Swami Vijayânanda :

Les derniers jours

 

 

Par Vigyânânand (Jacques Vigne)

 

         Beaucoup d'entre vous ont sans doute déjà appris que Swami Vijayânanda avait quitté son corps dans la sérénité le lundi de Pâques 5 avril à 17 h 10.

     Il avait fait tous les satsang très normalement jusqu'à la veille dimanche soir inclus, malgré le fait que son souffle devenait de plus en plus court et sa voix de plus en plus difficile à percevoir. Avant, en s'approchant de son oreille, on pouvait l'entendre, mais depuis une semaine ou deux, cela devenait plus difficile car sa respiration était de plus en plus courte.

    Le jeu de Mâ est vraiment étonnant : au moment même où je commençais les premières lignes de ce message pour donner les détails de la manière dont Vijayânanda s’est ‘fondu dans le Brahman’ (brahma-lin, dit-on en sanskrit et hindi pour le départ d’un sage), je reçois un coup de téléphone d’un jeune Swami d’origine israélienne relié à Bhaskarânanda et qui m'annonce qu'il a quitté son corps le matin du jeudi 8 à 4h55 à l'ashram de Bhimpura, sur les bords de la Narmada au Goujarat. Il avait 94 ans et trois mois selon le compte indien, c'est-à-dire 93 et trois mois selon le compte occidental, donc deux ans et deux mois de moins que Swami Vijayânanda. Ils étaient arrivés à la même époque auprès de Mâ Anandamayî, et en étaient tous les deux très proches. Mâ avait confié à Bhaskarânanda la charge de donner l’initiation en son nom. Quand ils s'asseyaient ensemble, ce qui arrivait de temps en temps dans la cour de l'ashram de Kankhal lors des célébrations, ils ne manifestaient pas de grandes émotions, mais on sentait qu’ils avaient un lien profond et communiaient dans une joie paisible et spontanée. Le fait que Swami Bhaskarânanda se soit ‘fondu dans le Brahman’ simplement deux jours et demi après Swami Vijayânanda alors qu'ils se connaissaient depuis 60 ans auprès de Mâ est une bonne preuve de leur lien. On peut supposer qu’il a entendu, lorsqu’il était conscient, que Swami Vijayânanda avait quitté son corps, et que cela l’a décidé à se détacher du sien aussi.

        Bhaskarânanda était appareillé avec un pacemaker qui a cessé de fonctionner le 1er février. Il a été juste après cette date la plupart du temps en coma. Le 19 février, on l’a ramené de l'hôpital pour lui permettre de quitter son corps à l'ashram de Bhimpura.  Il était sous ventilateur et avec une nutrition par tube dans l'estomac. Il avait une trachéotomie, mais de retour à l'ashram, il a appris à respirer sans le ventilateur. Les périodes où il était conscient augmentaient de jour en jour. Il pouvait répondre d'un signe de tête signifiant oui ou non aux questions. De plus, en certaines occasions, il bénissait les gens en tenant leur tête et en souriant.

      Cela est touchant du point de vue symbolique, car on peut l’interpréter comme le symbole de ce qu'il avait fait toute sa vie, c'est-à-dire donner de son énergie au service de Mâ, et donner, au nom de Mâ. Nous parlerons davantage de Swami Bhaskarânanda dans le prochain numéro du ‘Jay Mâ’.

    Pour en revenir à Vijayânanda, nous pouvons déjà raconter les grandes étapes de sa vie : né le 26 novembre 1914 au début de la guerre mondiale dans l'Est de la France, il était le fils du grand rabbin de Metz, il était destiné à devenir lui-même rabbin. Il était très pieux comme enfant, mais à l'adolescence, il a lu les philosophes et s'est écarté de l'idée d'un Dieu unique créateur et tout-puissant. Il a choisi la branche de la médecine, et il a eu un premier enseignant spirituel influencé par le bouddhisme à Paris même. Fin 1950, il est venu pour deux mois de vacances au Sri Lanka et en Inde, dans le but de trouver son gourou, de demander des instructions et de revenir pratiquer en France en continuant son métier de médecin généraliste près de Marseille, dans le sud du pays. Il espérait rencontrer Râmana Maharshi et Shri Aurobindo, mais les deux venaient de quitter leur corps quand il est arrivé à Colombo en décembre 1950. Finalement,  il a  rencontré     à Bénarès le 2 février 1951, lui a demandé s'il pouvait venir habiter quelques jours dans son ashram, et Mâ lui a dit oui. Depuis cette époque, il a toujours vécu dans les ashrams de Mâ, c'est-à-dire durant plus de 59 ans. Pendant les premiers 19 mois, il est resté tout le temps avec Mâ, sauf pendant une journée. Ensuite, il a demeuré à Bénarès, et vers 1954, Mâ lui a demandé de rester un an à Almora sans la voir. Après cela, il est revenu à Bénarès jusqu'en 1962, puis est monté de nouveau à Almora pendant un an, et il a vécu ensuite sept ou huit ans jusqu'en 1970 à l'ermitage de Dhaulchina en pleine montagne. Là-haut, il a écrit peut-être pendant une heure par jour, pendant la première année, son livre Sur les traces des yogis, sinon il se consacrait à méditer et marcher dans la montagne. Mâ lui a installé une chambre à l'ashram de Kankhal, sur la terrasse du bâtiment des sadhous, en 1976. Elle lui a dit : «Yahan baito » "Assied-toi là !". Effectivement, il n'a pas laissé cette chambre pendant 34 ans à part peut-être un mois en tout d’hospitalisation à Delhi, et c'est là qu'il a quitté son corps le 5 avril 2010.

     À Kankhal, quand je l'ai rencontré en avril 1985 et que j'ai passé trois mois et trois semaines en habitant en face de l'ashram, il sortait très peu, restait 5-10 minutes après la poujâ du soir, et remontait immédiatement dans sa chambre. Progressivement, il s'est mis à recevoir davantage les gens, en particulier les occidentaux dont Mâ lui avait demandé de se charger. Il est devenu plus actif dans ce sens quand Atmânanda a quitté son corps, c’est-à-dire à partir d’octobre 1985.

     Nous pouvons maintenant évoquer ce qui s'était passé depuis quelques mois. À Noël, il avait eu une forte grippe qui l'avait handicapé, et il avait manqué le satsang pendant quelques jours. Cependant, il l’avait repris comme d'habitude jusqu'au dimanche 4 avril au soir, qui aura été son dernier rendez-vous avec les fidèles. Mâ lui avait demandé de s’occuper des occidentaux, et il le faisait comme un seva, un service désintéressé. On peut mentionner en passant que cela me touche, car c'était la date de mon anniversaire. Nous avions 51 ans de différence. Grâce à la Kumbha-Mela où j’étais présent depuis début février, j’ai pu avoir les deux derniers mois de satsangs de Swamiji pratiquement continûment, à part quelques jours dont les quatre derniers. Le dimanche soir, nous étions à Rishikesh avec le dernier groupe à avoir passé 5 jours avec Vijayânanda à Kankhal. Nous avons participé à l’arati des bords du Gange à Paramarth Niketan en présence du Dalaïlama. Pour beaucoup des membres du groupe, c’était la première fois qu’ils rencontraient le Dalaïlama en personne, et ils ont été impressionnés.

     Le lundi matin, Izou qui était proche de lui depuis plus de vingt ans est montée dans sa chambre car il n'était pas bien. Il se tournait et retournait sur son lit en cherchant une position qui ne soit pas trop douloureuse, mais il ne la trouvait pas. Il avait une forte douleur dans la nuque, à l'arrière de la tête, dans la poitrine aussi. Il a vomi plusieurs fois. On a appelé un médecin indien du village, qui a parlé de gastro-entérite, et a proposé des médicaments. Vijayânanda ne les a pas pris, car il a bien vu que le diagnostic était erroné. En fait, il s’agissait très probablement des signes d'une hypertension intracrânienne avec un début d'engagement de la base du cerveau dans le canal rachidien : ceci induit une compression des centres respiratoires qui rend la respiration de plus en plus faible, et mène à une issue fatale. Cela était probablement dû chez Swamiji à sa déformation majeure de la nuque par l’arthrose et les tassements vertébraux comprimant la moelle épinière et ayant déjà entraîné une paralysie des membres inférieurs quand il s’agissait de faire plus que quelques pas. En fait, depuis plusieurs mois, on sentait son souffle de plus en plus court, ce qui fait qu'il parlait faiblement aux satsangs et comme nous l’avons dit, depuis peut-être deux ou trois semaines, il avait vraiment du mal à finir des phrases un peu longues. Auparavant, on pouvait comprendre ce qu'il disait en s'approchant très proche de sa bouche, mais depuis récemment, il y avait certaines fois où même dans ces conditions, on devait avouer qu'on n’entendait pas ce qu'il disait. Ceci m’avait amené à dire vers fin mars à mon voisin ermite à Dhaulchina, Swami Nirgunânanda, et à un autre ami au téléphone, que Swamiji semblait ne plus en avoir pour longtemps à rester dans sa dépouille mortelle.

      Vers midi le lundi, sa respiration est devenue encore plus difficile, cependant, il pouvait communiquer avec l’entourage, et même se lever pour aller aux toilettes. À cinq heures, la respiration est devenue encore plus laborieuse, Gonzague était près de lui et Izou était en train d'appeler l'avion ambulance qu'ils avaient préparé pour le ramener d'urgence à Delhi, car il devenait évident que le diagnostic vital était en jeu. Izou est montée dans sa chambre, l’a veillé et au bout de 10 minutes il a rendu l'âme. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'il lui avait prédit qu’elle serait présente au moment où il partirait, alors que normalement la règle interdit strictement aux femmes de monter dans le sadhou kutir  réservé aux ascètes hommes. Il a quitté son corps dans sa position habituelle de méditation, adossé à des coussins avec les mains jointes et les jambes plutôt étendues devant lui, car il avait depuis plusieurs années du mal à les croiser. Il était toujours encourageant pour l’entourage. Quand Narayan est revenu des examens de fin d’année qu’il passait ce jour là, Vijayânanda a été très heureux de le revoir. Il s’est exclamé « Voilà Narayan ! » et lui a demandé avec beaucoup d’intérêt comment s’étaient déroulées les épreuves. Narayan ne se rendait pas compte qu’il était, en fait, à l’agonie et qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre. Izou, ainsi que Sonia à distance à partir de Delhi, s’étaient démenées pour affréter un avion ambulance afin de transférer Swamiji dans la capitale. Il a exprimé son appréciation pour leurs efforts en s’exclamant : « C’est formidable ! ». Cela a été pratiquement sa dernière parole, il s’est éteint peu après, Izou a pu ainsi prévenir l’avion qui était déjà sur la piste pour décoller et annuler sa venue. C’était mieux ainsi, Vijayânanda vivait depuis 34 ans dans cette chambre où Mâ l’avait installé en lui disant « yahan baito ! » « Assieds-toi là ! », et effectivement, il y est mort assis, après des décennies de sadhâna intense.

      Il est certainement signifiant de relever le fait qu’au moment où Swamiji quittait son corps à Kankhal, notre groupe de Français redescendait juste du pèlerinage de Surkanda dévi à 3000m dans l’Himalaya. Parmi les 52 pèlerinages à la déesse qui représentent 52 parties du corps de la Mahâdévi disséminées sur la terre de « Mère-l’Inde », celui-ci correspond au plus élevé, au  ‘bulbe, kanda, de la tête, sur,’. Cela évoque donc cette zone où l’âme quitte le corps.

      Swamiji disait souvent que le rôle d'un gourou, ce n'est pas de donner un enseignement intellectuel, mais de transmettre une énergie. C'est ce qu'il faisait à sa manière par de multiples canaux parfois très directs, mais le plus souvent subtils. Ceux qui ont passé quelques temps à Kankhal, en particulier depuis un an, peuvent en témoigner de façon personnelle. Lui-même ne manquait pas d'énergie, depuis plusieurs mois il dormait très peu. Malgré cela, il était présent très régulièrement aux satsangs et n'hésitait pas à donner de son temps. Quand il voyait qu'il y avait des questions importantes pour les gens et une demande intense pour être davantage avec lui, il pouvait même dépasser les deux heures habituelles, malgré son grand âge et l'ablation de sa prostate qui  faisait qu'il devait aller souvent uriner. Il ne se plaignait pas de sa santé. C’est pour cela que nous avons certainement sous-estimé l’imminence de son départ. Quand on lui demandait comment il allait, il ne pouvait pas mentir en disant qu’il allait bien, alors il répondait ‘comme d’habitude !’.  Il ne prenait pratiquement pas de médicaments. Il avait souvent dit que vivre très vieux n'était pas forcément une bénédiction, mais pouvait être une malédiction. Il entendait sans doute par là que le handicap était  un poids pour soi-même et pour les autres. Narayan, le neveu de Pushparaj qui a été élevé à l’ahram d’Almora, s’est occupé de Swamiji quotidiennement pendant les deux ou trois dernières années, tout en faisant ses études. Son départ est donc pour lui un grand changement, et c’est d’autant plus beau de voir à quel point il est resté tranquille tout en aidant beaucoup, pour tout ce qu’il y avait à faire durant ces derniers jours. On peut voir là l’influence directe et stabilisante de Swamiji au-delà de ces changements, au fond superficiels, de la vie et de la mort.

     Une manière spéciale dont Vijayânanda transmettait l'énergie se manifestait quand on lui demandait de bénir quelque chose. Si c'était un chapelet, il le prenait dans les mains, commençait à le réciter, si c'était un livre il le feuilletait un peu. Dans le cas d’une photo de Mâ, il commentait brièvement ce que le visage avait de particulier en la tenant dans la main, et si c'était un tapis de méditation, il le posait en général sur sa tête avant de le mettre sur celle de la personne qui lui demandait la bénédiction. Le 21 février, le satsang a été empli d’une énergie peu ordinaire : la Fédération italienne de yoga est venue avec son président, E. Selvanizza et son épouse Antonietta.  Celle-ci est disciple de Swami Chidânanda, qui a été jusqu’à sa mort le successeur de Shivânanda  à la tête de la Divine Life Society, et qui était aussi proche de Mâ Anandamayî. Le groupe était constitué de plus de 60 personnes, et on aurait pu avoir quelques appréhensions étant donné la voix faible de Swamijî et le fait qu'il persistait à vouloir faire le satsang au moment le plus bruyant de la journée, lors de la poujâ dans le temple de Mâ, avec les haut-parleurs qui sont régulièrement à plein volume. Cependant, il y a eu beaucoup de questions, et comme je répétais ce que disait Swamiji très fort, avec bien entendu la traduction  d'Antonietta, le groupe a pu suivre aisément ce qui se disait, poser ses questions et avoir des réponses adéquates. De plus, Vijayânanda a offert à chacun des membres du groupe, pour la plupart professeurs de yoga, un petit tapis de méditation fabriqué par les ashrams de Gandhi. Comme il n'y avait plus de questions durant cette période, chacun était plus sensible à la vibration de l’instant même, et on peut dire qu’il s'est agi d’un moment magique. Vijayânanda prenait tout son temps, gardait souvent plus longtemps le tapis sur sa tête, ou sur celle de la personne à laquelle il l’offrait. C'était la dernière soirée de ce grand groupe dans la région d'Hardwar/Rishikesh, on peut dire qu'ils sont repartis avec ‘quelque chose’, non seulement le tapis de méditation, mais aussi et surtout une énergie aussi subtile que pénétrante. La Kumbha-Mela est faite pour rencontrer des sages, et ces italiens s'étaient entretenus avec l'un d'entre eux en la personne de Vijayânanda. Même si on ne peut sonder pleinement son niveau, on reçoit de lui directement de l’amour, c’est l’expérience d’un grand nombre parmi ceux qui sont venus le visiter.

    Celui-ci ne manquait pas d’attirer notre attention sur l'énergie de la Kumbha-Mela qui se déroulait tout autour. Il recommandait d'aller aux bains rituels, et de rencontrer en particulier les ascètes nâgas. Ceux-ci, malgré leur affection particulière pour le haschisch (souvent) et leurs batailles rangées contre d’autres sadhous (de temps en temps), sont malgré tout un exemple de renoncement avec leur nudité et leur mode de vie simple. Aux alentours du grand bain du 30 mars, qui était dédié à Hanuman, le dieu du service et de la dévotion, Vijayânanada disait qu'il sentait sa présence tout particulièrement. Depuis deux mois, la région de Kankhal et de l’ashram qui donne directement sur le sud des camps vishnouïtes (bairagis) raisonnait des noms de Sita et Râm jour et nuit. Plusieurs ashrams avaient organisé des chants de mantras continus. J'ai veillé pendant deux nuits Swamijî dans sa chambre, et il est certain que ce Gange du nom de Dieu répété perpétuellement m'a soutenu, baigné et purifié dans ma méditation. La première nuit, j’ai eu des petites vagues d'émotions qui sont remontées assez fréquemment sous formes de début de larmes, mais qui ne duraient pas. La seconde nuit a été beaucoup plus paisible, avec le processus de deuil qui se faisait finalement assez rapidement, au moins pour les premières couches du mental. Ce qui fait le plus de peine quand on se retrouve face au corps de la personne qui a été la plus importante pour vous pendant 25 ans, c’est de réaliser tout ce qu’on aurait pu, ou dû faire et qu’on n’a pas fait. En cela, c’est proche de la psychologie du deuil des personnes chères en général. Pendant presque 70 heures, je n'ai dormi que trois heures, mais l'énergie était là et m'a soutenu pour m'occuper de toutes sortes de choses pratiques pendant la journée et méditer dans la chambre de Vijayânanda pendant la nuit. Durant toute cette période Izou, Gonzague, Pushparaj, Narayan et Dinesh ont été particulièrement engagés pour faire ce qu’il y avait à faire, la famille d’Izou aussi a tout lâché pour être là au moment des derniers rituels.

   J’ai souvent pensé en ces jours qui ont suivi le départ de Swamijî à l'histoire de la fin d'un grand maître zen qui s’était absorbé en lui-même en position de lotus, et dont la respiration s’était arrêtée. Les disciples s’étaient mis à se lamenter en geignant : « Notre maître est mort, comme c’est triste, qu’allons nous faire livrés seuls à nous-mêmes ? » Là-dessus, le maître s'était réveillé et il s'était exclamé : « Vous n'avez rien compris ! Nous allons organiser un grand banquet  pour nous réjouir ensemble !» C’est ce qu'ils firent, et c’est seulement ensuite que le  maître s’endormit pour de bon.

 

Quels rituels funéraires pour Vijayânanda ?

 

      Depuis très longtemps, nous avons entendu Vijayânanda nous mentionner qu’un jour, Mâ lui avait demandé ce qu'il voulait qu'on fasse de son corps après son décès. Il avait répondu : « Qu'on le jette n'importe où, je m’en moque complètement !» Mâ a sursauté, s'est redressée, et lui a dit : « Le corps que tu as a fait tant de pratiques intenses, (tapasya), qu’il ne doit pas être jeté comme cela ! » On peut raisonnablement interpréter ces paroles en disant qu’il ne fallait pas mettre le corps de Swamijî dans le Gange comme on le fait d'habitude pour les sannyâsis, mais qu’il était préférable d’établir un samâdhi, un tombeau en bonne et due forme. Il y a sept ou huit ans, un vieil ami de Vijayânanda s'était mis dans la tête d’acheter un terrain où l’on pourrait lui construire un samâdhi. Mais celui-ci n'était pas intéressé pour être installé dans ce qui deviendrait un petit temple avec rituel matin et soir, il voulait que la dévotion des gens reste centrée sur le grand samâdhi de Mâ Anandamayî. Cependant, il a suggéré en réponse aux demandes répétées, qu’on pourrait mettre sa tombe dans le jardin de Pushparaj, mais sans rituel quotidien, afin que cela soit plus facile à gérer et que justement l’endroit n’ait pas l’air d’un samâdhi. Il disait durant ces derniers mois que Pushparâj avait été un moine dans une vie antérieure, et qu’il revenait progressivement à ce type de vie. Depuis plusieurs mois, il couchait dans la chambre de Swamiji aux pieds de son lit pour l’accompagner dès qu’il allait à la toilette, car celui-ci était tombé plusieurs fois à ces occasions. En fait, depuis l'âge de cinq ans, Pushpâraj a été éduqué dans les ashrams de Mâ, et sa maison actuelle où il accueille généreusement les fidèles de Mâ, en particulier les occidentaux de passage, est donc considérée davantage comme une partie de l’ashram plutôt que comme une maison de famille au sens restreint du terme. Cette suggestion orale de Swamiji a été acceptée le mardi 6 au soir par le comité de l’ashram et par Panuda, le président en charge de la Sangha, qui connaît Vijayânanda depuis 60 ans. Il y a eu, certes, quelques réticences d'une partie de l'ashram. Qui plus est, les gens conservateurs dans le village et les sadhous liés à l'organisation du temple de Daksha, la Mahanirvanî Akhara, ainsi qu’un   groupe de pandas (prêtres de pèlerinage) de Kankhal, se sont opposés à ce projet et ont lancé une agitation, en fait, déplacée. Quand nous avons appris cela le 7 au matin, nous avons eu une réunion avec un envoyé spécial du chef de la police d'Hardwar, avec Panuda le président effectif de la sangha et avec Debuda le secrétaire général, ainsi qu’avec Izou et Gonzague, et avec Swami Atmananda, un disciple francophone de Chandra Swami vivant à Rishikesh. Vijayânanda avait laissé à ces deux derniers un document écrit leur confiant la responsabilité de disposer de son corps comme il leur semblait juste après son décès. Il n’a pas mis par écrit ses suggestions à propos de la tombe chez Pushparaj, car probablement cela aurait été trop se mettre en avant et il ne le voulait pas. Il faut se souvenir que ni le mari de Mâ, Bholonath, ni sa mère Didi Mâ ni son assistante de toujours Didi n’ont eu de samâdhi. Même pour Mâ en août 1982, les disciples étaient prêts à mettre son corps au Gange, et c’est le chef de la Mahânirvâni Akhara de Kankhal qui a insisté et pris sur lui d’établir un samâdhi. Nous avons bien eu conscience que ce n’était pas du tout du genre de Vijayânanda de créer un gros conflit avec l’environnement villageois. Nous avons décidé que la meilleure manière de respecter cette intention de Mâ, à propos de la conservation du corps, était de le rapatrier en France. Il y avait certes la possibilité théorique d'enterrer provisoirement le corps dans un jardin quelque part en trouvant un autre endroit à distance d'Hardwar et de ses prêtres psychorigides afin d’y construire tranquillement un samâdhi pour Vijayânanda. Nous avons même pensé à Dhaulchina et à cette région du Koumaon où il a passé 17 ans. Mais la question de l'entretien du samâdhi se serait posée, et nous avons décidé finalement le rapatriement sur Paris. Ce sera en fait une bénédiction pour les Français d’avoir le corps de ce grand sage proche d’eux. Pour les indiens, cela ne changera guère par rapport à un jal samâdhi (mise au Gange), puisque de toutes façons le corps n’aurait plus été là. Je ne connais qu’un seul autre exemple de sage dans la tradition de l’Inde qui ait un samâdhi en France, il s’agit de Ranjit Mahâraj, qui a eu le même gourou que Nisargadatta Mahâraj. Il a quitté son corps en 2001, et sa disciple de longue date Laurence Le Douaré lui a construit un samâdhi contenant une partie de ses cendres dans le beau jardin de sa maison dominant la baie de Douarnenez près de Brest.

   Sonia Barbry vient depuis une dizaine d’années de temps à autre à Kankhal. Alors qu’elle finissait Sciences-Pô à Paris, elle avait demandé à Vijayânanda s’il sentait que la carrière diplomatique serait bonne pour elle qui aimait beaucoup l’Inde, et Swamiji l’avait vivement encouragée dans ce sens. Elle est maintenant conseillère politique à l’Ambassade de France à Delhi. Elle est venue visiter la Kumbha-Mela du 27 au 31 mars, pour elle-même, mais aussi afin de rédiger un « télégramme », c’est-à-dire un rapport pour le Ministère des Affaires Etrangères sur ce grand évènement de l’Inde. Elle a senti que Swamiji voulait lui dire au revoir quand il lui a demandé de venir pour deux entretiens privés, y compris le dernier jour, juste avant qu’elle ne prenne le train de retour pour Delhi. Quelques jours plus tard, elle a beaucoup aidé pour organiser un secours d’urgence juste avant le décès, puis après pour les formalités et l’organisation du rapatriement du corps sur la France. Il se trouve que c’est elle qui a signé l’acte de décès au nom de la République française. Qu’elle soit remerciée pour son service à Vijayânanda. Les Français qui veulent être tenus au courant de la date du lieu de la cérémonie d’inhumation peuvent envoyer leurs coordonnées à Geneviève (Mahâjyoti), koevoetsg@wanadoo.fr, 04 93 44 63 82, qui fera le lien.

 

 

Vijayânanda savait-il qu'il allait quitter son corps ?

 

     Sandrine 0ubrier a passé 15 mois pratiquement continus  à l'ashram de Kankhal, et était présente à quasiment tous les derniers satsangs de Swamiji. Elle rapporte que deux fois depuis un an, des visiteurs ont dit à Vijayânanda qu’ils allaient revenir à la Kumbha-Mela, et que celui-ci a répondu qu’il était bien possible qu’il n’y soit pas. Devant leur étonnement, il a « rattrapé » les choses en disant que peut-être, il ne descendrait plus de sa chambre pour le satsang. Par ailleurs, d’autres voyageurs, alors que cela n'était pas dans leur programme en Inde, ont décidé de venir voir Vijayânanda.

     Quand Izou est arrivée à Kankhal le 28 mars, après avoir enterré son propre père le 19, Vijayânanda lui a demandé de ne pas partir. Elle a donc pris son billet de retour simplement pour après le bain du 14 avril, le dernier de la Kumbha-Mela. Le père d’Izou était né à un mois de distance de Vijayânanda en 1914, et il avait été dans le même régiment que lui sans le connaître pendant la campagne de mai 1940.

    Signalons qu’un autre grand Swami de Mâ, Shivanânanda, est parti dans le sillage de Vijayânanda quatre jours après lui, le vendredi 9 avril au matin. Il avait été hospitalisé deux jours plus tôt. Ce que je sens, c’est que l’atmosphère chargée spirituellement de la Kumbha-Mela de Kankhal s’intensifie de jour en  jour à l’approche du grand bain du 14 avril, Mesh Sankranti, qui marque la fin d’un cycle de 12 ans et le début d’un autre. Ceux qui estiment qu’ils ont effectué assez de cycles sur cette terre ont tendance à choisir cette période de bon augure pour quitter leur corps.

    Il faut signaler que malgré tout, Vijayânanda s’est préoccupé le matin de son dernier jour des papiers de renouvellement annuel de son visa. Peut-être se disait-il que c’était de toutes manières de son devoir de le faire.

    De multiples façons, Vijayânanda se détachait d’un tas de choses et préparait les gens à son départ. Avant, il demandait souvent aux visiteurs quand ils partaient de revenir plus tard, mais les derniers temps, il le disait beaucoup moins. Il nous a souvent répété ce qui avait été une de ses dernières rencontres privées avec Mâ, dans le hall de l'ashram de Kankhal. Elle lui avait dit en montrant son corps : « Ceci n'est qu'un vêtement, je suis omniprésente ! » Il conclut en disant qu’il y avait cru.

    Vijayânanda aimait aussi citer un poète transcendantaliste du XIXe siècle, peut-être Emerson, qui expliquait que pour celui qui était avancé spirituellement, la mort devenait une éventualité risible. Swamijî donnait l'image que les corps étaient comme les feuilles d'automne qui se détachaient de l’arbre, mais que le Soi était l'arbre lui-même et restait au fond identique en toute saison. Il n'était pas pour la dramatisation de la mort, et disait qu'en fait, il n'y avait que deux possibilités : ou bien on était croyant, et on se fondait alors dans la lumière spirituelle, ou bien on ne l'était pas, et à ce moment-là on s'endormait. Il n'y avait pas de quoi faire un grand drame de cela, ni de gagner sa vie en parlant de la mort à longueur de temps et en en devenant ‘spécialiste’. Il faisait remarquer que ce qui faisait peur dans le grand passage était aussi la perspective de souffrances infinies. Mais ces soi-disant souffrances infinies, pouvaient soit être calmées par des médicaments, soit au maximum pouvaient provoquer un évanouissement ou le décès lui-même, et n’étaient donc pas si infinies que cela. De manière plus générale, la façon simple dont Vijayânanda considérait la mort me rappelait souvent la phrase de Montaigne dans ses Essais : « Chaque jour nous rapproche de la mort, et le dernier y arrive ».

    Nous allons rassembler les notes des satsangs de Vijayânanda dans cette dernière période, et nous vous l'enverrons − sans doute en plusieurs phases. Pour finir, citons une histoire que Vijayânanda racontait souvent. On peut la comprendre à propos de ces nombreux visiteurs qui sont venus le voir, mais qui, pour une raison ou une autre, ne pouvaient pas passer beaucoup de temps avec lui. Ils ne l’ont rencontré qu’en un temps bref. Cela ne signifie pas qu'ils n'aient pas pu recevoir beaucoup de lui. Cette histoire donc parle du pouvoir de la compagnie des sages.

     « Kabîr habitait à Bénarès au XVe siècle. Il était d'humble condition et se promenait habillé comme un pauvre. Un jour, un homme riche, au caractère plutôt violent et méchant, I'interpella, le prenant pour un porteur: « Eh, toi, viens par ici, j'ai besoin de toi pour porter mes chargements ! » Kabîr accepte, mais le riche lui dit: « Dis moi d'abord combien tu demanderas ! - Comme vous voulez ! - Vous tous, les porteurs, vous dites cela, mais à la fin vous demandez le double du prix ! - La question n'est pas si importante, dit Kabîr, car dans vingt minutes vous allez mourir, mais quand vous verrez les anges de la mort et qu'ils vous laisseront le choix d'avoir d'abord une journée de paradis avant des siècles en enfer, saisissez l'occasion ! - Comment cela ! Porte d'abord mes affaires jusqu'à chez moi, et là-bas tu verras, à la raclée que je vais te donner que je ne suis pas mort ! » Arrivé devant sa maison, le riche tombe raide mort. Les anges de Yama viennent le prendre, font les comptes de ses mauvaises actions sur le Grand Livre; mais elles étaient tellement nombreuses qu'ils se sont dit: « Celui-là, il est bon pour l'enfer ! » Par acquis de conscience, ils jettent un coup d'œil à la page de droite du livre et voient que le riche a passé vingt minutes avec le grand sage Kabîr. Grâce à cela, ils lui laissent le choix d'aller : d'abord une journée au paradis, ou d'abord en enfer. Le riche se souvient du conseil de Kabîr et choisit d'aller d'abord une journée au paradis. Là il rencontre Kabîr qui lui enseigne le târaka mantra (le mantra qui sauve), et quand les messagers de Yama viennent le chercher, ils ne peuvent plus rien contre lui. »

 

 

    Lançons pour finir un appel : ceux qui désireraient témoigner  par quelques anecdotes, ou par des paroles qui sont restées gravées dans leur mémoire au sujet de leur contact avec Vijayânanda, sont vraiment invités à le faire. Nous mettrons les témoignages sur Internet, probablement sur le site anandamayi.org., et ferons une sélection pour le ‘Jay Mâ’.  Pas besoin d’être écrivain pour cela, il faut simplement le sentir au fond de soi. Cela aidera à enraciner le souvenir et la présence de Swamiji dans la propre conscience de celui qui écrit et dans celle des autres personnes qui le liront.  

 

 

Vigyânânand, Kankhal, Delhi, 8-11 avril 2010