Tu dois être courageuse. » A ces mots l'inquiétude de Didi fut à son comble. Mataji poursuivit : « Ne t'agite pas. J'ai déjà quitté Dacca souvent. Mais à chaque fois j'ai été obligée de revenir à cause de votre abattement à tous. Laissez-moi suivre mon kheyâla , c'est impossible vous dressez des obstacles devant moi. » Mataji continua sur le même ton demandant à Didi et aux autres de donner l'exemple. Mais on faisait la sourde oreille. Didi ne pouvait concevoir l'avenir sans Mataji, elle était folle de chagrin.

Suren qui avait travaillé tard à l'ashram, vint s'incliner devant Mataji avant de rentrer chez lui. Elle lui dit : « Tu pars ? Cette nuit je pars moi aussi ». Suren dit : « Où allez-vous ? Quand rentrerez-vous ? A ces deux questions Mataji répondit : « Rien n'est encore fixé. » Shashanka Mohan ne fut pas surpris de cette soudaine décision. Habituellement, quand elle quittait Dacca, Mataji disait : « Je vais faire un tour », ou bien «  je reviendrai quand vous aurez envie de me voir », ou employait des formules de ce genre. Mais cette fois elle ne parla pas de retour. Tous ceux de l'ashram étaient à présent autour d'elle. Bhâiji arriva. Mataji lui dit : « Cette nuit, tu vas partir avec nous. » Comme il ne répondait rien, elle demanda : « Et bien, serait-ce impossible ? » Nous ne savons pas ce qui se passa dans la tête de Bhâiji à cet instant, mais tout le monde sentit qu'on lui demandait de prendre la décision la plus importante de sa vie. Il répondit calmement : « Je vais d'abord repasser chez moi prendre l'argent. » « non », dit Mataji, « prend ce que ces gens pourront te donner. »

Bhâiji ne dit rien et se dirigea seul vers le temple. Mataji fit prévenir ses parents. Didima vint seule car son père était mécontent de sa soudaine décision. Selon son habitude, Mataji se prosterna aux pieds de sa mère, puis sortir de l'ashram. Accompagnée d'un petit groupe, elle marcha jusqu'à la gare. C'est ainsi que le Mardi 2 Juin 1932 ; Mataji, en compagnie de Bholanath et de Bhâiji, quitta définitivement Dacca.

Mataji se compare parfois à un oiseau qui prend son vol et se pose où cela lui plaît. Elle avait eu le kheyâla d'aller où bon lui semblerait. Voyageant sans but précis à travers l'Inde du Nord, ils atteignirent finalement Dhera-Dun et élurent résidence dans un temple de Shiva en ruines ,au village voisin de Raipur. Ce temple appartenait à un homme du pays qui avait une certaine notoriété. Mais il n'avait plus les moyens de l'entretenir et l'avait laissé envahir par les broussailles, les serpents et les scorpions. Il n'y avait ni eau, ni électricité.

Ils vécurent en ascètes, Bholanath s'occupa de sa propre sâdhanâ, tandis que Mataji restait assise ou se promenait seule. Bhâiji allait au village chercher de l'eau et du froment, parfois quelques légumes, et c'était là toute leur nourriture. Les villageois supposaient que Bholanath était un sannyâsi qui avait renoncé au monde et dont la femme , n'ayant pu se résoudre à rester seule, l'avait suivi dans cet endroit désolé. Quant à Bhâiji, ce devait être le serviteur; ses manières réservées et ses habits grossiers donnaient quelque crédit à cette supposition. Au bout d'un certain temps, ils durent revoir leur opinion, ils apprirent par le receveur des postes que Bhâiji recevait un courrier abondant et important, car il portait le sceau du gouvernement. La curiosité les incita à leur rendre visite et ils eurent quelques renseignements sur Mataji qui connaissait un peu le Hindi. Ils prirent l'habitude de venir la voir et de lui parler. Peu à peu, les gens de Dehra-Dun, empruntant la route solitaire de Raipur, vinrent pour le darshan de Sri Anandamayee. Pour tous, celle qu'on appelait « Ma » à Dacca allait devenir « MATAJI ». Elle répondit aux questions des nouveaux venus. Ce qu'elle leur disait ne différait guère de ce qu'elle avait énoncé jusqu'ici :

Une relation éternelle existe entre Dieu et l'homme, mais au cours de son jeu, elle semble parfois brisée. En vérité, il n'en est pas ainsi, car cette relation est de toute éternité.

L'environnement peut avoir sur l'homme une influence décisive. Choisissez donc la compagnie des sages et des saints. Croire signifie croire en son propre MOI. Ne pas croire signifie prendre le non-MOI pour le MOI.

La lumière du monde va et vient ; elle est instable. La lumière éternelle ne s'éteint jamais. C'est par elle que vous contemplez la lumière extérieure. Tout ce que vous voyez dans l'univers est dû à cette grande lumière au-dedans de vous, et c'est uniquement parce que la Connaissance Suprême se trouve cachée dans les profondeurs de votre être qu'il vous est possible d'acquérir des connaissances.

En vérité le monde tout entier est vôtre, vous appartient. Mais vous le percevez comme une chose séparée. Le connaître comme étant vôtre procure un grand bonheur. Mais l'idée de séparation est cause de souffrance.

Quand la prière n'est pas l'expression spontanée de votre coeur, demandez-vous : « pourquoi est-ce que je prends plaisir dans les choses transitoires du monde ? » Si vous recherchez avec passion un objet ou une personne particulière, marquez un temps d'arrêt et dites-vous : «Attention te voilà fasciné ! » Et pourtant, y a-t-il un endroit où Dieu n'est pas ? La vie de famille peut aussi vous conduire dans Sa direction, pourvu que vous l'acceptiez comme telle. Vécue dans cet esprit, c'est une aide dans la marche vers la Réalisation.

Si vous aspirez au renom ou à la situation sociale, Dieu vous l'accordera, mais vous resterez insatisfaits. Le royaume de Dieu est un tout, tant que vous n'en avez pas hérité dans sa totalité, vous ne pouvez pas vous estimer satisfaits.

Le devoir suprême de l'homme, c'est d'entreprendre la recherche de son Etre véritable ; que ce soit par le chemin de la dévotion où le « JE se perd dans le TOI », ou par le chemin de la dévotion où l'on cherche le « JE » véritable, c'est toujours LUI qu'on trouve dans le TOI comme dans le JE.